Prise de parole - Discours

" La France enfin en route vers le très haut débit : 4G, fibre optique… ", le discours de Jean-Ludovic Silicani, président de l'ARCEP, lors du 10ème forum annuel des Télécoms et du Net - Les Echos - le 16 juin 2011

Mesdames et Messieurs les parlementaires et élus locaux,

Mesdames, Messieurs,

Chers amis,

Je remercie Les Echos de m'avoir invité à ce forum. Le hasard - mais est-ce un hasard - veut que j'intervienne le lendemain du jour où, d'une part, l'appel aux candidatures à la 4G mobile a été (enfin) lancé, sur la base des propositions de l'ARCEP, et, où, d'autre part, l'Autorité publie ses décisions relatives à la régulation asymétrique des marchés du haut et du très haut débit.

L'arrivée du très haut débit conduit à une véritable révolution de nos réseaux de communication. Celle-ci appelle un nouvel environnement réglementaire dont l'élaboration a légitimement suscité de nombreux débats. En effet, il n'existe pas aujourd'hui dans le monde un modèle unique de déploiement de ces nouveaux réseaux.

Pour autant, il est à la fois possible et nécessaire de respecter les quelques principes qui ont fondé, en France et dans d'autres pays, le succès du déploiement des réseaux à haut débit. C'est à l'aune de ces principes que doivent être appréciés les différents modèles qui sont en train d'émerger. L'occasion m'est ici donnée de les présenter et d'identifier ceux qui sont le plus aptes à faire que le très haut débit soit une source d'innovation et de croissance, au bénéfice des entreprises et des consommateurs.

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1°/ Conserver les acquis de la régulation dans le contexte du très haut débit

La régulation du secteur des télécoms s'est fondée sur une ouverture du réseau de l'opérateur historique permettant à de nouveaux entrants sur le marché de monter progressivement dans l'échelle d'investissement et de développer leur propre infrastructure et ainsi de conquérir leur indépendance, technique et économique. Cette entrée graduelle a eu l'immense intérêt de respecter le rythme de croissance et les capacités d'investissement de chacun de ces opérateurs alternatifs en leur permettant de déployer une infrastructure de plus en plus capillaire, jusqu'au répartiteur. Il y a lieu de se féliciter, rétrospectivement, de ce choix, et de se réjouir du résultat, lorsque l'on sait que le dégroupage porte aujourd'hui sur près de 85% des lignes téléphoniques.

Ce choix a eu une seconde vertu, celle de permettre l'innovation technologique et de faire de la France l'un des marchés les plus innovants en matière de haut débit, par la généralisation des offres multi-services (triples play) et des " boxs ", au prix le plus bas du monde, compte-tenu du service rendu.

Enfin, ce choix a permis une animation concurrentielle durable : il suffit pour cela de regarder les résultats du dernier entrant sur le marché du haut débit fixe pour voir à quel point ce marché est dynamique.

Le constat de la réussite de la régulation de la boucle locale cuivre doit servir de point de référence pour la fibre optique, non pour reproduire à l'identique un cadre réglementaire qui correspondait à un réseau existant, celui de l'opérateur historique, mais pour chercher à en conserver l'esprit, en rendant possible le développement d'une infrastructure propre à chaque opérateur sur le " dernier kilomètre ".

Ce rappel étant fait, essayons d'identifier les modèles qui émergent à travers le monde et de voir ceux qui permettent d'obtenir la meilleure dynamique pour un pays comme la France.

2°/ Quel modèle pour la régulation des réseaux de fibre optique ?

On entend ou on lit régulièrement que, comparée à l'Asie et aux Etats-Unis, l'Europe aurait un retard croissant dans le déploiement de la fibre optique. Si ces alertes constituent une incitation à mieux faire, elles ne doivent cependant pas conduire à faire des erreurs de diagnostic… et donc de prescription. Quels sont les modèles en présence ?

1- On trouve en premier lieu des pays qui, à l'image de l'Australie, font le choix d'une boucle locale de fibre optique unique, fondée sur un réseau national d'initiative publique loué aux opérateurs. A supposer que le déploiement de ce réseau se réalise comme prévu, il ne permet pas aux opérateurs de se différencier, techniquement et économiquement, et freinera par conséquent l'innovation. Or la régulation a précisément permis, en France, de développer une concurrence par l'innovation et le passage au très haut débit ne doit pas remettre en cause cette dynamique. Au demeurant, je ne suis pas certain que le choix australien, qui suppose la séparation fonctionnelle de l'opérateur historique, ne présente pas des coûts élevés qui en annuleraient les bénéfices. Enfin, je rappelle à nouveau que, compte-tenu du droit communautaire et de nos principes constitutionnels, cette séparation fonctionnelle ne peut résulter que d'une décision de l'opérateur lui-même ou du régulateur si ce dernier établit que tous les autres instruments de régulation ont échoué.

2- On trouve un deuxième modèle proche du premier, prôné par certains opérateurs, notamment en France, consistant à créer une structure unique (un consortium) dont ils se partageraient la propriété et qui serait chargée, pour leur compte, des déploiements. Cette solution, très séduisante sur le papier, est largement utopique. Elle nécessite une convergence stratégique de tous les opérateurs notamment en matière de choix et de planification des investissements ce qui est peu vraisemblable et pourtant nécessaire, car cette " structure unique " ne pourra jouir d'aucun monopole. Un des acteurs pourra donc, à tout moment, bloquer l'ensemble du déploiement. En tout état de cause, ce scenario, étudié par les pouvoirs publics fin 2009, n'a pas abouti, loin s'en faut, à un consensus de la communauté des opérateurs.

3- Troisième modèle : on voit aussi se mettre en place, particulièrement en Europe du Nord, un modèle de déploiement principalement fondé sur l'intervention des municipalités. Si ce choix permet des déploiements rapides, il entraîne aussi un morcellement en autant de petits réseaux locaux, hétérogènes et discontinus. Cet émiettement ne répond pas à la conception, notamment du Parlement, de l'aménagement numérique du territoire. En outre, il privilégie évidemment les collectivités et les territoires les plus riches.

4- On trouve enfin, c'est le 4ème modèle, des pays dans lesquels le déploiement de la fibre repose entièrement sur le marché, comme c'est le cas aux Etats-Unis ou au Japon. Ces situations ne sont pas comparables avec celle que nous connaissons en France : au Japon, NTT a été poussé à fibrer son réseau pour faire face au recul massif de ses parts de marché dans le haut débit ; aux Etats-Unis, Verizon cherche à répondre à la concurrence des réseaux câblés, et peut s'appuyer sur une propension des ménages américains à déjà payer plus de 100$ par mois pour le haut débit, là où nous payons 30€, soit 40$. Est-ce un modèle exportable ? Au regard de la situation française, ce recours au seul marché, de même que les " vacances réglementaires " que certains régulateurs ont tenté, sans succès, de mettre en œuvre en Europe, n'est donc pas envisageable : elle (il ?) aboutirait à dupliquer les réseaux dans les zones les plus rentables sans garantir pour autant une couverture progressive de l'ensemble du territoire.

Ce tour d'horizon est instructif : il permet de mieux comprendre un cinquième modèle, voie médiane entre monopole et marché que les pouvoirs publics (Parlement, Gouvernement et régulateur) s'emploient à mettre en œuvre en France.

3° Le modèle mis en œuvre en France

Les choix opérés par le législateur (loi de modernisation de l'économie (LME) de 2008 et loi de lutte contre la fracture numérique de 2009) traduisent la nécessité de concilier trois impératifs : le maintien de la concurrence dans le très haut débit, la définition de conditions de déploiement ne représentant pas une charge financière insurmontable pour les opérateurs et une couverture progressive de l'ensemble du territoire.

  • En premier lieu, la concurrence doit être maintenue et encouragée sur le très haut débit, car elle garantit l'efficacité économique des acteurs et permet donc d'offrir des prix et des services attractifs pour les consommateurs finaux. Toutefois, le législateur a fait des choix permettant la concurrence de plusieurs opérateurs de réseaux tout en évitant une duplication inutile et coûteuse de la boucle locale de fibre optique jusqu'à l'abonné (FttH). Pour les déploiements hors des grandes agglomérations, soit sur 95% de la surface du territoire, le recours à la mutualisation permettra aux opérateurs de mettre en commun plus de 90% des coûts de déploiement. Il est impensable d'aller au-delà, sauf à vouloir reconstituer un monopole de fait. Au demeurant, l'économie attendue qui en résulterait serait dérisoire.

    Sur les 5% du territoire restants, soit dans les 150 communes des 20 plus grandes agglomérations françaises, qui forment la zone très dense, un degré de mutualisation nettement plus réduit permet à la concurrence par les infrastructures de s'exercer au plus près de l'abonné. Sur cette zone, le pourcentage de logements raccordés est déjà très élevé (21%). Certes 3% seulement des 5 millions de foyers de cette zone très dense ont souscrit, pour l'instant, un abonnement FttH mais les opérateurs viennent juste de lancer leur campagne d'abonnement. Ce pourcentage devrait donc croître rapidement.

  • En second lieu, l'investissement doit également pouvoir être partagée entre les opérateurs, ce qui, à mon sens, est le meilleur moyen d'éviter la reconstitution d'un monopole, pour peu que les opérateurs veuillent investir. Le recours au coinvestissement permet ce partage, en limitant les risques et la charge d'investissement de l'opérateur qui déploie le premier tout en offrant aux autres opérateurs la possibilité de cofinancer dès le départ ou a posteriori, en fonction de leurs capacités. Je pense que les premiers accords dans les zones moins denses vont être conclus dans les toutes prochaines semaines. Pour les opérateurs qui feront le choix, au moins dans un premier temps, de ne pas coinvestir, une offre d'accès à la ligne, comparable au dégroupage, est également prévue.

    La mutualisation et le cofinancement s'appliquent à l'ensemble des opérateurs présents sur le marché et répondent ainsi aux préoccupations des promoteurs tant du modèle de l'opérateur unique d'initiative publique, que de celui du consortium. Mais, dans le modèle retenu en France, les capacités d'investissement et l'autonomie de chaque opérateur sont préservées. Cette régulation symétrique du marché du très haut débit fixe n'oublie pas pour autant la position spécifique occupée par l'opérateur historique pour lequel il n'est pas question de cesser toute régulation.

    C'est ainsi que l'Autorité a publié hier la version définitive de son analyse des marchés du haut et du très haut débit fixe. Les obligations de France Télécom y sont renforcées, notamment par l'extension de l'accès aux fourreaux à l'aérien, condition indispensable des déploiements horizontaux des opérateurs alternatifs. Cette obligation devrait augmenter le rythme des déploiements de ces opérateurs dans le génie civil de France Télécom qui représentent déjà 3 300 kms de fibre installée, en croissance de plus de 250% sur un an. Cette analyse de marché fera l'objet d'un bilan d'ici 18 mois, afin de tenir compte des évolutions survenues sur ce marché encore naissant et de réapprécier alors les obligations imposées à France Télécom.

  • Enfin, les différents modèles se doivent de garantir la cohérence territoriale des déploiements. Le cadre mis en place en France, s'il permet une grande implication des collectivités territoriales dans le financement et le déploiement des réseaux locaux, entend garantir la cohérence géographique des déploiements de tous les opérateurs, publics ou privés, qui ont l'obligation de se concerter afin d'articuler au mieux les zones arrière des points de mutualisation dans les zones moins denses.

    En complément, le programme national très haut débit mis en œuvre par le Gouvernement permettra d'affecter une part substantielle des fonds du grand emprunt à des projets portés par des collectivités territoriales. En outre, les zones les moins denses du territoire pourront bénéficier de la montée en débit, pour laquelle France Télécom devra désormais proposer une offre dont les tarifs seront régulés par l'ARCEP. Les opérateurs et les collectivités ont ainsi à leur disposition une palette de solutions pouvant répondre à la spécificité de chaque situation locale.

  • Comme je l'ai indiqué la semaine dernière à l'occasion du débat organisé à l'Assemblée nationale par la députée Laure de la Raudière, les premiers résultats du modèle économique mis au point par l'ARCEP, qui vient de le mettre en consultation publique, sont les suivants s'agissant de la réalisation d'un réseau de fibre optique sur l'ensemble du territoire : un coût global inférieur à 25 milliards d'euros ; un financement de 15 milliards d'euros environ par les opérateurs et de 10 milliards d'euros par les collectivités publiques. Le tout sur 15 ans, soit, en moyenne, chaque année, 1 milliard d'euros de financement privé et 600 millions de financement public (européen, national et local). Il ne s'agit donc, en aucun cas, pour un pays comme la France, d'un " mur d'investissement " si l'on considère que, sur la même période, ce sont environ 75 milliards d'euros (donc 3 fois plus) qui seront dépensés pour le réseau routier.

    Nous disposons ainsi d'un modèle de régulation du très haut débit qui préserve les acquis de plus d'une décennie de concurrence sur le secteur tout en reconnaissant la nécessité de fournir aux opérateurs des mécanismes nouveaux visant à sécuriser leurs investissements et d'offrir aux collectivités un cadre adapté à une intervention au plus près des besoins locaux. Ce modèle est aussi proportionné : il nous préserve de mesures plus radicales dont il ne faut ni surestimer les vertus, ni sous-estimer les risques.

  • Comme on vient de le voir, l'aménagement numérique du territoire occupe une place importante dans les missions confiées au régulateur pour les réseaux à très haut débit. Ce qui est vrai pour le fixe l'est également pour le mobile. Le déploiement des réseaux de téléphonie de quatrième génération permettra en effet d'offrir, plus rapidement que ne le fera la fibre, un accès à des débits élevés sur l'ensemble du territoire. Les textes nécessaires ont été publiés hier au Journal officiel, sur la base des propositions faites par l'ARCEP fin mai. Ils fixent des obligations de couverture nationale et départementale élevées et prévoient que les opérateurs lauréats devront prioritairement déployer dans une zone représentant 18% de la population et 63% de la surface. Les fréquences nécessaires à ces déploiements seront attribuées à l'automne pour celles de la bande 2,6 GHz et début 2012 pour celles de la bande du dividende numérique (800 Mhz). Comme pour la fibre, des règles de mutualisation sont prévues. Elles permettront d'accélérer les déploiements tout en minimisant le niveau d'investissement que les opérateurs devront consentir. Contrairement à ce qui a parfois été dit ou écrit récemment, la finalité concurrentielle n'est, quant à elle, pas oubliée grâce à plusieurs mesures : la garantie de l'attribution de quatre licences sur la bande 2,6 ; l'existence de 4 lots dans la bande 800 ; des plafonds de cumul prévus sur les deux bandes ; la forte incitation à l'accueil de full MVNO ; enfin, l'encouragement à la mutualisation qui facilitera le déploiement des plus petits opérateurs.

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Je voudrais conclure mon propos en rappelant ce qui est en jeu : un mouvement planétaire de renouvellement des réseaux de communications, renouvellement qui sera décisif pour l'avenir des entreprises de télécommunications et, au-delà, de l'économie dans son ensemble.

Les pouvoirs publics se sont employés, depuis trois ans, à fournir une réponse aux questions que pose ce contexte nouveau. Le moment est venu pour les entreprises du secteur d'investir, de trouver des clients et d'en tirer les pleins bénéfices. C'est à cette condition que les opérateurs français seront en mesure d'assurer leur place dans la révolution numérique qui s'annonce. J'ai confiance dans leur capacité à préserver ce qui a fait l'excellence de ce secteur en France.

Je vous remercie.