La date du 27 juin 2017 restera comme le jour où la Commission européenne a courageusement défendu la liberté d'entreprendre et d'innover. En condamnant Google pour abus de position dominante, la Commission a fermement rappelé que les innovateurs d'hier ne devaient pas profiter de leur succès passés, aussi éclatants soient-ils, pour étouffer les innovateurs de demain.
Cette condamnation, salutaire, est cependant loin de constituer un remède miracle face à la domination d'une poignée de géants du Net qui façonnent notre futur. Un futur bien pratique, reconnaissons-le. Mais un futur qui peut aussi déconstruire et qui ouvre de lourdes questions : comment financer les services publics et les solidarités si la sur-optimisation fiscale devient la règle ? comment faire vivre nos cultures diverses lorsque les effets d'échelle poussent au " winner takes all " ? comment préserver la personne humaine, à commencer par sa vie privée lorsque celle-ci devient une monnaie d'échange ?
La décision de la Commission intervient en outre près de sept ans après l'ouverture d'une procédure contre Google. Une éternité à l'échelle d'internet. En sept ans, internet est passé d'un univers d'opportunités à un système qualifié par beaucoup de " féodal ". Le modèle des plateformes (ex : Airbnb, Amazon, AppStore), qui a donné un accès inédit aux marchés à de nouveaux acteurs (développeurs, PME, particuliers), a aussi permis à certains de s'ériger en " seigneurs " imposant leurs " lois " (politiques de contenu, de référencement, de confidentialité, etc.) de façon unilatérale et parfois brutale.
Il est temps de prendre le taureau par les cornes. De ne plus se contenter de traiter les symptômes. De s'attaquer à l'anomalie fondamentale : la domination de l'ère informationnelle par quelques géants. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de punir ceux qui ont pris des risques ni de se protéger contre les Etats-Unis ou la Chine. L'enjeu, c'est de défendre internet comme un bien commun, comme une infrastructure clé pour le XXIème siècle, dont la direction et le développement doivent être l'affaire de tous.
Il y a vingt ans, internet prenait son essor et, par son caractère décentralisé et ouvert, instaurait un modèle inédit d'innovation sans autorisation, en prise directe avec la " multitude " des utilisateurs. C'est grâce à ce modèle que des acteurs comme Google ou Facebook ont déclenché une transformation profonde et rapide de nos sociétés et de nos économies. Mais aujourd'hui qu'en reste-t-il lorsque des " gatekeepers " contrôlent l'accès aux marchés ? Il faut prendre au sérieux les dénonciations des pères fondateurs d'internet, de Tim Berners-Lee à Louis Pouzin, quant au dévoiement de leur création.
Aujourd'hui, c'est un appel à rééquilibrer les forces sur internet que je lance - bien au-delà de mes responsabilités à l'Arcep. Il est temps de renverser les seigneurs de l'internet féodal, ou du moins de contrebalancer leur pouvoir. La révolution numérique doit rester belle et indomptée, ouverte aux vents de la liberté et à de nouvelles invasions barbares.
C'est maintenant qu'il faut agir pour choisir notre futur. Avec l'internet des objets, le rythme de collecte des données va exploser et l'ère du " big data " laisser place à celle du " full data ". C'est cette masse informationnelle qui fera la différence dans la course à l'intelligence artificielle. Nous sommes à l'aube d'un monde nouveau. Au-delà du choix binaire entre un protectionnisme passéiste et un enthousiasme technologique naïf, ranimons une autre voie : celle de l'ouverture et du pluralisme, qui sont les meilleures garanties pour tracer le bon chemin.
Les infrastructures du XXème siècle - réseaux de transport, d'énergie et de communication - ont connu, rappelons-le, des régimes de régulation variés et évolutifs. Initiative purement privée, monopole public, ouverture à la concurrence régulée ; à chaque époque, c'est une alchimie à trouver pour prendre le meilleur des deux mondes : l'agilité et l'initiative du privé, le long terme et la solidarité du public. C'est cette alchimie que nous devons aujourd'hui penser pour le numérique.
Il ne s'agit pas de calquer ce qui a déjà été fait. La réponse doit être adaptée aux spécificités de l'ère informationnelle et des plateformes numériques. Il faut tenir compte de la rapidité d'innovation, des limites de nos capacités d'anticipation, de la dimension internationale. Utiliser intelligemment les forces du numérique, en donnant in fine le pouvoir aux utilisateurs et en jouant sur les effets de réputation avec des outils de régulation " par la data ". Et toujours garder à l'esprit que la régulation n'est légitime que si elle libère les initiatives, pas si elle bride l'innovation - y compris celle des acteurs en place. Au fond, il s'agit d'identifier la plus petite intervention extérieure, la " pichenette " qui permette au système de s'auto-discipliner.
Ce sont des questions très concrètes auxquelles il importe maintenant de se confronter. Comment faire en sorte que les utilisateurs puissent à tout instant disposer de leurs données et fichiers ? C'est le cas concret d'un client qui souhaite récupérer son historique de discussion lorsqu'il bascule de Messenger à Telegram ou Line. Dans le même esprit, faut-il imposer à certains acteurs de rendre leurs services interopérables pour éviter un monde dans lequel des systèmes différents ne se parlent pas entre eux ? Certaines données ou applications sont-elles par ailleurs déterminantes dans la performance des algorithmes ? Si oui, faut-il y donner accès à d'autres fournisseurs, dans une logique de " dégroupage " ? Ces questions sont certes complexes mais loin d'être insolubles.
Le numérique ne connaît pas de frontière et l'enjeu de ces travaux doit a minima être européen. L'urgence de la situation appelle une mobilisation rapide qui peut d'ores et déjà être initiée en France et avec ceux de nos voisins prêts à agir. N'ayons pas peur de penser notre avenir.