Prise de parole - Interview

« Le modèle de la TNT est à bout de souffle »

Sébastien Soriano, président de l'Arcep, répond aux questions du journal Les Echos (20 juin 2018)

Dans un entretien aux " Echos ", Sébastien Soriano, le président de l'Arcep, constate le déclin de la télévision numérique terrestre (TNT), au profit de modes de diffusion alternatifs de la télévision, comme le satellite ou la télévision par ADSL. Selon lui, il est " inéluctable " que les fréquences TNT soient réattribuées aux opérateurs télécoms.

L'Arcep publie jeudi une analyse du marché de gros de la diffusion de la TNT. Dans ce document soumis à une consultation publique, le régulateur des télécoms acte l'érosion progressive de la TNT au profit de la télé par câble, satellite ou ADSL, laquelle va bientôt être remplacée par la fibre optique.

Dans la mesure où s'exerce aujourd'hui une vraie concurrence entre diffuseurs, l'Arcep propose de mettre fin à la régulation de TDF, acteur dominant de ce marché : il est le seul opérateur à disposer d'un réseau de sites capables d'assurer une diffusion nationale de la TNT. Le président du gendarme des télécoms, Sébastien Soriano, en profite pour lancer, dans " les Echos ", le débat sur la fin de la TNT et la nécessité de bâtir un nouvel écosystème de diffusion de la télévision.

L'Arcep publie une analyse sombre des perspectives d'évolution de la TNT...

Nous dressons un constat que beaucoup pensent tout haut mais disent tout bas : la TNT est en train de s'éroder au profit de modes de diffusion alternatifs comme le satellite et la télévision par ADSL, et bientôt par la fibre. Cette bascule est majeure. Depuis quelques trimestres, la TNT n'est plus le mode privilégié de réception de la télévision par les Français. Cette défection va se poursuivre dans les prochaines années. Ce n'est ni une bonne ni une mauvaise nouvelle, l'Arcep dit simplement qu'il faut s'en soucier et penser dès aujourd'hui l'étape d'après.

Voulez-vous dire qu'il faut débrancher la TNT, puisque les Français s'en éloignent ?

Le sujet aujourd'hui, c'est de préparer l'avenir du secteur audiovisuel, pas de tirer sur une ambulance ! Nous lançons simplement un appel à regarder la réalité en face et à en tirer toutes les conséquences. Le modèle de la TNT s'est construit historiquement sur un accord gagnant-gagnant entre l'Etat et les chaînes de télévision. En échange de fréquences gratuites, celles-ci ont pris des engagements forts en matière de financement de la création et de production audiovisuelle française. Et via la TNT, leurs programmes touchaient jusqu'ici une majorité de français. Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Ce modèle ingénieux arrive malheureusement à bout de souffle...

Que proposez-vous pour l'étape d'après ?

Il faudrait tout d'abord apporter de la flexibilité. La loi de 1986 qui régule l'audiovisuel prévoit une obligation de couverture du territoire par les chaînes de la TNT qui est très généreuse : plus de 95 % de la population. A certains endroits, notamment les zones rurales, on pourrait, par exemple, permettre aux chaînes de passer plus rapidement par le satellite. L'Etat s'est engagé à dépenser 3,3 milliards pour apporter l'Internet très rapide aux Français . Les réseaux télécoms peuvent accueillir le signal audiovisuel. Il faut recourir à un mix technologique pour apporter la télévision à tous. Et on pourrait donner plus de pouvoirs aux acteurs de l'audiovisuel en créant un droit d'accès des chaînes à tous ces nouveaux acteurs intermédiaires (opérateurs télécoms, magasins d'application, etc.) de manière à ce qu'elles ne perdent pas le contrôle du téléspectateur, qu'elles ont aujourd'hui avec la TNT.

En réalité vous voulez reprendre les fréquences de la TNT pour les réattribuer aux télécoms !

Ce n'est pas mon propos. Ce que je dis, c'est que l'Etat a engagé des moyens considérables pour apporter le haut débit à tous les Français, y compris dans les campagnes, en 2020, et le très haut débit en 2022. Peut-on se payer le luxe d'avoir cette politique très forte d'un côté, et de continuer à alimenter de l'autre côté une plate-forme, la TNT, dont l'intérêt est de plus en plus faible ? Aujourd'hui, on paye deux réseaux : la TNT et les télécoms. On pourrait éviter cette double dépense. J'ajoute que sur la question du maintien des fréquences TNT, le rapport de Pascal Lamy pour la Commission européenne a été très clair en affirmant la nécessité de les sécuriser jusqu'en 2030, tout en suggérant une clause de rendez-vous en 2025.

La France va lancer la 5G d'ici à 2022, les fréquences de la TNT seraient parfaites pour la déployer...

Nous avons déjà prévu des bandes de fréquences pour les débuts de la 5G . Ce ne sont pas celles de la TNT. Dans un deuxième temps, oui, la 5G aura besoin de bandes supplémentaires. Si un jour les télécoms doivent reprendre celles de la TNT, comme cela s'est fait pour la 4G, c'est une décision qui doit être prise au niveau européen. Cette question va se poser en 2019. J'observe qu'aux Etats-Unis, on a déjà choisi de réattribuer les fréquences de la TNT aux opérateurs mobiles. Cela met de fait la pression à l'Europe où les fréquences de la TNT, dites " en or ", sont immobilisées alors que la demande sociale pour les réseaux mobiles explose. On a un quasi-doublement des volumes de données tous les ans. Il est ainsi inéluctable que les fréquences TNT basculent du côté des télécoms.

Quid du financement de la production audiovisuelle française, une obligation des chaînes TNT, si celle-ci venait à disparaître ?

De nouveaux cadres de financement sont en train d'être développés. Regardez l'accord politique au niveau européen sur la directive Services de médias audiovisuels (SMA), qui doit beaucoup au travail de conviction du CSA. Demain, tous les acteurs audiovisuels non classiques, type Netflix, vont participer à l'effort de création . C'est déjà une première réponse.

Elle n'est pas suffisante par rapport à ce qui existe aujourd'hui grâce à la TNT...

Ce n'est pas à moi de le dire. Il est probable qu'il faille mener une réflexion pour savoir comment maintenir un financement important de la création, inventer l'acte 2 de l'exception culturelle française ! La TNT est une peau de chagrin, elle ne pourra pas durablement contribuer à la financer comme elle le fait aujourd'hui. Il faut regarder cette réalité en face.

Vous prenez position sur la TNT qui est d'abord un sujet du Conseil supérieur de l'audiovisuel plutôt que de l'Arcep. Faut-il y voir votre soutien implicite à une éventuelle fusion des deux instances ?

C'est au politique de répondre à cette question. Si je dois donner un avis, l'enjeu n'est pas tant de fusionner, mais de clarifier le partage des rôles entre l'Arcep et le CSA. Les périmètres gagneraient à être redéfinis. Aujourd'hui, le CSA gère le réseau TNT. Ce schéma, indépendamment de la qualité des travaux du CSA, alimente une vision trop centrée sur ce mode diffusion. Demain, l'Arcep pourrait piloter l'utilisation du réseau TNT au sein d'un " mix technologique " pour l'accès à la télévision.

Propos recueillis par Fabienne Schmitt, Sebastien Dumoulin et Raphael Balenieri

> L'interview sur le site du journal Les Echos