L’interconnexion IP et l’avènement des réseaux NGN posent au régulateur deux types de questions : d’une part, des questions " traditionnelles ", auxquelles il était déjà confronté dans l’univers RTC, mais qu’il doit réexaminer en fonction d’un contexte technologique en mutation ; d’autre part, des questions véritablement nouvelles, spécifiques à l’environnement IP. J’explorerai successivement ces deux types de questions, avant de donner en conclusion un aperçu de ce qu’elles impliquent en matière de grandes tendances de régulation pour les années à venir.
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S’agissant des questions traditionnelles, vient au premier plan le souci d’assurer la réplicabilité des services. Toute la philosophie de la régulation par les prix de gros, mise en œuvre dans les pays européens, consiste à ménager un espace économique entre ces prix et les prix de détail, afin que les opérateurs alternatifs puissent répliquer au détail les offres de l’opérateur historique. Or, jusqu’ici, cette tâche était conduite service par service, la voix fixe, la voix mobile et le haut débit étant traités séparément, selon le découpage des marchés pertinents fixé par le cadre européen. Les offres liées, du type triple play ou convergentes fixe-mobile, ont d’ores et déjà brouillé les frontières au détail ; quant à l’architecture NGN, elle les brouillera à son tour au gros, pour peu qu’elle fasse cohabiter sur une même infrastructure des flux fixes, mobiles et haut débit. D’où la nécessité, pour le régulateur, de raisonner de manière plus " transversale " qu’auparavant. La réduction de 18 à 8 du nombre des marchés pertinents est à cet égard une amélioration appréciable, mais sans doute 8 apparaîtra-t-il comme un grand nombre à l’ère des NGN !
Restant dans le registre des questions dont le régulateur est déjà coutumier, figurent celles se rapportant aux conditions techniques et tarifaires de l’interconnexion. A cet égard, quelles transformations régulatoires peut-on attendre de l’évolution technologique ? Quatre aspects ressortent en particulier.
- En premier lieu, l’évolution du niveau des terminaisons d’appel : si l’on n’y prenait garde, la migration du trafic RTC vers l’IP se traduirait mécaniquement à court terme par une forte augmentation de la terminaison RTC, un même numérateur de coût étant divisé par un moindre dénominateur de trafic. A moyen terme, au contraire, la terminaison d’appel devrait s’abaisser très fortement, afin de refléter le nouveau paysage des coûts dans le monde IP. Afin d’éviter pareille discontinuité de trajectoire, la régulation des terminaisons d’appels fixes se doit de lisser les effets de la transition technologique, à travers une baisse graduelle. Par ailleurs, dans un réseau NGN intégré, le rapprochement des tarifs des terminaisons respectivement fixe et mobile devient inéluctable. Telles sont les deux directions empruntées par l’ARCEP en matière de régulation des TA.
- En deuxième lieu, en tant qu’inducteur de coût, la distance pèse moins dans un réseau NGN que dans un réseau RTC. En outre, l’influence de la distance y est plus progressive, avec une rupture moins marquée entre communications locales et longue distance. Cette nouvelle structure de coûts devra certainement à terme se refléter dans la tarification.
- En troisième lieu, la transition RTC vers NGN induit un " basculement " de la fonction de coût, dont la composante fixe augmente et la composante variable diminue. Ceci plaide pour revoir les poids relatifs de la tarification de l’interconnexion à la minute et de sa tarification à la capacité : augmenter la part de tarification à la capacité serait certainement économiquement justifié. Toutefois, les différents services offerts à travers un réseau NGN présentant des exigences de débit très disparates, pour être soutenable, une telle tarification devrait sans doute être différenciée par service.
- En quatrième lieu, dans un réseau NGN, le débat entre les mérites et inconvénients comparés des modes de tarification CPP ou RPP et du régime Bill & Keep, assorti d’une tarification de détail BPP (Both Parties Pay), prend une acuité particulière. En effet, l’analyse économique montre qu’il n’existe pas un unique mode de tarification optimal et que le mode le plus adapté dépend éminemment du partage de la valeur de l’appel entre l’appelant et l’appelé. Or ce partage dépend à son tour de la nature du service : il n’est pas le même pour une communication interpersonnelle ou pour la transmission d’un flux VOD, par exemple. Lorsque plusieurs services cohabitent sur la même infrastructure, quel mode de tarification adopter, sachant qu’aucun n’est en mesure d’internaliser convenablement les externalités spécifiques à chacun des services ? Le Bill & Keep, où chacune des deux parties paye de manière à recouvrer le coût de son réseau, représente-t-il un compromis acceptable ? La question demeure ouverte à ce stade.
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J’en viens maintenant aux questions du deuxième type, celles qui ne se posaient pas aux premiers temps de la régulation. Ces questions sont liées à l’interopérabilité, c’est-à-dire à l’interconnexion des réseaux, non pas au niveau du transport, mais à celui des applications : en quelque sorte l’interconnexion des " infostructures ", au-delà de l’interconnexion des infrastructures.
L’aspect majeur est évidemment ici celui de l’administration de la qualité de service et de la faculté de gérer des qualités différenciées selon les types de services ou selon les candidats à l’interopérabilité… une différenciation de qualité qui induit logiquement une différenciation tarifaire. Pour faire le pont avec le débat sur la neutralité d’Internet, il convient à mon sens de clairement distinguer : d’un côté, une différenciation qui repose sur des différences objectives de processus et de coûts et qui relève tout simplement d’un principe bien compris d’efficacité économique ; et, d’un autre côté, des discriminations indues qui seraient pratiquées à fin d’éviction et constitueraient quant à elles de claires violations du principe de neutralité. Autrement dit, les deux principes d’efficacité et de neutralité sont tout à fait compatibles, mais la neutralité ne saurait exclure des différenciations économiquement fondées.
Si, plutôt que la simple livraison des flux en régime de best effort, l’administration de la qualité devient la règle en matière d’interopérabilité des réseaux NGN, la régulation devra résoudre plusieurs problèmes.
- Tout d’abord, comment mesurer la qualité de service ? Il s’agit là d’un défi redoutable, puisqu’aux difficultés intrinsèques de la mesure, incombant aux opérateurs, s’ajoutent : d’une part, la nécessité de disposer d’indicateurs de qualité de bout en bout, ce qui exige un certain degré de publicité des mesures individuelles ; d’autre part, la complexité engendrée par la fixation de plusieurs normes de qualité, selon les types de services et selon les types de clients.
- Ensuite, comment inciter au bon niveau d’investissement ? En technologie NGN, les points d’interconnexion sont moins nombreux, si bien que les réseaux de collecte des opérateurs doivent " remonter " plus haut, avant de pouvoir s’interconnecter ; d’où des montants d’investissement relativement plus importants qu’en environnement RTC, pour déployer un réseau de collecte de capacité adaptée. Dès lors, un management mal compris, ou hélas trop bien compris, de la qualité de service pourrait conduire un opérateur à sous-dimensionner son réseau, de manière à y créer artificiellement des pointes et ainsi bénéficier des revenus apportés par des tarifs d’interconnexion élevés en heure pleine.
- Enfin, comment prévenir les pratiques anti-concurrentielles ? En effet, si la qualité de service devient une variable stratégique, elle pourrait être utilisée par un opérateur pour pénaliser ses concurrents, en discriminant indûment entre trafic on net, assuré en qualité haute, et trafic off net, traité en qualité basse….
En bref, afin qu’elles puissent devenir les instruments qui garantiront une interopérabilité efficace entre réseaux NGN, l’administration et la tarification de la qualité de service devront être l’objet de tous les soins du régulateur !
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Troisième et dernier temps de mon exposé : compte tenu des analyses précédentes, quelles tendances de régulation à moyen terme ? Quatre mouvements semblent se dessiner.
Premièrement, la régulation sera plus que jamais adaptative. Il ne s’agit pas en effet, pour le régulateur, de pré-décider en lieu et place des opérateurs les architectures de leurs réseaux, ni de fixer trop à l’avance des règles du jeu que l’évolution technologique aurait tôt fait de démoder. Tout l’art de la régulation consistera à conjuguer au mieux visibilité et prévisibilité, c’est-à-dire anticiper juste ce qu’il faut pour donner aux acteurs du marché le degré de visibilité que permet l’horizon de prévisibilité des technologies et des usages. L’appréciation du bon dosage peut toutefois différer selon le contexte national : outre-Rhin, par exemple, le régulateur semble en faveur d’une anticipation un peu plus précoce que celle envisagée par l’ARCEP.
Deuxièmement, le champ de la régulation pourrait varier, du moins à la marge. Aujourd’hui se côtoient deux mondes encore séparés : d’une part, celui des communications électroniques, comprenant la voix, les SMS, les services haut débit, un monde qui est sujet à une régulation SMP de l’interconnexion et de l’accès ; d’autre part, celui de l’Internet, avec ses sites communautaires, ses réseaux sociaux, dont l’interopérabilité n’est pas régulée. Or, la convergence technologique réalisée par les NGN est un facteur qui pourrait changer la donne : en effet, dès lors que l’interopérabilité, se superposant à l’interconnexion, devient une composante de la régulation des communications électroniques, la ligne de démarcation entre interopérabilité de réseaux physiques et interopérabilité de réseaux " virtuels " devient ténue. Dès lors, s’il est douteux que la régulation s’occupe à brève échéance de la portabilité de l’identité d’un internaute d’un réseau social à un autre, il n’est pas invraisemblable, en revanche, qu’elle puisse traiter de l’interopérabilité entre différents systèmes de messagerie instantanée (instant messaging), la messagerie étant après tout un service de communication électronique à part entière !
Troisièmement, parce que les réseaux NGN multiplient les possibilités de distribuer aux consommateurs des contenus à très haut débit et avec une très haute qualité de service, la régulation devra se préoccuper de plus en plus des relations verticales entre les éditeurs de contenus et les opérateurs de réseaux. Le jeu à trois joueurs entre éditeurs, opérateurs et consommateurs est, si j’ose dire, un jeu gagnant-gagnant-gagnant : l’éditeur gagne, car les réseaux lui apportent de l’audience ; l’opérateur gagne, car les contenus lui apportent du trafic ; et le consommateur gagne, car il accède à une grande variété de contenus et peut choisir librement son opérateur. Toutefois, pour que ce jeu triplement vertueux soit effectif, encore faut-il que certaines précautions soient prises en termes d’organisation industrielle : le maintien d’une séparation " fonctionnelle " entre production de contenus et exploitation de réseaux paraît notamment souhaitable, afin d’éviter les restrictions d’accès aux contenus qu’impliquerait la constitution de filières verticales intégrant la production de ces derniers et leur distribution exclusive sur une seule plate-forme. Le régulateur sectoriel, en collaboration avec celui de l’audiovisuel et l’autorité de la concurrence, ont en la matière un rôle important à jouer, car un défaut dans le " design " ex ante pourrait créer une sorte de dommage " originel ", que le seul droit de la concurrence serait ensuite impuissant à réparer ex post.
Quatrièmement, fortement asymétrique à ses débuts, la régulation se fera désormais de plus en plus symétrique. S’agissant des réseaux d’accès au très haut débit, la politique engagée l’ARCEP, visant à créer les conditions favorables à la mutualisation de la partie terminale des réseaux fibrés est un archétype de régulation symétrique. De même, s’agissant des cœurs de réseaux NGN, le contrôle de la qualité de service, évoqué plus haut, relève par essence de la régulation symétrique. Il est important toutefois de noter que la montée en puissance du symétrique ne signifie pas pour autant la disparition de l’asymétrique ! La régulation asymétrique demeure en effet nécessaire pour deux raisons : d’une part, demeurent des facilités essentielles, telles que le génie civil de l’opérateur historique, justifiant que soient imposées des obligations d’accès et une tarification orientée vers les coûts ; d’autre part, il est essentiel que le régulateur conserve dans son arsenal des armes de dissuasion, armes asymétriques qui ne seraient utilisées qu’en dernier recours, dans l’éventualité très improbable d’un échec de la régulation symétrique !
Je vous remercie de votre attention.