Prise de parole - Interview

« Nous sommes des ouvreurs d’infrastructures »

Sébastien Soriano, président de l'Arcep, répond aux questions du magazine Stratégies

Président de l’Arcep, Sébastien Soriano régule le secteur des télécoms pour le lancement de la 5G et veille à la distribution de la presse

Vous avez annoncé le 17 décembre être arrivé à un accord avec le gouvernement sur la 5G. Quatre blocs de 50 MHz chacun seront proposés aux opérateurs et les 110 MHz restants seront attribués aux enchères. Tout ne va-t-il pas se jouer aux enchères ?

Nous avons trouvé un compromis qui consiste à maintenir ces blocs de 50 mégahertz réservés mais en donnant un échelonnement de paiement sur quinze ans. Cela répondra à notre préoccupation qui est de veiller à ce qu’il y ait une réelle égalité des chances entre les opérateurs et de préserver l’acquis de la concurrence. D’autant qu’il y a une dynamique de marché très positive avec des investissements élevés. L’enchère joue en effet un rôle significatif puisqu’elle permettra à certains acteurs de doubler leur quantité de spectre pour aller de 50 à 100 MHz. On verra si cela va jusque-là mais le fait est que cela favorise la différenciation et l’émulation. En même temps, il y a un minimum garanti avec quatre blocs de 50 MHz.

Nous avons par ailleurs abouti à des objectifs de couverture les plus ambitieux d’Europe, à travers un déploiement concomitant de la 5G dans les zones urbaines, rurales ou péri-urbaines - dites de « territoires d’industrie ». Ce ne sera donc pas que l’affaire des grands centres urbains. Nous prévoyons aussi un quadruplement du débit exigé - par rapport à la 4 G – d’ici 2025 sur l’empreinte du réseau actuel.

Que répondez-vous aux opérateurs télécoms qui craignent des enchères gourmandes en capitaux et qui aient des répercussions sur les prix?

Pour nous, la concurrence est la garantie que le consommateur et le territoire sont bien servis. C’est elle qui fait que chaque euro gagné par les opérateurs est rendue sous forme de pouvoir d’achat aux ménages et d’aménagement du territoire via des baisses de prix ou la création de nouvelles infrastructures. Nous portons une régulation qui crée les conditions pour que le consommateur ne soit pas lésé. Celui-ci est actuellement l’un des mieux lotis puisque la France est deuxième dans le classement de l’OCDE en termes d’attractivité des prix. Nous n’avons donc pas d’inquiétude sur ce sujet.

Faut-il s’attendre à un nouvel acteur comme Vodafone ou Telefonica ?

Les quatre blocs de 50 MHz ne sont pas acquis au prix de réserve. S’il y a un cinquième candidat, ils sont mis aux enchères. Dans les réseaux nationaux, il y quatre grands acteurs. Mais pourraient émerger dans les prochaines années des acteurs avec une empreinte plus locale utilisant des fréquences plus élevées avec une portée plus limitée qui évitent les brouillages. Ces éventuels nouveaux entrants pourraient plutôt arriver par des réseaux locaux d’entreprise. On s’attend par exemple à des usines connectées dans lesquelles on veut faire dialoguer des outils de précision avec un pilotage centralisé. Ou des usages publics dans la ville intelligente ou l’agriculture connectée. Des Gafa ont aussi des projets. C’est le cas de Terragraph de Facebook. L’idée est de faire des réseaux alternatifs dans les centres-villes.

La 5G, au départ, va donc être plutôt localisée, sans couverture uniforme.

La 5 G est protéiforme. Elle vise d’abord à faire la 4G en mieux, avec plus de débit et de capacité.  Ce sera le premier usage des opérateurs sachant qu’il y a des problèmes de saturation des réseaux 4G, sous l’effet notamment de la consommation vidéo. Le deuxième usage sera celui de l’internet des objets avec des réseaux extrêmement déployés avec des petits objets qui ont des communications limitées et des capteurs pour relever les données, par exemple pour la ville intelligente. Le dernier concerne la très haute qualité avec un temps de latence très limité et une très forte sécurisation des échanges. C’est le réseau de l’usine connectée ou de la voiture autonome le jour où il y en aura.

La France soumet à autorisation préalable le choix de des équipementiers de la 5G.  Arthur Dreyfus (Fédération des télécoms) estime que l’interdiction du chinois Huawei entraînerait un « retard insupportable » pour le déploiement des réseaux mobiles. Qu’en pensez-vous ?

C’est un sujet régalien où je n’ai pas à prendre position. Cela engage la sécurité. On comprend bien qu’il puisse y avoir une volonté des Etats d’avoir leur mot à dire sur des infrastructures structurantes. La 5G a la particularité non seulement de transporter nos communications à tous, comme ce fut le cas de la 3G et de la 4G, mais aussi de supporter les usages d’un réseau ferroviaire, d’un hôpital connecté. C’est une infrastructure qui va être fondamentale dans le fonctionnement du pays. En tant que régulateur, nous sommes sensibles à ce que les opérateurs aient une visibilité suffisamment grande par rapport aux choix qu’ils peuvent opérer. On va leur demander de commencer la 5G en 2020 et d’avoir un déploiement national dès 2025. C’est une nécessité pour ne pas décrocher par rapport aux autres pays.

Kantar, dans son rapport « Prédictions et tendances 2020 » estime que « l’industrie du marketing et de la communication sera l’un des principaux bénéficiaires de l’ère de la 5G ». Vous êtes d’accord ?

Oui, la verticale des médias doit se saisir de la 5G, non seulement car il y aura des facilités sur la production – il y a encore beaucoup de câbles aujourd’hui – mais aussi car la 5G va renforcer la société connectée. On va entrer dans un monde d’objets connectés, intelligents, dans lesquels il n’y aura plus seulement les smartphones mais l’enceinte ou la voiture connectées. Peut-être que la télévision passera aussi par la 5G. Les médias vont être impactés. C’est une opportunité car plus les choses sont connectées plus il y a de points de contact potentiels. Et en même temps, il y a de quoi être inquiet de la mainmise des Big Techs sur les terminaux. On craint que le potentiel de connectivité que va apporter la 5 G soit capté par ces acteurs.

Vous avez déclaré au Spiil : « L’Europe a ouvert les monopoles publics. Pourquoi ne pas ouvrir les monopoles privés ? ». Faut-il une nouvelle directive pour cela ou Bruxelles dispose, selon vous, des armes nécessaires ?

Il ne manque que la volonté dans ce débat. L’erreur à ne pas commettre consiste à réguler Internet au lieu de réguler les Gafa. Au niveau européen, on crée toujours de nouvelles règlementations comme la directive e-commerce, l’e-privacy ou le RGPD. Il faut changer ce prisme de la régulation horizontale. Internet doit être un espace non seulement de libertés mais d’initiatives. Tous les maux nouveaux viennent de ce qu’il y a eu une recentralisation d’Internet par les Big Techs. Un grand espace d’information a engendré des intermédiaires qui sont autant de points de repérage. La contrepartie est qu’on a rendu dépendant des citoyens et les acteurs d’internet. Il ne s’agit pas de rediscuter de la directive e-commerce ou de revoir la responsabilité des hébergeurs, bref de modifier le régime de tous les acteurs d’Internet. Ce sont les géants du numérique, eux seuls, que l’on doit mieux contrôler. C’est sur eux que pèse une forte demande sociale. Il n’est plus d’actualité de faire des régulations horizontales comme la RGPD. Il faut responsabiliser les gros sans freiner l’innovation des petits.

Le Sénat examinera en début d’année une proposition de loi de Sophie Primas qui vise à garantir la neutralité des terminaux. Qu’en attendez-vous ?

Cette proposition de loi est un des résultats du gros travail réalisé par le Sénat sur la souveraineté numérique. Les médias, qui sont très dépendants des terminaux, sont concernés. On a connu les applications qui devaient verser 30% à Apple Store. Cela va s’intensifier avec la 5G. A terme, une chaîne de télé, c’est une appli. Et pour tout ce qui est vocal, les enceintes connectées seront incontournables. Google développe même une IA qui va piocher dans les agences de presse pour générer son propre journal vocal sur mesure. Les industries des médias et de la publicité vont être extrêmement dépendantes des terminaux. Des garanties d’ouverture peuvent avoir pour elles une grande valeur. Face aux intermédiaires, que ce soit les opérateurs télécoms avec la neutralité du net aujourd’hui, ou les devices demain si cette loi est votée, nous sommes des ouvreurs d’infrastructures.

Mais est-ce le rôle de l’Arcep de protéger les contenus ?

Oui. Nous ne sommes pas un régulateur des contenus, comme le CSA, mais notre régulation profite aux contenus. Les consommateurs sont dans des prisons dorées dans lesquelles on les guide et on décide à leur place. C’est très grave. Le choix est la discipline qui fait fonctionner le marché.

Comment garantir ce choix ?

Il faut faire en sorte qu’il y ait un réel choix, c’est-à-dire que les plateformes n’utilisent pas leurs positions acquises pour garantir leurs services maison. Google a été condamné pour Google Shopping mais ce n’est pas fini : en Italie, Google Car ne veut pas référencer des bornes de recharge électrique de ENI, par exemple. Ensuite, il faut que le consommateur ne soit pas prisonnier de ces espaces. C’est ce qu’on appelle le multihoming pour pouvoir être dans plusieurs environnements numériques en même temps. Il faut par exemple ouvrir le chantier de l’interopérabilité, déjà pour favoriser des services d’agrégation comme City Mapper qui vous permet de réaliser un trajet multimodal en vous commençant par une trottinette Lyme en poursuivant avec Uber… Ce genre d’agrégateur peut redonner du pouvoir aux individus.

Dans le cadre de la loi sur l’audiovisuel, Franck Riester propose des rapprochements entre l’Arcep et le CSA, avec un échange de conseillers. Etiez-vous favorable à une fusion avec le CSA ?

Je n'y étais pas opposé par principe, mais encore aurait-il fallu préciser l’objectif. L’Arcep est conçue pour réguler les télécoms, la poste et la distribution de la presse. Elle a une gouvernance efficace, qui permet de réguler des acteurs aussi puissants que Free, SFR, Orange ou Bouygues Telecom. Nous sommes une autorité indépendante du gouvernement structurée pour résister aux influences éventuelles. Si celui-ci veut modifier notre gouvernance, il devrait le faire de manière consensuelle. Faute d’objectif clair, j’ai un problème de principe à changer notre gouvernance à travers les échanges de conseillers. D’autant que l’Arcep doit être aveugle aux contenus pour garantir la neutralité du transport sur les réseaux qu’elle régule. De plus, il n’y a pas eu de réflexions abouties sur les régulations nécessaires sur les acteurs du numérique. Mais si la France voulait avoir une régulation très ambitieuse des Gafa, elle pourrait compter sur l’Arcep pour réfléchir à des évolutions institutionnelles. 

Comment allez-vous travailler avec le CSA ?

En renforçant nos coopérations avec la création d’un pôle commun : études, prospectives et baromètres. Ce sera le cas sur le dossier de la protection des mineurs contre la pornographie en ligne, à la demande du gouvernement. Sera mise en place une plateforme d’information pour recenser des filtres parentaux et les rendre plus accessible au public. Nous travaillerons avec les fournisseurs d’accès à internet et les terminaux. Sur le numérique, on gagne à travailler ensemble.

Que pensez-vous de l’idée de faire participer les Gafa à la création audiovisuelle, comme l'impose la future loi ?

Les contenus ont de la valeur. Dans un marché concurrentiel normal, les Gafa devraient payer leurs partenaires pour cette valeur. L’enjeu est de réussir à construire des structures de marché qui soient concurrentielles et permettent la révélation de cette valeur. C’est le même enjeu sur les droits voisins de la presse en ligne.

En vue de la loi, vous avez fait des propositions sur la TNT à l’Autorité de la concurrence. N’était-ce pas pour récupérer des fréquences ?

J’ai été maladroit sur la TNT et on m’a soupçonné à tort de vouloir la tuer. Notre but est de donner plus de pouvoir aux chaînes. Ces dernières sont captives de la technologie TNT. La loi leur impose de couvrir 95% de la population, avec un coût croissant. Il faudrait que les chaines puissent choisir un mix technologique. Dans certaines zones urbaines où la fibre est très déployée, faut-il imposer la TNT ? Dans certaines zones rurales, passer par le satellite n'est-il pas plus économique ? Pourquoi ne pas créer un service universel télévisé via la fibre financée par un fond payé par les acteurs ? Ces propositions sont bonnes pour les chaînes.

Vous régulez désormais la distribution de la presse. C’est un cadeau empoisonné ?

J’y vois plutôt un signe de confiance. Je connais ce secteur pour l'avoir couvert en tant que conseiller au ministère de la Culture. Notre ADN à l’Arcep est de créer les conditions d’un réseau et d’une infrastructure qui permette à tous les contenus de passer. Car nous ne sommes pas un juge des contenus. Cela rassure les petits éditeurs. Notre manifeste, c’est «les réseaux, comme bien commun».

En arbitrant en faveur d’un gel des départs des éditeurs de Presstalis vers les MLP pendant six mois, vous êtes sorti de votre neutralité, non ?

C'est une décision d'urgence. Nous avons donné une suite favorable à cette demande de gel, en raison des risques d’atteinte grave et immédiate à la continuité de la distribution de la presse. Mais nous voulons inscrire notre action dans le temps long. Et c’est un arbitrage neutre par rapport à l’identité des titres. 

Comment allez-vous intervenir?

La gouvernance antérieure d’autorégulation était arrivée à sa limite. Notre boussole va être l’intérêt des lecteurs. Nous sommes là pour faire vivre la réforme de la loi Bichet, adoptée à l'automne. Il faut penser un outil industriel pérenne. Cela va amener à trancher quelques sujets dont celui de l’assortiment (nombre d'exemplaires et variété de l'offre dans les kiosques), et celui du pouvoir donné aux marchands de journaux comme à la question d'éventuels points de vente dans des enseignes variées. Nous aiderons le secteur lors de ces discussions placées sous notre l’égide via un comité de suivi. L’interprofession a six mois pour aboutir à un accord. Sinon, la loi nous a donné le pouvoir de trancher. 

Le problème majeur demeure Presstalis et sa dette…

La différence entre le régulateur et la tutelle est que nous n’intervenons pas dans les questions d’actionnariats et de financement. Même si nous sommes informés de la situation. Notre objectif n’est pas d’être pour ou contre la survie d’un acteur. Nous allons nous doter d’une vision stratégique claire d'ici le printemps, qui guidera nos arbitrages. 


Propos recueillis par Caroline Bonacossa et Amaury de Rochegonde

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