Prise de parole - Interview

« Nous devons réussir à construire les réseaux du futur comme un bien commun »

Sébastien Soriano, président de l'Arcep, répond aux questions de la Gazette des communes (2/2)

Publication de l'intégralité de l'interview avec l'autorisation de la Gazette des communes

Le président de l'Arcep, évoque le déploiement de la 5G et les engagements de l'Arcep sur l'empreinte écologique du numérique et des réseaux télécoms dans une interview à la Gazette des communes (2/2).

Au début du mois d’avril s’est tenu le rendez-vous Territoires connectés de l’Arcep, dans une version « visio-conférence » limitée par la crise sanitaire. L’Arcep a profité de cet événement pour dévoiler quelques nouveaux outils et répondre aux inquiétudes des élus et agents territoriaux sur l’aménagement numérique.

Sébastien Soriano, président de l’Arcep évoque le développement de la 5G et l’empreinte environnementale du numérique, après nous avoir répondu sur l’aménagement numérique et les conséquences de la crise sanitaire sur le déploiement de la fibre et du mobile.

Avec la crise, les enchères pour la 5G ont été repoussées. On a vu que des personnes avaient brûlé des antennes 5G au Royaume-Uni, faisant vraisemblablement un lien entre celles-ci et le développement du coronavirus… On a vu aussi des réticences en France… Comment prendre ces réactions ? Où en est le développement de la 5G en France ?

Il faut faire attention à ne pas se braquer dans une posture de techno-sachant, ni mépriser l’angoisse qui s’exprime. Celle-ci a pour objet la 5G, mais c’est une sorte de totem, d’exutoire vis-à-vis de la technologie. Ces interrogations me paraissent légitimes. Pendant des années, la technologie a été synonyme de progrès qui a permis l’enrichissement de l’ensemble de la nation. Ensuite, elle a apporté du confort, de la qualité de vie, du divertissement et de la facilité de vie aux Français. Mais ce qu’on ressent depuis quelques années, c’est un retournement : la technologie peut-être vue aujourd’hui comme une menace.

C’est une idée qui n’est pas absurde et qu’il faut écouter. Il y a par exemple un risque si la technologie n’est développée que par les grandes firmes. Il y a des risques sur les usages numériques : qu’ils deviennent intrusifs, addictifs, qu’ils nous manipulent.
J’ai pris des positions assez avancées, à titre personnel, sur les géants de la tech, et je pense qu’il est devenu indispensable de les réguler et de les contrôler. Les réseaux télécoms ne sont sans doute pas le plus important facteur de risque pour les citoyens. Mais ils sont ancrés dans les territoires, ils sont la rencontre de la technologie et de l’environnement immédiat de nos concitoyens. Vous pouvez avoir l’impression de pouvoir arrêter la 5G, en bloquant l’implantation d’une antenne, alors que l’on se sent totalement impuissant face à l’avancée de l’intelligence artificielle par exemple.
Les gens qui brûlent une antenne 5G montrent aussi qu’ils ne sont pas d’accord avec la course technologique, bien au-delà de la 5G elle-même. Bien entendu je condamne les actes de vandalisme, mais nous devons entendre les inquiétudes qui les motivent.

Notre stratégie à l’Arcep, c’est d’accompagner la modernisation et la montée en puissance des réseaux mobiles, et donc d’avancer sur la 5G – avec une enchère en deuxième quinzaine de juillet ou au début du mois de septembre – mais de mener en parallèle une discussion extrêmement poussée avec les parties prenantes pour que la 5G et les réseaux du futur se développent vraiment dans l’intérêt des gens. Il y a bien sûr la question de l’enjeu sanitaire, qui n’est pas de notre responsabilité puisque le contrôle de l’exposition aux ondes dépend de l’Agence nationale des fréquences et que l’Anses poursuit ses études au sujet de l’impact sanitaire. Mais il y a aussi des nouvelles problématiques que nous avons voulu mettre au-dessus de la pile, et notamment la problématique environnementale.

Jusqu’à présent on se disait que la technologie était meilleure, notamment parce qu’elle évite des trajets. Mais avec le réchauffement climatique et l’augmentation de l’empreinte environnementale, notamment énergétique, du secteur numérique, il est important de nous assurer que le secteur s’inscrit dans une modération environnementale. Il faut s’y mettre concrètement et en sortant des postures. Les acteurs environnementaux ont un rôle d’alerte et de sensibilisation précieux. Je salue la capacité qu’ils ont eu de mettre ces sujets à l’agenda.

Quand je vois des hashtags #stop5G, je réponds plutôt #parlons5G : construisons ensemble la 5G qui respecte l’environnement et respecte la souveraineté. On est dans des moments d’après-crise où on a besoin de construire en collectif. L’Arcep a montré qu’elle pouvait le faire par le passé sur d’autres enjeux. On voudrait entendre tout le monde pour construire des réseaux du futur qui respectent nos valeurs.

Quelle stratégie allez-vous mettre en œuvre pour cela ? Quels outils existent ?

D’abord, il faut faire attention de ne pas se focaliser sur la 5G, qui n’est qu’un élément d’une évolution globale des réseaux mobiles. Ceux-ci vont devenir plus virtuels, c’est ce qu’on appelle la softwarisation, et cela va s’accompagner de plusieurs éléments, par exemple le edge cloud. Les grands serveurs, assistés de mini-serveurs pourront être distribués à l’échelle des territoires, les données seront hébergées au plus près des antennes et des utilisateurs. Le réseau pourra aussi supporter plusieurs types d’usages, grâce au network slicing, notamment professionnels ou de ville intelligente, et accompagner le développement de l’Internet des objets. En redistribuant intelligemment ces éléments, la 5G permettra de les faire discuter de manière efficace, à la fois en terme de gestion des infrastructures, mais aussi des dépenses énergétiques.

Par ailleurs, les antennes vont devenir des antennes actives : il sera possible de limiter les émissions aux zones nécessaires. Je suis persuadé que nous pouvons créer des conditions pour que les réseaux mobiles évoluent dans le respect de l’environnement.

Pour bien appréhender toutes ces dimensions, il y a un préalable indispensable, c’est de disposer de meilleures données sur la situation actuelle et les enjeux futurs. L’Arcep a ajouté un volet environnemental à son outil de collecte d’informations auprès des opérateurs télécoms. L’idée est d’avoir des données précises sur chaque opérateur, des réseaux jusqu’à la box, sur le fixe comme sur le mobile. Nous disposerons de premières informations à l’automne.

Ensuite, on va développer des bonnes pratiques avec les opérateurs. Dans certaines zones, les opérateurs peuvent couper des fréquences pendant la nuit… Nous allons aussi vérifier si certaines de nos propres obligations réglementaires n’auraient pas des effets pervers en obligeant les opérateurs à des consommations d’énergie inutiles. Nous avons également des discussions avec l’ADEME en vue d’une coopération plus poussée.

Pour revenir à la question de l’angoisse technologique qui se manifeste à travers la 5G, je pense que nous sommes tous au pied du mur et que face à ce sentiment, nous devons réussir à construire les réseaux du futur comme un bien commun, et au-delà, le numérique comme un bien commun. Nous aurons pour cela besoin que les responsables politiques votent des directives européennes et des lois nationales, autant de leviers qui permettent de contraindre les grandes firmes lorsque c’est nécessaire. Nous prenons notre part en tant que régulateur, mais il faut que les politiques aussi prennent leur part, en nous donnant les instruments pour agir.

Aujourd’hui l’Arcep régule les télécoms, mais les opérateurs sont loin d’être les seuls producteurs d’énergie dans le numérique. Des questions aigües se posent sur les terminaux. Quand on voit, par exemple, qu’Apple refuse de se soumettre à un standard de chargeur, ou qu’ils poussent à l’obsolescence programmée en modifiant un programme de gestion de la batterie… Depuis deux ans, nous proposons d’étendre certains aspects de la régulation des télécoms aux terminaux et à leurs systèmes d’exploitation (OS). Il y a des outils de régulation qui pourraient être actionnés à tous les niveaux de la chaîne, ce n’est qu’une question de volonté.

On a vu que certains acteurs avaient limité la qualité des vidéos pour alléger le réseau pendant la période de confinement. Ces bonnes pratiques seraient également efficaces pour réduire la facture énergétique. Que peut-on attendre de ce côté ?

Je tiens à rappeler que l’Arcep n’a pas de pouvoir de régulation des OTT [over the top, ou service par contournement comme Netflix, ndlr]. Ce qu’il ne faut pas oublier c’est qu’en matière de numérique, ce qui tire la consommation, ce sont les usages. A la fin de la journée, l’utilisateur n’est pas intéressé par un téléphone ou un opérateur télécom, mais par un film en streaming, ou un jeu vidéo en réseau.

Nous publions chaque année le podium des consommations internet : quelques acteurs représentent plus de la moitié du débit circulant. Et il n’existe aucune responsabilité de ces acteurs vis-à-vis de la chaîne aval. Je suis contre la régulation d’Internet, mais en revanche, il me semblerait légitime que l’on puisse responsabiliser quelques grands OTT pour qu’ils veillent à une sobriété énergétique tout le long de la chaîne.

Les quelques OTT qui représentent chacun plus de 5% du trafic ne sont-ils pas structurants pour le dimensionnement et l’activité du réseau, pour la taille et les fonctions des terminaux ? Ils ont une responsabilité. Et pour l’instant, cette responsabilité ne correspond à aucun devoir. Certes, ils ont leur propre logique d’optimisation et ils ont intérêt à réduire leurs propres dépenses énergétiques qui sont un poste de charge, mais ils induisent aussi un impact énergétique sur l’ensemble de la chaîne.

Propos recueillis par Alexandre Léchenet et Romain Mazon

 

L'intégralité de l'interview sur le site de la Gazettte des communes (article réservé aux abonnés)