Prise de parole - Interview

Le régulateur veut "secouer le cocotier" sur le marché des entreprises

Une interview de Sébastien Soriano, président de l'Arcep, pour le journal La Tribune

LA TRIBUNE - Depuis votre arrivée à la tête de l'Arcep, il y a deux ans et demi, vous mettez un point d'honneur à ouvrir le marché des télécoms d'entreprise à la concurrence, et en finir avec le monopole d'Orange. Où en êtes-vous ?

SEBASTIEN SORIANO - Le marché des entreprises est une de nos principales priorités. Si la concurrence est bien installée sur le marché grand public, ce n'est effectivement pas du tout le cas sur le marché des télécoms professionnelles. Nous avons vraiment la volonté de faire bouger les lignes, de secouer le cocotier, et d'ouvrir très fortement le jeu. Notre stratégie repose sur le déploiement du FTTH [Fibre to the home, pour fibre jusqu'au logement, NDLR] dans tout le pays. Nous avons aujourd'hui une opportunité de faire de la fibre pour entreprises un marché de masse, et en particulier auprès des TPE et des PME, qui sont notre cœur de cible. L'enjeu au final c'est de favoriser la transformation numérique des entreprises et donc la compétitivité de l'économie française.

Comment allez-vous vous y prendre ?

Ce que l'on constate, c'est que les patrons de TPE et de PME ne changent pas facilement d'abonnement et d'opérateur. Le prix et une meilleure connectivité ne suffisent pas à provoquer une telle décision. Le plus souvent, les TPE et les PME décident de migrer vers la fibre lorsqu'elles font leur " révolution digitale ". C'est notamment le cas lorsqu'elles souhaitent accéder à de nouveaux services numériques - comme l'hébergement des données à distances, où l'accès à des applications de gestion dans le cloud - qui nécessitent une connectivité bien supérieure à l'ADSL. C'est pourquoi nous sommes convaincus que la fibre peut constituer le cheval de Troie du développement de la concurrence des télécoms d'entreprises.

D'après vous, il ne suffit donc pas de baisser le prix de la fibre pour que les entreprises s'y convertissent ?

Evidemment, tous les chefs d'entreprise veulent la meilleure connectivité au meilleur prix. Mais nous craignons que ce ne soit pas un argument suffisant. Ce qui peut les faire bouger, c'est, une fois encore, l'adoption de nouveaux services numériques et outils digitaux. Il n'y a que la fibre, aujourd'hui, qui permette cette transition, car seul le FTTH permet d'apporter à une large échelle une qualité de service suffisante à un prix abordable.

Quelle est votre stratégie de régulation ?

Notre premier objectif, c'est d'élargir la gamme des offres auxquelles les entreprises ont accès.
Aujourd'hui les télécoms d'entreprise sont constituées par un important " bas de marché ". Celui-ci compte entre 2 et 3 millions de clients, essentiellement en ADSL, avec des offres autour de 50 euros par mois. Le problème, c'est que ces abonnements n'offrent pas une qualité suffisante. Ils ne comprennent pas de garantie de temps de rétablissement. Cela signifie qu'en cas de problème sur le réseau, les entreprises peuvent parfois attendre très longtemps avant de retrouver leur connexion. Cela, beaucoup de sociétés ne peuvent pas se le permettre... Ensuite, il existe un " milieu de marché ", assez étroit, qui représente environ 500.000 accès. Commercialisés entre 100 et 200 euros par mois, ces abonnements disposent de garanties de temps de rétablissement. Mais en revanche, leur débit est limité car il ne s'agit que d'offres SDSL [sur le réseau cuivré, NDLR]. En clair, il n'existe pas d'offre de fibre adaptée à ce milieu de marché. Enfin, il y a le " marché du luxe ", celui de la fibre dédiée [du sur-mesure, NDLR], avec 90.000 accès. On retrouve ici essentiellement des grandes entreprises et les grosses PME industrielles, qui ont les moyens de débourser entre 500 et 1.000 euros par mois pour une qualité de service maximale.

Dans ce paysage, à l'Arcep, nous souhaitons clairement favoriser le développement d'offres de fibre pour ce bas et milieu de marché. Voilà pourquoi notre première décision, c'est d'imposer à Orange, partout où il déploie le FTTH, de proposer une offre de gros avec en option une qualité de service augmentée. Ces offres comprendront une garantie de temps de rétablissement de dix heures (heures ouvrées). Concrètement, tous les opérateurs pourront commercialiser cette nouvelle option. Sachant que cette offre de gros sera accessible d'ici la fin de l'année aux opérateurs qui co-investissent avec Orange dans la fibre [c'est-à-dire les grands opérateurs, comme Bouygues Telecom ou SFR, NDLR].

Mais que faites-vous pour les petits opérateurs alternatifs, qui n'ont pas, comme Orange ou SFR, les moyens d'investir des milliards d'euros dans les infrastructures ?

A ce sujet, notre vision du marché des entreprises, c'est justement qu'il doit vivre avec un paysage concurrentiel différent que celui du marché grand public. En d'autres termes, nous sommes persuadés qu'il n'est pas condamné à se concentrer autour d'une poignée d'opérateurs verticalement intégrés [propriétaires de leurs réseaux, NDLR]. Il y a, au contraire, de la place pour une diversité d'acteurs innovant par les services ou d'opérateurs locaux capables de fournir des offres de proximité. Mais pour faire vivre cette multitude de petits acteurs, encore faut-il qu'ils aient accès à un marché de gros sur la fibre.

Comment allez-vous faire émerger ce marché ?

Notre ambition est de créer un marché national et concurrentiel d'offres de gros " activées " [soit des offres de fibre disponibles sans avoir à déployer de coûteux équipements le long des réseaux, NDLR]. Or aujourd'hui, seuls deux acteurs, Orange et SFR, ont la possibilité d'être présent sur ce marché, et ils n'ont pas forcément intérêt à le développer. Pour faire émerger durablement ce marché, nous voulons permettre à de nouveaux acteurs de s'y faire une place. Certains, à l'instar de Kosc ou de Bouygues Telecom, nous ont déjà fait des marques d'intérêt, parfois très prononcées. Pour les accompagner, nous allons imposer à Orange de leur fournir une offre de gros, à prix régulé, leur permettant de vendre de la connectivité à tous les petits opérateurs alternatifs intéressés.

Vous auriez aussi pu, comme le souhaitaient beaucoup de petits opérateurs alternatifs, imposer à Orange de lancer une offre activée sur le marché de gros pour leurs permettre de se développer. Pourquoi n'avez-vous pas retenu cette solution ?

Parce que cela aurait été une erreur stratégique, une solution de facilité à très courte vue, qui aurait encore conforté la domination d'Orange. Contrairement à certaines idées reçues, beaucoup préfèrent le monopole. C'est tellement plus facile d'acheter chez Orange ! Si nous imposions à Orange une offre de gros activée, tous les opérateurs s'approvisionneraient chez lui. Et en cas de problème, ils n'auraient qu'à faire appel au régulateur ! Mais l'ennui, c'est qu'en procédant de la sorte, il est impossible de développer, comme nous le souhaitons, la concurrence sur ce marché de gros, qui est la meilleure garantie d'avoir un marché de détail dynamique. Pour casser le quasi-monopole d'Orange dans les télécoms d'entreprise, il faut agir sur le long terme. Cela implique qu'il y ait une pluralité d'acteurs d'infrastructures qui soient des offreurs sur ce marché de gros.

Reste que les petits opérateurs craignent de se faire tailler des croupières par Orange, SFR ou Bouygues Telecom dans la fibre le temps qu'une vraie concurrence émerge sur ce marché de gros…

Beaucoup de petits opérateurs affirment qu'ils sont souvent coincés lorsqu'Orange commercialise des offres de fibre qu'ils ne sont pas en mesure de proposer… Nous avons entendu ce message. C'est pour répondre à cette urgence que, dans le même temps, nous imposons à l'opérateur historique la revente de ses offres fibre basées sur l'infrastructure FTTH à la concurrence. De cette façon, ils auront les moyens de marquer Orange à la culotte partout où il est présent. Mais j'insiste : cette option de revente n'est pas la panacée. De fait, les opérateurs qui y recourent ne pourront pas beaucoup se différencier. C'est pour cela que nous pensons qu'ils auront intérêt à s'approvisionner sur le marché de gros concurrentiel que nous souhaitons voir émerger.

Côté prix, la fibre sera-t-elle vraiment plus abordable pour les entreprises ?

Avec cette régulation, on crée les conditions pour que des offres de fibre de qualité soient disponibles de manière massive autour de 100 euros par mois. Cela représente une division par cinq par rapport aux tarifs souvent pratiqués pour la fibre dédiée…

Quand ces mesures prendront-elles effet ?

Concernant la création d'une offre de gros avec garantie de temps de rétablissement sur le réseau FTTH d'Orange, elle sera disponible d'ici la fin de l'année. Comme elle est totalement nouvelle par rapport à ce qui existe sur le marché, nous l'évaluerons pour savoir si elle correspond bien à nos attentes. Les acteurs intéressés pour fournir une offre de gros activée pourront s'appuyer sur le réseau d'Orange dès le 1er janvier. Sachant qu'un accès généralisé à ses infrastructures doit être effectif au 1er mars au plus tard. Le calendrier est en principe le même pour la revente des offres en fibre d'Orange. Voilà pourquoi, à l'Arcep, nous espérons un printemps du marché entreprise " l'année prochaine.

A quelle vitesse, d'après vous, les entreprises se convertiront-elles à la fibre ?

A ce sujet, franchement, je n'ai pas de boule de cristal. Il y a quelques territoires pionniers où la fibre pour entreprises est bien développée mais il est difficile de généraliser. Néanmoins, de nouvelles offres, attractives et de qualité, vont arriver sur le marché. Tous les acteurs auront bientôt la possibilité de commercialiser de la fibre à bon prix. Mais en tant que régulateur, nous ne contrôlons pas la demande ! Ce sera aux opérateurs de convaincre les entreprises qu'elles ont intérêt à passer à la fibre. Quoi qu'il en soit, la situation sera forcément meilleure qu'aujourd'hui. Il n'est pas normal que seules 90.000 entreprises sur 3 millions disposent de la fibre avec une bonne qualité de service.

Propos recueillis par Pierre Manière

 

> L'article du journal La Tribune