Prise de parole - Tribune

« Standardisation technique et ouverture de l'internet »

Tribune de Pierre-Jean Benghozi, membre du Collège de l'Arcep publiée sur LinkedIn (13 février 2018)

L'importance de l'absence de discrimination dans les accès aux services en ligne est revenue avec force dans l'actualité après une décision récente de la Federal Communications Commission (FCC) américaine remettant en cause ses capacités d'intervention en matière d'internet. La puissance des plateformes de services OTT à l'image des GAFAs (Google, Apple, Facebook et Amazon) ou des NATUs (Netflix, AirBnB, Tesla, Uber) appelle au premier chef, une réflexion sur la nature des relations économiques entre de tels fournisseurs de contenus et services d'une part, les opérateurs de réseau d'autre part. Mais ce poids prépondérant des modalités de relations commerciales entre ces acteurs* n'explique pas seul la montée en puissance des préoccupations actuelles visant à garantir un internet ouverture.

Celles-ci tiennent aussi, très basiquement, à des contraintes et limites techniques posées à l'accès et à l'interopérabilité par les caractéristiques matérielles des réseaux et des équipements d'accès : qu'il s'agisse des terminaux, comme le montre un important rapport publié en ce début d'année par l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), ou, plus largement des services et fonctions de valeur ajoutée qui pourraient être fournis par les futurs réseaux ultra haut débit virtualisés, fixe ou mobile.

Standardisation technique : la réponse à deux modèles de croissance

A côté des enjeux de régulation pointés notamment, de manière très complète, dans le rapport de l'Arcep, le poids des caractéristiques du système technique doit aussi appeler à réfléchir à la place et aux modalités d'une normalisation technique qui se situe, par nature, hors du champ de la régulation. Il est utile, dans cette perspective, de revenir sur les fondements des modèles de standardisation et de croissance des réseaux. Ils correspondent en effet à deux modes très différents de normalisation, à deux conceptions alternative des standards et à deux visions du rôle à leur assigner.

Le premier modèle répond aux démarches volontaristes et à un développement par cristallisation progressive de l'écosystème technique autour d'un noyau. C'est le modèle qui était suivi, jusqu'à présent, par la plupart des réseaux publics européens. Dans cette configuration, la normalisation a priori a un rôle important : en effet, grâce à des standards définis au départ, les différents acteurs impliqués dans le développement du réseau (prestataires de services, fabricants de périphériques et de matériel...) peuvent s'associer au réseau, et le marché et l'infrastructure peuvent se développer harmonieusement. Le second modèle traduit, à l'inverse, un processus d'agrégation et d'ajustement entre des infrastructures existantes et des sous-réseaux autonomes. Le développement du réseau s'opère sur la base de passerelles, d'interfaces et de boîtes noires qui garantissent la compatibilité et les échanges entre les différentes composantes de l'infrastructure. Dans ce deuxième cas, la normalisation intervient essentiellement a posteriori. Nous nous situons là dans la perspective historiquement la plus ancienne en matière de technologie : quand des fabricants de "vis et boulons" se retrouvent autour d'une table pour homogénéiser leurs productions et mieux répondre aux besoins des clients.

Ouverture de l'internet et interopérabilité : des solutions concurrentes ou complémentaires ?

Ces modèles historiques de normalisation sont bousculés par les nouvelles formes de développement des réseaux des télécommunications. Au delà des nouvelles architectures portées par la virtualisation et l'augmentation du trafic et des débits, les réseaux sont aussi marqués par plusieurs mutations importantes. La première tient à la disparition d'une traditionnelle spécialisation fonctionnelle par type d'usage (voix/ données), de connexion (fixe/ mobile), ou de clientèle (B2C/B2B). Cette première évolution s'accompagne de la multiplication des services, produits et activités proposés sur ces réseaux (diversification et hybridation de services gérés aux performances différentes). Les réseaux de télécommunications tendent en outre à recouvrir désormais d'autres réseaux et secteurs industriels (énergie, transport, finance, médias et audiovisuel) utilisant tous les techniques de numérisation des signaux. Enfin ces réseaux sont également touchés par les stratégies de groupes industriels spécialisés ou pas, et ouvrant sur de larges mouvements de fusion et acquisitions, au delà du seul champ des télécommunications.

Dans un tel cadre, la démarche de normalisation volontariste a priori - qui s'appuyait historiquement sur le rôle central des instances internationales telles que l'UIT, l'ETSI ou le CEN - devient de plus en plus difficile à tenir. En effet, il n'existe plus d'instance ou d'acteur unique susceptible de piloter les développements techniques sur son secteur ou son aire géographique, ainsi que le faisaient les grands opérateurs de réseau public ou les constructeurs informatiques tel IBM, Microsoft ou Apple. L'émergence de standards ouverts prend tout son sens dans ce contexte : la flexibilité technique transfère sur le marché la capacité d'initiative qu'ont des consortiums ou opérateurs monopolistiques. Mais de telles démarches de standards ouverts n'empêchent pas le maintien du second modèle de normalisation où la question en jeu est alors moins d'élaborer des standards évolutifs que d'assurer l'interopérabilité en se concentrant sur la normalisation d'interfaces, de codes et d'"étiquettes" le plus précis possible : dans ce qui ressemble en somme au modèle des containers du transport maritime.

L'exemple d'Internet montre que les deux formes de normalisation ne sont pas nécessairement contradictoires. Elles peuvent coexister, en affectant des niveaux différents du système technique : protocoles d'accès et navigation (sur le mode volontariste) ou interfaces réseaux et services (sur le mode de l'ajustement). La difficulté ne tient plus, dès lors, seulement aux difficultés "techniques" de la négociation entre pairs, comme c'était traditionnellement le cas dans l'industrie, pourrait-on dire. Dans les deux cas, standard ouvert ou interopérabilité, des formes élargies de concurrences et de partenariat se mettent en place entre les opérateurs, les constructeurs de matériel et les fournisseurs de service. La mise en place de standards ouverts facilite l'innovation et l'accès aux réseaux à de nouveaux acteurs économiques. Elle n'empêche pas ces mêmes acteurs, ensuite, de reconstituer une différenciation par les normes sur d'autres composantes du système technique. Le développement de l'interopérabilité conduit, par contre, à transformer très profondément l'ensemble de la compétition, à tous les niveaux des filières. En effet, la mise en œuvre d'interfaces de compatibilité brise fondamentalement le lien de fidélité et de dépendance qui existait entre usagers et fabricants, usagers et fournisseurs de services, usagers et réseau d'infrastructure. La standardisation de l'ergonomie des matériels et des services, la transférabilité des données, la transparence des modalités d'accès aux réseaux permettent aux usagers de changer très facilement de fournisseurs : la pression concurrentielle se reporte alors sur l'innovation et la qualité.

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* Pensons, titre d'illustration, au zero rating, consistant à ne pas décompter du volume de data compris dans les forfaits de télécommunications, les données consommées sur certains sites ou pour certains types de contenus prédéfinis. http://www.berec.europa.eu/eng/netneutrality/zero_rating/

Références

• Benghozi, P.-J., Henry E., Romani P.M. et Segrestin D. (1996) "La normalisation : enjeux industriels et scientifiques", Revue d'Economie Industrielle, n°75, 1er trim. 1996, pp.15-25.

• ARCEP (2018), "Smartphones, tablettes, assistants vocaux... Les terminaux, maillon faible de l’ouverture d’internet ?" rapport disponible en ligne à https://video.arcep.fr/fr/afterwork-devices-2018


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