Prise de parole - Discours

"L'expérience permet de se forger un certain nombre de convictions et de tirer un certain nombre d'enseignements. Trois m'apparaissent importantes : l'importance de l'international dans les décisions nationales de régulation / la nécessité de prendre en compte les territoires / la nécessité de préserver à tout moment la concurrence comme gage d'innovation et d'investissement" - Discours de départ de Gabrielle Gauthey, membre de l'Autorité, le 18 décembre 2008.

Monsieur le Ministre, Messieurs les élus, Mesdames, Messieurs, chers amis,

Un grand merci, Monsieur le Secrétaire Général d’être là avec nous ce soir et merci pour vos propos dont je ne sais s’ils sont vraiment mérités.

Il y a prescription…mais je peux maintenant l’avouer, je n’étais que très moyennement candidate quand un jour de décembre 2002, j’ai reçu un appel du Président de l’Assemblée Nationale, Jean-Louis Debré, pour me proposer de devenir Membre de l’ART. J’étais à l’époque parfaitement heureuse à la CDC où j’avais eu la grande chance de pouvoir créer une nouvelle activité avec une équipe à laquelle j’étais profondément attachée.

Jamais je n’aurais imaginé, en finissant finalement par accepter, que j’irais au bout d’un mandat qui à l’époque me paraissait long ; jamais auparavant je n’étais restée aussi longtemps dans un poste…et pourtant pas une minute je n’ai trouvé le temps long …au contraire…et quelle variété de sujets, nous avons eu à traiter mes collègues et moi !

Il me semble en effet, Paul, que nous quittons l’ARCEP au moment où se posent des questions d’une toute autre nature que celles que nous avions à traiter il y a 6 ans.

C’est le charme du secteur des télécommunications d’être particulièrement évolutif et dynamique. Même si un certain nombre de constantes demeurent, qui justifient encore pour un temps certain, une régulation dite ex-ante.

Au premier cycle de 6 années correspondant essentiellement à l’ouverture à la concurrence de la voix a succédé celui du haut débit et de son extension sur le territoire, et depuis quelque temps nous abordons une 3ème étape : celle du très haut débit fixe avec l’arrivée de la fibre dans le réseau d’accès et du très haut débit mobile, mais aussi celle de l’adoption prochaine d’un 3ème paquet de directives européennes.

La régulation ex-ante est loin de l’image d’Epinal de la justice rendue tel Saint-Louis sous son chêne. Sa spécificité, et c’est ce qui pour moi a fait son intérêt, est l’anticipation. Elle consiste à comprendre ce que sera demain, et à le préparer afin que le possible devienne réalité. Ainsi il s’agit de prévoir ce que vont être les obstacles, d’innover parfois dans les solutions à mettre en œuvre, à l’intérieur certes du cadre européen, de consulter et d’entendre des points de vue parfois totalement opposés, enfin de décider …et puis - last but not least - d’assumer les décisions prises, y compris sur le long terme. 

Et cette durée est finalement un privilège qui n’est pas toujours donné à beaucoup de décideurs, notamment politiques car elle permet d’avoir le temps de voir certaines des conséquences des décisions prises…

Cette expérience permet aussi de se forger un certain nombre de convictions et de tirer un certain nombre d’enseignements. Je souhaiterais vous en faire partager quelques uns, au moins 3 qui auront marqué mes années à l’ARCEP :

- L’importance de l’international dans les décisions nationales de régulation (même si cela peut paraître paradoxal) ;

- La nécessité de prendre en compte les territoires, (le global et le local) ;

- Enfin la nécessité de préserver à tout moment la concurrence comme gage d’innovation et d’investissement.

L’international.

Les télécoms sont par nature un monde très international et l’ARCEP est un lieu très ouvert sur l’étranger.

Inutile de rappeler l’importance de l’échelon communautaire, désormais omniprésent dans toutes décisions de l’ARCEP, présentes et à venir, ni les nombreuses interactions avec la Commission.

Notre groupe des régulateurs européens le GRE auquel j’ai eu grand plaisir à participer et dont je salue ce soir la présence de quelques représentants, a vu son rôle s’accroître très sensiblement au cours de ces dernières années ; c’est désormais un bon observatoire des politiques comparées des uns et des autres et un lieu d’échanges d’expériences essentiel sur de très nombreux sujets. Il y a peu de décisions importantes que nous prenions au niveau national qui n’aient de répercussions chez nos voisins et que nous ne commentions ensemble.

En effet, la bonne connaissance des principaux marchés étrangers et de leur pratique de régulation s’est révélée déterminante dans l’appréhension de la régulation de nos marchés nationaux, notamment sur les sujets dits " émergents ".

Ainsi, c’est en analysant depuis 3 ans déjà ce qui se passait aux USA, en Corée ou au Japon sur le très haut débit, et en particulier sur le déploiement de la fibre, que nous nous sommes forgés une opinion sur la façon dont il convenait d’appréhender ces sujets nouveaux en France. Bien sûr, il ne s’agissait pas de venir calquer en France les solutions de l’étranger : il n’était question ni du " regulatory holiday " à l’américaine en raison de l’histoire et de la réalité du marché français du haut débit, ni de mettre en place le dégroupage à la japonaise.

C’est toutefois cette anticipation, avant que le déploiement de la fibre ne commence réellement, finalement plus vite que prévu – sous la pression concurrentielle – qui nous a permis de préparer avec la Commission les mesures propres à lever les " goulots d’étranglement " : instaurer l’accès aux fourreaux comme un remède du cadre, et prévoir, par anticipation du cadre européen, une régulation symétrique de l’infrastructure essentielle que constitue la partie terminale de cette nouvelle boucle locale,.

C’est encore l’observation de ce qui s’était passé aux USA ou en Asie où des décisions avaient été prises, il y a 2 ans déjà, qui nous a fait comprendre que l’attribution des fréquences du dividende numérique au très haut débit mobile était cruciale pour l’avenir de nos territoires, mais aussi que son identification précoce était urgente dans la perspective de la Conférence Mondiale des Radiocommunications (CMR) et indispensable à la préparation de notre industrie.

Enfin, c’est encore l’observation des débats outre-Atlantique sur l’accès des contenus aux réseaux et sur la net-neutralité qui nous font réfléchir depuis quelque temps déjà aux nouvelles règles qu’il conviendrait d’appliquer à la convergence des contenus et des réseaux.

Réciproquement, il n’est pas faux de dire :

- que de nombreux régulateurs européens sont venus voir comment avait été mis en place en France un dégroupage jugé efficace,

- que les Coréens ont été très intrigués par le décollage rapide de l’IPTV en France (un des pays au monde où elle est le plus développée),

- que les Américains ont de grands débats sur le retour au monopole, ou au duopole engendrant des tarifs du triple-play bien supérieurs aux nôtres et regardent avec intérêt les vertus du cadre européen,

- enfin que depuis quelques mois nous sommes constamment sollicités par de nombreux pays étrangers (y compris l’Australie !) pour exposer ce que nous avons fait avec les collectivités locales ou ce que nous envisageons de faire sur la fibre et c’est peu de dire que nos débats franchouillards sur la mutualisation suscitent à notre grande surprise un très grand intérêt international.

Les territoires

Après le " global ", le local.

Paradoxalement, le goût de l’international ne va pas pour moi sans un grand attachement aux territoires, attachement que je tire probablement de mon origine provinciale.

(J’avais déjà consacré une bonne partie de ma carrière à l’aménagement du territoire notamment à la Datar en créant Invest in France, puis bien sûr à la CDC)

J’ai, dans les années récentes, beaucoup milité pour que soit reconnu aux collectivités locales un droit à l’aménagement numérique de leur territoire tout comme elles l’avaient déjà dans d’autres domaines, pour qu’elles se dotent des compétences nécessaires et qu’elles tiennent la place qui doit être la leur dans ce secteur nouveau pour elles, sans pour autant prendre celle des opérateurs.

C’était effectivement une révolution dans la mesure où jusqu’alors la desserte des territoires avait été laissée à la seule initiative des opérateurs privés et où une intervention publique dans ce secteur en concurrence n’allait pas de soi.

Nous avons tous en tête les débats passionnés qui ont entouré le vote du fameux L 1425-1, article fondateur de la capacité à agir des collectivités locales. Beaucoup craignaient à l’époque que leur intervention ne gaspille l’argent public et ne distorde la concurrence, ce qui, il est vrai, aurait pu se produire.

Au cours de ces 6 dernières années, les liens entre l’ARCEP et les collectivités se sont beaucoup renforcés. Le CRIP (Comité des réseaux d’initiative publique), dont j’ai souhaité la mise en place dès mon arrivée, a, je crois, aidé à la connaissance mutuelle de deux mondes qui jusqu’alors s’ignoraient : celui des collectivités locales et celui des opérateurs. Il a permis de définir quelques principes d’intervention permettant de combiner une action publique dans un secteur en concurrence, modulée en fonction de la spécificité et de la densité de chaque territoire.

Les collectivités ont largement saisi cette capacité à agir qu’on leur avait accordée : ainsi on dénombre aujourd’hui plus de 88 projets dont 56 sont opérationnels. La plupart sont des réseaux de collecte en fibre neutres ouverts et mutualisables qu’elles ont établis et mis à la disposition des opérateurs sans discrimination et qui couvrent pratiquement 50% du territoire. Ils représentent aujourd’hui 1,6 milliard d’investissement dont moins de 50% d’argent public.

Les collectivités n’ont pas à rougir de ces premières initiatives et on peut aujourd’hui dire assez clairement que l’impact de leur intervention est réel : elles ont permis de résorber à moindre coût les zones blanches (en moyenne 80% des zones blanches des territoires concernés) tout en permettant d’étendre significativement l’empreinte du dégroupage (40 % des répartiteurs dégroupés représentant 4,6 millions de lignes le sont grâce à elles) et de la concurrence vers les PME grâce au fibrage des zones d’activité.

Ainsi, elles ont permis de réconcilier concurrence et couverture que l’on oppose si souvent alors qu’elles vont de pair.

De plus, ces initiatives loin de le décourager, comme on le craignait, ont eu un effet levier indéniable sur l’investissement privé. Directement tout d’abord : initiative publique ne signifie pas financement public à 100 %. En effet un euro public investi aura suscité l’investissement d’un euro privé directement dans le projet et indirectement 3 euros pour certains territoires comme la Manche dans les propres réseaux des opérateurs. La différence est aujourd’hui souvent sévère entre celles qui ont agi et les autres.

Enfin, les réseaux des collectivités locales ont surtout permis de préparer l’avenir et la montée en débit des territoires.

Si leur rôle a été celui que nous avons connu dans le haut débit, il y a peu de doute qu’elles en auront un, plus important encore dans le très haut débit ! Il est en effet probable que la seule initiative des opérateurs privés ne suffira pas à couvrir en très haut débit une partie significative de notre territoire dans des délais raisonnables. L’expérience du haut débit nous montre que leur action ne se limitera pas à venir uniquement comme pompiers compléter ce qui n’aura pas été couvert pas les opérateurs. Elles sont légitimes à se préoccuper dès aujourd’hui des conditions dans lesquelles se font les déploiements sur leur territoire, même si, bien évidemment, les modalités d’intervention et de financement diffèrent là encore selon la densité des zones.

Il est d’ailleurs frappant de voir que notre pays n’est pas le seul à se préoccuper de ce sujet. En effet, plusieurs pays envisagent des formes plus ou moins diverses de PPP dans le domaine du très haut débit (L’Australie, la Grèce, la Finlande…) et beaucoup nous sollicitent désormais, notamment au sein du GRE, pour comprendre et s’inspirer du modèle que nous avons su créer et qui nous a permis de mener collectivement une action publique dans un secteur en concurrence.

Je remercie infiniment les élus avec qui nous avons travaillé et développé des liens étroits tout au long de ces années. Ils sont, pour beaucoup, devenus des experts de notre secteur ce qui est très utile dans tous les débats législatifs. Réciproquement, je crois pouvoir dire que l’ARCEP a beaucoup évolué dans la prise en compte des territoires dans toutes ses décisions. Les collectivités sont devenues des partenaires à part entière, très écoutés sur de nombreux sujets qui dépassent leur propre action (le spectre, la fibre..).

La concurrence

Je souhaiterais dire enfin quelques mots sur le troisième sujet qui me tient particulièrement à cœur, celui de la concurrence.

J’ai pu au cours de ces dernières années mesurer combien en France il était difficile de défendre cette concurrence. Dans notre pays à la tradition colbertiste, ce concept semble souvent en contradiction avec celui de développement industriel voire même contraire à l’intérêt général. Je sors pourtant de ces six ans de régulation avec la conviction renforcée que seule la concurrence garantit l’investissement dont il est tant question aujourd’hui et l’innovation. Notre secteur est l’illustration parfaite de ce que peut produire la libération des intelligences et des initiatives.

La France, encore à la traîne il y a quelque temps, caracole aujourd’hui en tête des pays européens en termes de taux de pénétration du haut débit et de prix. Et c’est bien la concurrence garantie par une régulation appropriée et appuyée par les collectivités locales qui a été le moteur du développement rapide du marché au profit de l’ensemble des opérateurs. Elle a été pour beaucoup ces dernières années dans l’émergence de nombreuses innovations, l’apparition des box, la VOIP où notre pays tient la 3ème place mondiale avec 55% de la voix résidentielle qui passe sur l’ADSL, l’ADSL 2+, la TV sur DSL …et pour finir le premier mouvement vers la fibre dans le réseau d’accès. Je ne crois pas qu’elle soit destructrice de valeur pour les opérateurs et donc pour l’industrie et synonyme d’absence de capacités d’investissements. Les opérateurs ont, au contraire tous beaucoup investi dans notre pays au cours des dernières années. Cette concurrence a permis d’asseoir de nouveaux entrants dynamiques qui ne sont pas, comme c’est le cas dans beaucoup de pays voisins, que des filiales d’opérateurs historiques. Et elle est loin d’avoir affaibli notre opérateur historique, bien au contraire et c’est tant mieux ! France Telecom peut être fier de la comparaison avec certains de ses homologues européens.

Ce dynamisme n’est toutefois pas définitivement acquis …et l’équilibre doit sans cesse être préservé, à chaque rupture technologique et elles sont nombreuses, et surtout dans le contexte actuel de l’arrivée de la fibre dans le réseau d’accès. C’est un moment particulièrement structurant, presqu’autant que l’électrification de notre pays et il peut, si nous n’y prenons garde, être l’occasion d’un rebasculement et d’une fermeture du marché. C’est d’ailleurs ce qui est malheureusement souvent constaté à l’étranger. C’est pourquoi depuis déjà plusieurs années, nous l’avons anticipé afin de définir suffisamment en amont les conditions de la régulation asymétrique et symétrique permettant certes une incitation à l’investissement par tous les opérateurs mais évitant les situations irréversibles. Car l’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers.

Nous sommes à un moment critique où nous voyons bien qu’il nous faut ensemble, Commission Européenne, Etat, régulateur, opérateurs et collectivités locales, développer une vision commune si vous voulons éviter les duplications inefficaces sur des zones durablement réduites de notre territoire et garantir une concurrence d’infrastructures certes, mais intelligente c’est-à-dire sur la partie active du réseau. Il ne s’agit pas pour nous d’organiser une concurrence d’entreprises de pose et de BTP. C’est crucial si nous voulons que notre pays garde dans le très haut débit la place qu’il a su gagner dans le haut débit.

Mais je sais que je suis loin d’être la seule à partager ces vues au sein de notre collège. Je remercie mes collègues pour leur patience à mon égard lors des débats parfois un peu vifs que nous avons pu avoir. Merci aussi, Paul, pour la bienveillance et l’habileté avec laquelle tu as mené notre collège et pour la façon dont grâce à ta grande culture économique, tu es toujours parvenu à élargir nos débats et à les remettre en perspective. La collégialité apprend l’écoute et elle est riche des expériences et des personnalités diverses de ses membres.

Je te remercie aussi Paul pour la liberté d’investigation que tu m’as laissée, la confiance que tu m’as faite notamment pour défricher des sujets " en amont ", mais aussi pour ton écoute et la façon dont tu as aussi su te laisser convaincre sur des thèmes où parfois – même s’ils ont été rares-nous partions pourtant avec des vues différentes.

Bien sûr je n’oublie pas Philippe, notre DG, avec qui le travail a toujours été facile, fluide, intelligent, et les services notamment ceux avec qui j’ai le plus travaillé (que j’ai le plus sollicités); j’ai moi aussi toujours apprécié leur disponibilité et leur compétence : ils savent qu’ils vont me manquer.

Enfin, un grand merci à celles qui m’ont successivement secondée au cours de ces 6 années, Renée et Dominique qui m’ont accueillie et aujourd’hui Nadia dont le soutien est indéfectible, si efficace et si précieux. Elles aussi vont me manquer et je leur demande de me pardonner mon exigence et mon impatience parfois excessives.

J’ai eu un immense plaisir à passer ces quelques années dans ce lieu si ouvert sur l’extérieur, sur le monde des télécoms, sur les opérateurs. Je les remercie eux aussi de leur compréhension pour la tâche souvent ingrate de la prise de décisions impopulaires et du courage que cela suppose.

Je rejoins, (et j’ai pleinement conscience du challenge), un grand groupe industriel où je vais satisfaire mon goût pour l’international et d’où je verrai certainement la régulation d’un autre œil. Mais je sais ne pouvoir renoncer aux valeurs qui me tiennent profondément à cœur : l’engagement sincère de se donner pleinement à ce que l’on croit en toute vérité, de se battre la vraie liberté créatrice, celle qui fera avancer notre société et nous permettra de marquer le monde de notre modeste empreinte. Comme le disait René Char " On ne se bat bien que pour les causes qu’on modèle soi-même et avec lesquelles on se brûle en s’identifiant ".