Prise de parole - Interview

Distribution de la presse : « Il faut choyer les marchands »

Sébastien Soriano, président de l'Arcep, répond aux questions du journal Union Presse (28 septembre 2020)

L’Arcep est en charge de la régulation de la distribution de la presse depuis maintenant un an. Comment avez-vous envisagé au départ cette nouvelle mission ?

C’est effectivement un changement loin d’être anodin. Créée en 1997 pour réguler le secteur des télécoms, l’Arcep n’avait vu ses missions être élargies qu’une fois, en 2005, à la régulation des postes. De fait, cette évolution a changé notre actualité. La presse est un secteur d’un poids économique assez relatif, dans lequel il existe une certaine conflictualité, mais une multitude d’acteurs. Au-delà des premières décisions que nous avons rendues, nous avons mené un travail d’immersion et de dialogue avec cet écosystème large, qui nous a beaucoup occupés.

Avez-vous eu des surprises, bonnes ou mauvaises, dans la découverte de ce nouveau secteur ?

Par mon expérience à l’Autorité de la Concurrence puis au cabinet de Fleur Pellerin au ministère de la Culture, j’étais en terrain plutôt connu. Il y a beaucoup d’historique dans la filière presse, des couches de compromis et parfois des conflits larvés. Mais nous avons d’emblée considéré d’un bon œil l’hypothèse de chapeauter la régulation de ce secteur. Tout simplement, parce que nous avons senti que nous pourrions être utiles, forts aussi de ce qui avait été réussi dans les télécoms : pouvoir tenir tête à des acteurs importants, faire primer l’intérêt général face à des intérêts particuliers puissants.

Globalement, quel rôle l’Arcep entend-elle jouer dans la régulation du secteur ?

Dans le respect de la loi Bichet, nous voulons faire primer l’intérêt du lecteur. La liberté des éditeurs, la péréquation, sont des principes très importants, mais parce qu’in fine ils permettent à des lecteurs de bénéficier du plus large choix. Dans une société du savoir et dans une démocratie, cela nous parait très important. Or, au moment de prendre notre nouvelle mission dans la régulation de la distribution de la presse, nous avons trouvé que ce primat du lecteur avait été un peu perdu de vue.

Quel bilan tirez-vous de ces premiers mois de régulation ?

C’était une année très particulière puisque nous avons globalement dû accompagner la restructuration de Presstalis. Je considère donc que le véritable mandat de l’Arcep commence maintenant ! Nous avons essayé de faire en sorte que cette restructuration se passe dans des conditions raisonnables, en responsabilisant les grands acteurs. Un régulateur endosse toujours un peu le rôle de protecteur de David contre Goliath, ou de poil à gratter des puissants.

Comment avez-vous agi dans ce contexte ?

En responsabilisant les grands acteurs. Tout d’abord, avec le gel des préavis d’éditeurs, nous avons évité que les départs de Presstalis vers les MLP se fassent de façon désordonnée. C’était une décision assez contre-nature pour nous, car nous sommes les garants de la liberté des éditeurs, mais je ne la regrette pas car elle était justifiée et a permis une certaine sérénité dans les discussions. Dans une logique de responsabilisation des éditeurs, nous nous sommes aussi résolus à confirmer la contribution de 2,25 % imposée aux éditeurs par le CSMP. Nous nous sommes assurés dans le même temps, que le gouvernement débloquait des fonds en soutien aux petits éditeurs. Nous avons aussi commencé à travailler sur les barèmes des messageries, avec un message clair : la fête est finie. Nous souhaitons désormais la plus grande transparence, ce qui impose d’en finir avec les remises hors-barèmes, les prestations tarifées de manière non-pertinente, les « welcome bonus » lorsqu’un éditeur arrive dans une messagerie ou encore les « remises groupe », qui ne sont que le résultat d’un rapport de force, contraire au principe de pluralisme.

L’Arcep a commencé sa mission lors d’une crise aigüe. Etait-ce difficile et inédit ?

Cela fait partie de la régulation. Nous sommes habitués à voir des acteurs qui traversent des passes complexes, comme certains opérateurs télécoms (Cegetel, Club Internet, Alice…), ou La Poste, que nous accompagnons dans la décroissance du courrier et la transformation de son modèle. Cela dit, en ce qui concerne Presstalis, la restructuration a surtout été pilotée par le Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) et par la Direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC). Nous n’avons pas été en première ligne.

Ce que vous regrettez ?

Au contraire. Il était important de bien faire la distinction entre le régulateur et la tutelle. Cette confusion entre les deux rôles a justement pu exister par le passé, ce qui a pu rendre difficile le fait de prendre un certain nombre de décisions, malgré la qualité des équipes qui étaient en place. Il était préférable que l’Arcep n’apparaisse pas comme une tutelle. En résumé, France Messagerie n’est pas notre bébé ! Nous aurons ainsi tout le recul nécessaire pour exprimer nos exigences à la messagerie, en toute neutralité.

Allez-vous justement donner votre agrément définitif à France Messagerie ?

Au début de l’été, nous avons donné un agrément provisoire à France Messagerie, et sommes actuellement en phase d’instruction sur la poursuite de cet agrément. Surtout, d’ici mi-2021, nous devons adopter un nouveau cahier des charges pour toutes les messageries, plus tôt que le calendrier initialement prévu de 2022. Nous notifierons au ministère de la Culture une proposition d’ici la fin de l’année pour adoption par décret, que nous mettrons en consultation publique d’ici un mois. Il s’agit d’une étape structurante pour l’avenir du secteur.

Comment accompagnez-vous les négociations autour de l’assortiment ?

Notre état d’esprit est de faire le plus possible confiance au secteur. Si un accord interprofessionnel est conclu, l’Arcep l’examinera, rendra son avis, et en fera respecter les termes. Une échéance pour la convergence des acteurs est fixée à fin octobre, et je reste optimiste sur le fait que le secteur saura se montrer responsable. Dans le cas contraire, nous adopterions de notre propre chef une décision sur l’assortiment, qui serait mise en consultation publique avant la fin de l’année, et serait adoptée en décembre ou en janvier. C’est pour nous un symbole important : on reconnaît là que le marchand de presse est plus qu’un maillon essentiel, il est la porte d’entrée de ce secteur. Il faut choyer cette porte d’entrée, c’est la planche de salut de la distribution de la presse écrite. L’assortiment est l’une des revendications les plus importantes des marchands, nous devons donc trouver une issue. Il ne faut pas laisser s’installer l’idée qu’il y aurait eu de fausses promesses.

Quels autres dossiers abordez-vous en cette rentrée ?

Concernant les barèmes, nous avons appelé les deux messageries à un grand nettoyage de printemps, qui devrait être effectif avec les tarifs de l’année 2021. Cela doit être le stigmate le plus visible du fait qu’on a changé de monde. Nous attendons des barèmes lisibles, clairs, équitables, et qui doivent couvrir les coûts de la distribution. Il faut tenir un discours de vérité : France Messagerie doit recouvrir ses coûts ; il est hors de question pour l’Arcep de valider des tarifs à perte, et ensuite appeler l’Etat à la rescousse pour combler le déficit. Nous serons vigilant sur la crédibilité de la trajectoire économique qui nous sera soumise. Dans le même temps, la solidarité à l’intérieur du secteur doit se poursuivre, et le système de la péréquation, selon lequel les magazines assument une partie des coûts de la distribution des quotidiens, doit donc continuer. Jusqu’alors, nous nous sommes appuyés sur les travaux du CSMP, mais devons refaire ce travail de modélisation compte tenu du nouveau paysage de la distribution. Cela va prendre un peu de temps, mais j’espère que nous arriverons courant 2021 à une décision sur ce dispositif.

Le système qui a été mis en place vous semble-t-il apte à devenir pérenne ?

A titre personnel, je pense que nous avons tout pour réussir, mais sa pérennité dépendra de la responsabilité des grands acteurs. Un facteur d’incertitude existe sur la place que les quotidiens pourront continuer à occuper. Il semble assez consensuel que la presse magazine a un avenir dans le papier, mais les choses sont plus complexes concernant la presse quotidienne. D’autant qu’il ne faut pas exclure que nos travaux révèlent que les quotidiens doivent assumer des coûts plus importants pour leur distribution. Un arbitrage s’ouvrirait alors pour ces éditeurs sur leur intérêt à être présent dans le réseau, en particulier pour ceux qui sont particulièrement avancés dans leur mutation numérique. Tant que ces éditeurs font masse comme aujourd’hui, la question ne se pose pas. Mais elle reste latente.

L’Arcep a-t-elle vocation à jouer un rôle particulier dans la crise de la distribution qui perdure sur la zone de Marseille ?

Nous sommes extrêmement vigilants et très préoccupés quant à cette situation, qui crée un précédent inquiétant. Ce qui se passe n’est bon ni pour la démocratie, ni pour les éditeurs, ni pour les lecteurs, ni pour les marchands. Je me suis entretenu avec certains représentants syndicaux, comme avec les messageries pour les appeler à négocier entre eux et assurer la continuité de la distribution. Je comprends l’inquiétude des travailleurs sur leur avenir, mais je les invite à faire partie de la solution. La DGMIC, en lien avec la Préfecture des Bouches-du-Rhône, suit de très près la situation. L’Arcep est en pleine association avec les pouvoirs publics sur ce dossier.

Plus largement, la disparition d’un certain nombre de points de vente chaque année est-elle un sujet de vigilance particulier pour vous ?

Cette hémorragie est mauvaise. La distribution de la presse repose sur un effet réseau : on l’achète d’autant plus que le réseau est diffus. Il ne faut pas que la presse devienne une sorte de bien précieux, qu’on ne trouverait que très peu. Tout le secteur a intérêt à ce que les marchands de presse soient visibles et nombreux.

Comment alors les soutenir face aux difficultés de la distribution qu’ils subissent de plein fouet ?

Par le passé, les marchands ont pu se sentir comme les dindons de la farce. Conformément à l’esprit de la nouvelle loi Bichet, nous souhaitons un rééquilibrage du rapport de force. Au-delà des questions sur l’assortiment ou la liberté de refuser certains titres, nous voulons donner la parole aux marchands de presse. Depuis trois ans, l’Autorité héberge une plateforme de signalement d’incidents ou de dysfonctionnements sur les télécoms ou les postes, baptisée « J’alerte l’Arcep ». Nous sommes très contents de ce dispositif, très simple d’utilisation, qui permet de faire progressivement baisser la conflictualité notamment dans les télécoms. Début novembre, nous allons l’ouvrir au secteur de la presse, que ce soit pour les lecteurs, les éditeurs, ou les marchands. Avec ces signalements, nous pourrons mettre de l’ordre en temps quasi réel par rapport à une certaine maltraitance des marchands sur le terrain. On ne peut pas garantir que nous réglerons la totalité des problèmes, mais nous gagnerons en fluidité pour agir vite et bien. Il s’agit de mettre en capacité le régulateur de devenir un bras armé pour faire respecter les règles dans le secteur. J’en appelle à la mobilisation des marchands de presse pour se saisir de cet outil.

D’autres mesures concrètes ?

Lors de l’examen des agréments des messageries, nous nous assurerons aussi que ces dernières fournissent un certain nombre de prestations aux marchands : mise en place d’un système d’information, réassort, interactions avec les caisses… Il y a là aussi des progrès à faire pour faciliter la vie des marchands de presse. Tous ces enjeux seront soumis à consultation publique.

Et côté rémunération ?

La dernière revalorisation des commissions en faveur des marchands remonte à 2017. Nous étudierons cette question, mais je ne veux pas faire de promesses. L’Arcep a en tout cas été attentive aux annonces du gouvernement cet été en faveur des marchands de presse, en particulier concernant l’aide exceptionnelle versée aux spécialistes indépendants les plus touchés par les perturbations dans la distribution.

Quelles relations entretenez-vous avec Culture Presse ?

Notre rôle est d’avoir des relations avec les représentants de l’ensemble de la filière, dont Culture Presse. Je rencontre régulièrement Daniel Panetto, nous prévoyons d’être présents lors du congrès national, et nous avons beaucoup apprécié le Livre blanc publié par l’organisation professionnelle. Nous entretenons également des relations avec d’autres représentants des marchands de presse comme l’AADP, les syndicats de kiosquiers, mais aussi des enseignes comme le groupe NAP, Relay, ou Médiakiosk, ou encore des acteurs de la grande et moyenne distribution proposant des rayons de presse.

Comment voyez-vous l’avenir de la distribution de la presse en France ?

L’avenir est selon moi très ouvert, mais je ne crois en tout cas pas du tout à un monopole concernant les messageries. En pratique, il existe déjà une mutualisation assez forte des flux entre les deux acteurs, et la liberté des éditeurs doit rester une clé du système. Quant au futur du secteur, je constate en tout cas l’appétence de nos concitoyens pour les journaux et magazines. La presse papier a clairement un avenir.

Propos recueillis par Sarah Benayoun

L'interview sur le site unionpresse.fr