Prise de parole - Interview

« Les opérateurs ont pris des engagements et il faudra bien juger de leur respect »

Sébastien Soriano, président de l'Arcep, répond aux questions de La Gazette des Communes (1/2)

Publication de l'intégralité de l'interview avec l'autorisation de la Gazette des communes

Sébastien Soriano, le président de l'Arcep, évoque la crise sanitaire et ses conséquences pour le déploiement de la fibre et rappelle aux opérateurs leurs engagements concernant le mobile dans une interview à la Gazette des communes que nous publions en deux volets.

Au début du mois d’avril s’est tenu le rendez-vous Territoires connectés de l’Arcep, dans une version «visio-conférence» imposée par la crise sanitaire. L’Arcep a profité de cet événement pour dévoiler quelques nouveaux outils et répondre aux inquiétudes des élus et agents territoriaux sur l’aménagement numérique.

Nous revenons dessus avec Sébastien Soriano, président de l’Arcep, ainsi que sur les conséquences de la crise sur l’aménagement numérique du territoire dans la première partie d’une longue interview. Il reviendra, dans une seconde partie que nous publierons lundi 4 mai, sur le développement de la 5G et l’empreinte environnementale du numérique.

La période actuelle, entre télétravail, école à la maison et loisirs numériques a montré l’importance d’un débit important sur l’ensemble du territoire. Où en est-on du plan Très Haut Débit (THD) ? Infranum, qui réunit les professionnels de la filière, propose de revoir l’objectif de la fibre à 100%, qu’en pensez-vous ?

Ce qu’il y a de sûr, c’est que la crise a montré avec beaucoup d’acuité la profondeur des fractures numériques. Qu’elles soient territoriales, sociales ou d’usages. Des enseignants ont perdu un tiers de leur classe en passant au numérique ; des personnes âgées étaient déconnectées du monde extérieur. A l’intérieur de ces fractures, il faut faire attention à un effet d’optique : la crise met l’accent sur l’internet fixe, mais il ne faut pas oublier le mobile.

Faut-il aller à 100% de fibre ? C’est une direction qui nous paraît pertinente, et nous serons prêts à accompagner le gouvernement s’il veut étendre le plan France THD. Nous avions déjà rendu un avis dans ce sens dans une réponse à un rapport de la Cour des Comptes fin 2016 sur le plan France THD : il est possible d’aller jusqu’au bout.

Il y a évidemment une crainte d’avoir des coûts très élevés dans les territoires les plus ruraux, mais il faut aussi penser à l’outil industriel, qui a sa courbe d’apprentissage. Celui que le plan a permis de mettre en place est très efficace, puisqu’il a produit 4,8 millions de lignes en 2019. Maintenant qu’il est en place, il peut y avoir une logique de le faire aller jusqu’au bout. C’est une question de temps et d’écosystème, pas seulement d’argent.

Est-ce qu’il y a des obstacles au niveau réglementaire ? Quel serait le surcoût ?

Aujourd’hui, il n’y a pas d’obstacle au niveau réglementaire. Ce qu’il faudrait principalement, ce sont des discussions avec les opérateurs et les collectivités locales pour définir un cadre. Est-ce qu’il y a une volonté de remettre de l’argent public ? Est-ce que des RIP commanderaient des nouvelles tranches ? Dans d’autres situations, les opérateurs privés souhaiteraient-ils s’engager dans des AMEL ?

C’est du côté du gouvernement que ces discussions doivent être initiées. Du côté de l’Arcep, la régulation est déjà largement pensée pour une généralisation et elle va être complétée dans les prochains mois. Nous sommes en train mettre à jour nos décisions de régulation des réseaux fixes, dont les nouvelles moutures seront adoptées d’ici à la fin de l’année.

Nous nous tenons à la disposition du gouvernement pour réaliser des chiffrages. A l’automne 2019, le débat avait eu lieu pour la réouverture du guichet de subvention du Plan France THD et les chiffres avancés par les associations de collectivités étaient de l’ordre de 600 millions d’euros de la part de l’Etat. En sachant que les collectivités mettent également une partie de l’argent, bien sûr.

La Gazette a montré, à partir des données que l’Arcep publie, que certaines villes de Seine-Saint-Denis en zones très denses étaient peu fibrées. Comment l’expliquer ?

C’est toujours difficile de se prononcer sur une situation particulière. En revanche, ce que nous souhaitons faire, c’est mettre cartes sur table. Nous avons créé un nouvel outil qui s’appelle « Ma connexion Internet » et qui permet à chacun de se faire une idée claire de la situation.

D’un côté le grand public peut savoir, à son adresse physique, quels sont les opérateurs qui peuvent lui fournir un accès Internet, toutes technologies confondues et quelles performances en attendre.

De l’autre, nous proposons un outil d’analyse statistique, au niveau communal, départemental et régional, pour voir l’avancée de différents chantiers. Nous croyons à la régulation par la donnée : en rendant une information pertinente, accessible à tous, nous permettons à chacun de s’approprier les sujets.

Au-delà des situations particulières, nous sommes très vigilants à ce que les engagements de déploiement de la fibre pris par les opérateurs soient tenus dans leur ensemble, de manière macroscopique. Ces engagements sont juridiquement contraignants et contrôlés par l’Arcep.

Localement, certaines collectivités peuvent aussi mettre en place dans le cadre de conventions locales des dispositifs de suivi des chantiers beaucoup plus fins, notamment dans les zones AMEL. C’est complémentaire.

Justement, l’objectif macroscopique, ne risque-t-il pas de faire des déçus ? En zone AMII, l’objectif de 92% privera peut-être des communes entières de fibre…

Par rapport à un objectif de 100%, nous entendons bien qu’il n’y ait pas de déçu, puisque 100% c’est 100%. Par rapport à l’objectif de 92%, nous demandons à ce que la dispersion géographique ne soit pas trop importante.

Par ailleurs, et nous l’avons dit à plusieurs reprises, nous souhaitons que les opérateurs mettent en place des offres de «raccordables à la demande», c’est à dire qu’à l’échéance, les 8% de consommateurs qui ne sont pas raccordables à la fibre puissent demander à l’être dans les six mois. Sur le papier, cette offre est prévue. Mais il faut qu’il y ait un opérateur commercial qui la propose. C’est un élément qui doit faire partie de la discussion avec les opérateurs.

Plus généralement, la crise va-t-elle provoquer des retards dans le déploiement de la fibre ?

Concernant la fibre, on est dans un projet de déploiement d’une nouvelle infrastructure, qui sera structurante pour plusieurs décennies. C’est un chantier qui a commencé il y a plus de dix ans. L’électrification des campagnes a duré très longtemps et l’arrivée du téléphone ne s’est pas faite en un jour ; la fibre est un chantier de longue haleine.

Notre ambition sur le sujet, c’est de faire en sorte que le chantier puisse se remettre sur ses rails le plus vite possible. Les opérateurs ont un rôle clé à jouer en la matière, pour soutenir le tissu de PME et de sous-traitants. C’est pourquoi j’ai solennellement appelé les opérateurs à se montrer responsables lors d’une audition au Sénat.

Il y a beaucoup d’acteurs mobilisés sur le terrain. Je salue Infranum, la filière, les opérateurs et les collectivités locales qui sont engagés pour sa réussite. Pendant le confinement, il y a eu un effort important de la part d’opérateurs pour garder un minimum d’activité, y compris de petits opérateurs.

C’est très positif et il faut le souligner. Je constate aussi qu’Orange joue bien son rôle de locomotive du secteur, en appui et en dialogue avec les sous-traitants et l’ensemble de la filière.

Pour autant, les opérateurs ont pris des engagements sur la fibre en zone AMII et il faudra bien juger de leur respect. Compte tenu du retard induit par la crise, il y a deux options. La première : les engagements sont modifiés, et dans ce cas l’Arcep sera amenée à émettre un avis sur la pertinence du nouveau calendrier. Le risque de cette approche, c’est quelle décourage les opérateurs les plus volontaires à accélérer la reprise des travaux.

L’autre option, c’est que les engagements restent identiques, mais que l’Arcep prenne en compte les difficultés rencontrées pendant la crise et apprécie les efforts faits pour maintenir et redémarrer le déploiement, puis prenne acte d’un nouveau calendrier pertinent proposé par l’opérateur, ou sinon en redéfinisse un. Dans ce cas, le retard pris ne sera pas sanctionné s’il est légitime.
Cela permet une appréciation au cas par cas. Cette deuxième approche, nous avons la capacité juridique de le faire et nous sommes disposés à la mettre en œuvre dans la plus large concertation, avec le gouvernement, les opérateurs, les collectivités locales et les industriels.

Vous suivez également le sujet des points de mutualisation. Pourquoi ?

Les points de mutualisation en armoire de rue retiennent notre attention depuis plusieurs mois. En effet, nous y constatons des dégradations qui induisent des difficultés d’exploitation et peuvent affecter le service aux abonnés. Nous avons mis en place un groupe de travail avec les opérateurs sur ce sujet. Les interventions dans les armoires sont partagées. Elles appartiennent à des opérateurs d’infrastructures, mais les opérateurs commerciaux y interviennent via des sous-traitants. Dans le schéma actuel, il peut y avoir une dilution de responsabilité si on n’y prend garde.

L’opérateur d’infrastructure est responsable de l’intégrité du réseau. On va donc faire en sorte que l’opérateur d’infrastructure soit vigilant, renforce ses contrôles et les réalise de manière plus avancée. Les opérateurs se sont mis d’accord pour remettre régulièrement en conformité les armoires de rue. Les opérateurs travaillent, sous notre égide, à faire évoluer les contrats et processus. Un mécanisme d’escalade est en cours de mise en place qui pourra aller jusqu’à l’exclusion d’un sous-traitant si celui-ci travaille mal, via une procédure de mise en demeure.

Qu’en est-il du déploiement du mobile ? Faut-il s’attendre à des retards ?

Le mobile, c’est une autre affaire que la fibre. On en entend moins parler pendant le confinement, mais dès qu’on va ressortir, on se reposera cette question cruciale. L’accès mobile est le premier accès à Internet en temps normal.

Contrairement à la fibre, qui est un chantier au long cours, le New Deal mobile est une réaction rapide qui est attendue du secteur télécom face à la couverture mobile encore insuffisante du territoire. Ce déploiement doit continuer ou sinon repartir extrêmement rapidement.

L’Etat a accepté des contreparties importantes en renouvelant les fréquences dans des conditions raisonnables à l’occasion de ce New Deal. Il aurait pu faire des enchères juteuses pour les fréquences, il ne l’a pas fait. Donc il y a une responsabilité particulière du côté des opérateurs à déployer le réseau. Certains observateurs ont eu l’impression que ces réattributions de fréquences étaient un « cadeau » fait aux opérateurs : cela ne doit pas être le cas et l’Arcep s’en portera garante.

Je voudrais qu’on sorte des postures selon lesquelles le régulateur serait un maitre d’école de la Troisième République relevant les copies et qui taperait sur les doigts des élèves lorsque les résultats ne seraient pas au rendez-vous. A fortiori, nous ne sommes pas dans une logique suspicieuse à l’égard des opérateurs. Ils gèrent le réseau et le déploient. C’est leur métier.
Le régulateur, lui, régule. La mission de l’Arcep, et le ministre Julien Denormandie a bien insisté dessus lors de la conclusion du New Deal, c’est d’être gardien de ces obligations. Et un gardien vigilant, non pas parce que nous soupçonnons les opérateurs, mais parce que les fréquences sont la propriété de la nation. Nous devons faire attention à ce que le pacte soit respecté.

Propos recueillis par Alexandre Léchenet et Romain Mazon

 

L'intégralité de l'interview sur le site de la Gazettte des communes (article réservé aux abonnés)