Quel bilan peut-on tracer après six mois d'ouverture à la concurrence ?
Le Monde Informatique: En matière d'ouverture du marché des télécommunications à la concurrence, comment se situe la France ? Est-elle en avance ou en retard ?
Yvon Le Bars : La libéralisation des télécommunications se déroule dans un cadre européen, défini par un ensemble de directives qui ont prévu l'ouverture totale du marché à la concurrence à compter du 1er Janvier 1998. Certains pays avaient anticipé ce calendrier. Il s'agit du Royaume-Uni, de la Suède, du Danemark, du Pays-Bas et de la Finlande. La France - comme l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique et l'Italie - a décidé d'appliquer l'ouverture totale de son marché à compter du 1er Janvier 1998. Les 5 autres pays ont obtenu un délai pour ouvrir totalement leur marché. Ce délai va de quelques mois pour l'Espagne et le Luxembourg à 2 ans pour l'Irlande et le Portugal et à 3 ans pour la Grèce.
La Commission a décidé de procéder régulièrement à un bilan de l'application des directives européennes dans les différents Etats. Son dernier rapport sur le sujet montre un état d'avancement satisfaisant du processus d'ouverture. Il est évidemment très important que la mise en place dans les différents pays des nouvelles règles du jeu se fasse à un rythme aussi voisin que possible de façon à éviter tout phénomène de distorsion.
- Quelles sont les spécificités de la concurrence en France par rapport aux autres pays européens ?
- Dans le cadre tracé au niveau européen, chaque pays doit veiller à la cohérence de sa politique de libéralisation et peut tenir compte de certaines spécificités nationales. C'est ainsi qu'en France la loi du 26 Juillet 1996 contient certaines dispositions qui, tout en respectant les directives européennes, mettent l'accent sur certains points jugés importants par le législateur national. Je citerai par exemple la définition du service public des télécommunications - plus ambitieuse que dans la plupart des autres pays - ainsi que la différence introduite entre les opérateurs de réseaux et ceux qui désirent seulement fournir des services.
- Quel bilan peut-on tracer après six mois de concurrence sur le marché français?
- On peut dès à présent constater les premiers effets positifs de l'ouverture du marché à la concurrence. De nouveaux acteurs sont apparus et l'ART aura achevé très prochainement l'instruction d'une cinquantaine de demandes de licences d'opérateurs de réseaux ou de fournisseurs de services.
Par ailleurs la baisse des prix se poursuit : dans la perspective d'une concurrence généralisée, France Telecom est conduite à adapter ses tarifs pour les rapprocher de ses coûts et elle a annoncé une baisse de 9 % en moyenne par an pour 1997 et 1998 (4,5 % en moyenne par an pour 1999 et 2000) ; de leur côté les nouveaux entrants ont annoncé qu'ils situeraient leurs tarifs 15 à 20 % en-dessous de ceux de l'opérateur historique.
Enfin de nouveaux services ou de nouvelles options apparaissent sur le marché. Le cas le plus spectaculaire en ce domaine est certainement celui des mobiles.
- Quelle est la vision de la concurrence par l'ART ?
- La concurrence dans le secteur des télécommunications doit être totale mais elle doit être également loyale et équitable. La loi du 26 Juillet 1996 a prévu une ouverture généralisée à la concurrence du marché français des télécommunications : c'est dans cette perspective que l'ART s'est attachée à définir aussi rapidement que possible les principales règles du jeu pour que les acteurs disposent au plus vite de la visibilité nécessaire.
Mais cette concurrence doit aussi être loyale : c'est le rôle de l'ART de veiller à la bonne application des règles fixées. Ceci nécessite une observation permanente des pratiques des différents acteurs et peut conduire à des arbitrages ou à des sanctions.
La concurrence doit enfin être équitable pour tous. A cet égard on est amené à considérer que le développement de la concurrence entre un opérateur historique et de nouveaux opérateurs peut nécessiter la mise en place d'une régulation assymétrique faisant peser sur l'opérateur historique un certain nombre de contraintes particulières. C'est ce qu'a prévu la loi de Juillet 1996 : France Telecom doit publier un catalogue d'interconnexion, elle supporte la plus grande part du coût du service universel et elle doit, en tant que propriétaire de réseaux câblés, permettre l'utilisation de ces réseaux par de nouveaux opérateurs désireux d'offrir des services de télécommunications, y compris le téléphone. Ces dispositions sont effectivement justifiées par le poids dominant qu'a aujourd'hui l'opérateur historique sur le marché.
- Quelles sont les répercussions économiques des décisions de l'ART ?
- L'ART attache une importance particulière à la dimension économique de ses actions : elle cherche à favoriser le développement de l'innovation et du marché pour renforcer le dynamisme du secteur et plus généralement de l'économie nationale. Les répercussions se mesurent en terme d'investissements et d'emplois. C'est ainsi que les licences accordées ou en cours d'instruction représentent plus de 25 milliards de francs d'investissements nouveaux et la création de 11.000 emplois. A ces chiffres viennent s'ajouter les très importants programmes de développement des 3 opérateurs mobiles : 45 milliards de francs d'investissements nouveaux d'ici 2002 et 6500 emplois supplémentaires.
- Pourquoi avoir introduit une priorité pour les investisseurs réalisant des infrastructures ?
- C'est ce souci de priorité à donner à l'investissement qui a conduit le législateur à introduire une distinction entre les acteurs dont la stratégie consiste à déployer un réseau et à investir dans les infrastructures correspondantes (article L33-1 de la loi) et ceux qui désirent seulement fournir des services en s'appuyant pour ce faire sur des exploitants de réseaux (article L34-1).
On retrouve cette distinction dans le catalogue de France Telecom qui contient des conditions différentes pour répondre d'une part aux besoins d'interconnexion des exploitants de réseaux ouverts au public et d'autre part aux besoins d'accès au réseau de fournisseurs de services téléphoniques au public. L'interconnexion recouvre en effet les prestations différentes selon qu'il s'agit d'interconnexion entre deux exploitants de réseaux où la prestation peut être qualifiée de réciproque ou d'interconnexion entre un exploitant de réseau et un fournisseur de services où l'exploitant de réseau offre en fait un accès à son réseau au fournisseur de services. Ces prestations différentes justifient que l'offre tarifaire d'interconnexion proposée à ces deux catégories d'opérateurs soit distincte et qu'elle favorise ceux qui offrent une prestation réciproque, c'est-à-dire les exploitants de réseaux.
- Quelles sont les perspectives de développement de la concurrence sur la boucle locale ?
- L'arrivée de nouveaux opérateurs sur la boucle locale est une des conditions du développement durable de la concurrence car l'accès direct à l'abonné en est l'un des enjeux majeurs. Deux approches ont été identifiées à ce jour : les réseaux câblés et la boucle locale radio. En France, les deux tiers des réseaux câblés ont été construits par France Télécom mais l'opérateur commercial de ces réseaux peut être soit France Télécom, soit des sociétés privées (Lyonnaise Câble ou NC Numéricâble).
Par ses décisions dites " Internet et le Câble " qui ont été récemment confirmées clairement par la Cour d'Appel de Paris, l'ART a démontré son objectif de promouvoir une utilisation large et efficace de cette infrastructure pour le développement d'Internet.
L'ART est également saisie d'une deuxième décision d'arbitrage relative à l'offre de service téléphonique sur le câble. Nous rendrons notre décision sur ce point avant fin Juin.
Concernant la boucle locale radio, l'ART vient d'ouvrir la voie pour des expériences d'une durée limitée à 1 an et sur des zones géographiques également limitées. Jusqu'à présent 17 sociétés se sont déclarées intéressées par cette technique ; elles préparent des expérimentations techniques ou commerciales.
- Vous ne parlez pas du dégroupage ?
- Nous sommes attentifs à la demande exprimée par certains opérateurs pour une approche plus large du dégroupage, qui serait une réponse alternative à la création de nouvelles boucles locales. Cette question fait l'objet de réflexions de la part de l'ART, dans le double souci de poursuivre la mise en place d'une concurrence effective et de rechercher la meilleure synthèse possible entre le choix pour l'investissement fait par le législateur et le souhait légitime d'une bonne valorisation des infrastructures en place.
- N'y a-t-il pas un risque de duopôle France Télécom/Cegetel ?
- Je dirai d'abord que le nombre de demandes de licences enregistrées (plus d'une cinquantaine) montre qu'il y aura un grand nombre d'acteurs sur le marché français et que la concurrence sera beaucoup plus forte et plus segmentée qu'on pouvait le penser il y a tout juste un an.
Ceci dit les opérateurs capables d'offrir une gamme complète de services joueront vraisemblablement un rôle majeur sur le marché. L'ART a toujours pensé - et toujours dit - que la concurrence sur le marché des télécommunications nécessitait la présence de plus de deux opérateurs globaux, en soulignant que ceci exigeait une capacité de financement suffisante et vraisemblablement la constitution d'alliances.
Aujourd'hui il n'existe - c'est vrai - que deux opérateurs globaux. L'ART estime tout à fait souhaitable que la constitution d'un troisième pôle se concrétise rapidement.
- Comment la France est-elle vue de l'étranger ?
- La question devrait plutôt être posée à un observateur étranger ! Ce que je peux dire néanmoins à ce sujet, c'est que tous les contacts que nous avons - et ils sont nombreux - avec des opérateurs, des industriels, des banquiers ou des journalistes étrangers montrent le grand intérêt de nos interlocuteurs pour la mise en place en France d'un régulateur réellement indépendant, pour la fixation rapide de règles du jeu claires, pour l'apparition d'un nombre important de nouveaux acteurs sur le marché. A nous maintenant de confirmer cette bonne impression !