Prise de parole - Discours

« Les géants de l'internet - Nouvelles technologies, nouvelles régulations ? » Intervention de Jean-Ludovic Silicani, président de l'ARCEP lors du colloque de l'Autorité de la concurrence, le 3 juillet 2012 

Monsieur le président de l'Autorité,

Mesdames et Messieurs,

Chers amis,

Il est toujours délicat de conclure des débats aussi riches. Cela est d'autant plus vrai lorsqu'il s'agit, comme ce matin, d'un sujet très stimulant.

Fondamentalement, la question qui est posée à l'ensemble des acteurs publics, en France comme dans les autres économies développées, est celle du développement de l'innovation : innovation technologique, mais aussi des innovations organisationnelles ou commerciales concernant les activités économiques.

Cette problématique est au cœur du secteur des télécoms et de sa régulation et l'innovation est un des objectifs que la loi assigne à l'ARCEP. Il lui faut en effet, à la fois trouver les solutions les plus appropriées pour ne pas freiner ces innovations, voire pour les faciliter, tout en les combinant, dans la mesure du possible, avec les autres objectifs d'intérêt général poursuivis.

Je souhaiterais, dans un premier temps, présenter les principales innovations qui ont pu induire, au cours de la période récente, des évolutions de la régulation mise en œuvre par l'Autorité. J'élargirai ensuite mon propos pour essayer de mettre en perspective les principaux points traités au cours de cette matinée.

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I - Trois principales évolutions ont marqué la régulation des communications électroniques

Chaque évolution technologique majeure dans le secteur des télécoms a constitué un nouveau défi pour les opérateurs mais également pour le régulateur. En voici trois illustrations.

1. Face au renouvellement des infrastructures, la régulation a été recentrée et est devenue plus symétrique

  • Il faut souligner, en premier lieu, au cours des années 2000, le retrait progressif de toute forme de régulation des marchés de détail pour se concentrer sur le seul levier, au demeurant très important, des marchés de gros. Sur les marchés fixes, c'est l'innovation constituée par le dégroupage qui a conduit à cette évolution de la régulation. L'innovation technique, permise par l'accès d'opérateurs alternatifs aux NRA pour l'installation de leurs propres équipements actifs, a engendré des innovations commerciales en série : différenciation tarifaire, par la diffusion d'un tarif unique, " tout inclus ", innovation dans les services, par la généralisation du " triple-play " et des boxes.

  • La seconde évolution est tout aussi importante, quoi que plus récente : dans un secteur qui s'affranchit progressivement, avec le passage au très haut débit, de l'infrastructure héritée du seul opérateur historique, la régulation doit pouvoir fixer des règles à un ensemble d'acteurs désormais traités sur un pied d'égalité et autonomes dans leur stratégie. Cette régulation symétrique a en particulier été mise en œuvre pour le déploiement des réseaux fixes de fibre optique (dits FttH). Une telle régulation symétrique existait déjà pour les titulaires de licences de téléphonie mobile.

    Dans ce contexte, le régulateur doit être capable de fixer des règles qui apportent de la prévisibilité et de la sécurité à des acteurs confrontés à d'importants choix d'investissement. Cela n'est pas toujours facile car ces règles concernent des marchés émergents dont l'organisation finale n'est pas parfaitement connue : pour le FttH, l'Autorité a ainsi retenu, par deux décisions successives de 2009 et 2010, un cadre réglementaire adapté aux différences territoriales comme aux différences de capacités d'investissement des opérateurs. Ce cadre s'appuie sur les possibilités technologiques offertes par la fibre. Il est neutre quant à l'organisation du secteur, la propriété des opérateurs ou la nature des financements, publics comme privés, qui pourront être mobilisés. On peut dire aujourd'hui que, malgré une période de mise en place toujours délicate, la majorité des acteurs s'accorde désormais pour reconnaître l'adéquation de ce cadre qui, et c'est suffisamment rare pour être souligné, n'a pas été attaqué au contentieux.

2. La régulation fait désormais une large place à la mutualisation des infrastructures

Une seconde évolution notable est intervenue dans les instruments définis par l'Autorité, pour les réseaux fixe et mobile : afin de tenir compte des coûts d'investissement importants que représente une couverture complète du territoire en réseaux à très haut débit, l'ARCEP a laissé aux opérateurs la possibilité de mutualiser le coût de leurs déploiements. La maturité des technologies y a beaucoup contribué que ce soit le ran-sharing pour les réseaux mobiles ou la flexibilité des architectures permises par la fibre. Pour les réseaux FttH, cela se traduit par la mise en commun de 90% des coûts de déploiement hors des zones très denses. Pour les réseaux mobiles à très haut débit, et après l'attribution des licences 4G, achevée il y a quelques mois, les opérateurs ont non seulement la possibilité, mais sont incités à mutualiser leurs infrastructures et leurs fréquences. Les technologies, comme les modalités de la régulation relatives aux réseaux fixes et mobiles, tendent ainsi à converger, ce qui se répercute sur l'organisation des grands opérateurs, désormais tous présents à la fois sur le fixe et le mobile. Ils jouent pleinement de cette convergence : ils optimisent leurs réseaux, en recourant par exemple à une collecte commune à leurs réseaux fixes et mobiles ; ils proposent des services complets sur le fixe comme en mobilité, ce que traduit la systématisation des offres quadruple play. Ils jouent aussi de cette complémentarité pour améliorer leur qualité de service, à l'image des boîtiers femtocell apportant un complément de couverture mobile à l'intérieur des bâtiments.

L'arrivée des technologies du très haut débit nécessite donc, face à des investissements qui, sans cela, seraient lourds, le passage progressif d'une concurrence par les infrastructures à une concurrence par les services. Mais ces technologies rendent aussi possible cette concurrence par les services en facilitant leur différenciation. L'enjeu est de retrouver, sur le marché du très haut débit, la même dynamique d'innovation dans les services que celle qui a accompagné le dégroupage. Si l'on considère maintenant le numérique dans son ensemble, il s'agit également de favoriser une diffusion rapide de nouvelles technologies et de nouveaux services de communications électroniques dont chacun sait qu'ils sont un des facteurs déclenchant d'innovations en cascades, comme ce secteur en connait depuis vingt ans.

Ces exemples montrent également que l'intervention des pouvoirs publics doit être guidée par un mélange de pragmatisme, de créativité et de clarté dans les objectifs, afin de s'adapter aux contraintes de chaque secteur. Sans cela, la régulation se trouverait, en quelque sorte, dépassée par son objet. C'est encore plus manifeste pour la troisième évolution que je souhaitais aborder : celle liée à la neutralité de l'internet.

3. Une régulation plus souple est nécessaire afin de mieux tenir compte de l'évolution de l'écosystème numérique qui passe progressivement des infrastructures à l'infostructure où se mêlent intimement les réseaux et les contenus

L'innovation technologique, dans le numérique, a ceci de particulier qu'elle suit un schéma de propagation par ricochets. Ces " grappes " d'innovation modifient les équilibres de multiples secteurs économiques et les rendent plus interdépendants. Internet constitue aujourd'hui la colonne vertébrale de ces innovations et redéfinit non seulement le fonctionnement des réseaux de communications, la production de logiciels et d'applications, mais également des activités aussi diverses que le commerce, la distribution, la presse ou l'édition.

C'est dans ce contexte d'interdépendance économique et technologique croissante que se situe le débat sur la neutralité de l'internet. Sur des réseaux fixes et mobiles qui convergent, le moteur de la valeur n'est plus la voix mais la " data " dont la consommation connait une croissance ininterrompue (sur les réseaux mobiles, cette consommation a quadruplé en deux ans). C'est également dans ce contexte qu'internet doit offrir, sans discrimination, l'accès de tous ses utilisateurs à l'ensemble de ses contenus. La défense, par la puissance publique, de cette neutralité reflète la nature mixte d'internet, à la fois réseau d'intérêt général et lieu d'échanges marchands, espace de liberté, source d'innovation et de création de valeur.

Je ne retracerai pas l'ensemble des travaux menés par l'ARCEP sur ce sujet depuis 2009. Le rapport que nous devons remettre cet été, à sa demande, au Parlement constituera un point d'étape important. Sachez seulement, et cela répond à une importante question de cette journée, que l'ARCEP dispose des moyens juridiques nécessaires pour agir dans ce champ nouveau : les directives communautaires, qui ont été récemment transposées, nous confient en effet désormais la tâche de régler des différends entre opérateurs et fournisseurs de contenus en ligne, ce qui inclut les " over-the-top ". L'ARCEP peut aussi fixer, en cas de dégradation manifeste de la qualité de service de l'accès à internet, une qualité minimale pour cet accès. Les instruments existent donc et nous entendons en faire usage mais de façon raisonnable, afin de respecter le caractère décentralisé et évolutif du net.

Pour mettre en œuvre cette régulation plus symétrique, plus souple et marquée par plus de mutualisation, l'Autorité a adapté ses moyens d'action

Là encore, la souplesse donnée par la loi et les textes communautaires aux autorités de régulation constitue un avantage déterminant. Sur la neutralité, l'ARCEP a pu inscrire ses travaux dans le moyen terme en adoptant une approche encore plus fondée que par le passé sur la concertation et en se donnant le temps de se forger une réelle expertise sur ces sujets complexes. Le recours à des recommandations ou à des formes de corégulation, pour étendre par exemple le champ des mesures de qualité de service, a également marqué une évolution tangible. Cela est vrai également pour d'autres régulateurs : la CRE a régulièrement recours à des communications, l'Autorité de la concurrence fait usage de communiqués de procédure pour apporter de la visibilité sur les conditions de mise en œuvre de ses instruments d'action.

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II. Mais, plus largement, quels enseignements tirer des débats de cette matinée sur la dialectique entre la régulation et le développement de l'innovation, au-delà du seul secteur des communications électroniques ?

1. L'innovation constitue l'un des moyens de la concurrence et de sa régulation.

 

  • Elle tend à remettre en cause les positions acquises en modifiant les conditions de marché, voire en créant de nouveaux marchés.

C'est vrai non seulement horizontalement, entre concurrents, mais aussi verticalement, sur des marchés connexes ou liés. Les innovations sur le marché des services, sur celui des terminaux ou sur celui de l'accès sont ainsi évidemment liées au sein de l'infostructure. La croissance de l'un a nourri celle des autres et l'on voit certains acteurs tenter de prendre position sur l'ensemble de la chaîne.

Dans les objectifs qu'il poursuit, le régulateur bénéficie de cette dynamique et je rejoins les conclusions d'Anne Perrot sur la nécessité de contribuer, dans la mesure de nos moyens, à maintenir ouvert le modèle d'innovation inhérent à internet, afin que ce marché des services en ligne conserve le dynamisme qui l'a caractérisé au cours des dernières années. Plusieurs intervenants ont aussi rappelé à quel point les vainqueurs d'une génération de services ou d'applications, (My Space et peut-être demain Facebook ou même Google), qui peuvent rapidement acquérir un poids économique significatif, peuvent également être les perdants lorsqu'apparaît la génération suivante.

 

  • Plus généralement, l'innovation permet la différenciation sur le marché et contribue à réduire les barrières à l'entrée. C'est notamment le cas des barrières de nature technique, dont on sait à quel point elles sont déterminantes dans l'animation d'un marché.

    Dans la course que se livrent notamment les opérateurs de réseaux et les fournisseurs de contenus, cette ouverture est importante, même si les opérateurs de réseaux ne sont pas encore parvenus à trouver les moyens de regagner du terrain, par l'innovation, dans la répartition de la valeur. Les services associés aux technologies machine-to-machine ou le développement des services de paiement sans contact sont autant de pistes, mais je crois, comme l'a dit Bruno Lasserre, qu'il appartient aux acteurs nationaux d'organiser leur riposte et, aux autorités nationales de ne pas inutilement l'entraver.

    2. L'intervention des pouvoirs publics doit ainsi demeurer proportionnée et adaptée.

  • La régulation ne doit pas contribuer à défendre un statu quo mais doit donner aux acteurs économiques les moyens de déterminer librement leurs stratégies

    Pour l'ARCEP, cela se traduit, par exemple, à côté d'une réelle exigence sur le respect du principe de neutralité technologique, par le souci de laisser le secteur déterminer ses choix technologiques : ce fut le cas pour l'attribution des licences de boucle locale radio et le Wimax qui présentaient un réel attrait mais pour lesquels l'écosystème n'a jamais atteint de masse critique. Plus généralement, la régulation nationale ne doit pas être inutilement intrusive.

  • Anne Perrot l'a montré, le droit général de la concurrence dispose des moyens nécessaires pour traiter la situation spécifique de ces grands acteurs de l'internet.

    C'est également le cas, me semble-t-il, pour l'ARCEP, sur les sujets liés à la neutralité du net relevant de sa compétence. En la matière, je crois que les principes structurant notre action sont assez clairs : favoriser la transparence sur le marché afin que chacun de ses acteurs puisse se déterminer en toute connaissance de cause et que la concurrence puisse porter ses effets ; lorsque cette transparence s'avère insuffisante, intervenir avec à l'esprit la nécessité de fournir les bonnes incitations plutôt que d'imposer des solutions.

3. Face à ces nouveaux acteurs, face à ces nouveaux marchés dématérialisés qui sont par nature mondiaux, la collaboration des acteurs publics est indispensable

Cela est vrai pour l'ensemble des pouvoirs publics nationaux ; ça l'est tout particulièrement pour la collaboration entre autorités sectorielle et générale et elle est excellente. Elle l'est aussi entre les autorités de régulation et le Gouvernement et le Parlement. En effet, une partie très importante des questions, par exemple la fiscalité, relèvent du pouvoir politique.

 

  • Cette collaboration ne peut cependant se limiter à cela : la première table ronde de la matinée a montré qu'il y a besoin de trouver les moyens d'une complémentarité des interventions et des travaux au niveau national, européen et dans l'ensemble des enceintes multilatérales compétentes.

On voit bien, et Bruno Lasserre l'a rappelé, que les acteurs économiques nationaux reprochent aujourd'hui à la régulation, qu'elle soit générale ou sectorielle, de constituer un fardeau supplémentaire pour eux, au bénéfice de grands acteurs online échappant à toute intervention publique. Comment répondre à ce reproche (même s'il est infondé) ?

Je reprendrai l'exemple des travaux sur la neutralité : les travaux de l'ARCEP et ceux de l'ORECE, groupement des régulateurs sectoriels européens, ont largement convergé et se renforcent mutuellement. Ils permettront, je pense, de faire également converger, au plan européen, les actions à mener. A cette condition, l'action publique en Europe pourra alors atteindre une échelle suffisante pour porter des effets sur des acteurs qui tentent de s'affranchir des frontières.

Pour autant, nous ne devons pas non plus sous-estimer l'effectivité de nos décisions nationales, ne serait-ce qu'en raison des effets d'image qu'elles portent et des signaux qu'elles envoient à d'autres acteurs placés dans des situations équivalentes. Les décisions nationales, outre leur impact économique, ont une influence qui peut donc dépasser les frontières.

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Tout changement crée de l'incertitude et nous assistons effectivement, dans le champ du numérique, à des changements profonds. Ils sont porteurs de menaces mais également d'opportunités pour les entreprises françaises du numérique qui sauront en tirer les bénéfices et porter l'innovation. Les talents et le savoir-faire existent et leur potentiel de croissance et de création d'emplois est considérable.

Pour l'ARCEP, les évolutions en cours nécessitent d'adopter une régulation dynamique, donnant aux opérateurs les moyens d'investir dans la modernisation de l'infrastructure tout en veillant à ce que l'évolution des rapports de force, au sein de la chaîne des acteurs de l'internet, entre opérateurs et prestataires de service en ligne, ne se fasse ni au détriment du consommateur ni à celui de certaines des catégories d'entreprises en cause dans la chaîne de production. Dans ce contexte évolutif qui prête à une certaine fébrilité, la définition de règles claires et adaptées, résultant dans certains cas d'une co-élaboration, est plus que jamais nécessaire. Nous nous y employons au niveau national sans négliger la concertation au niveau européen et en appelant à un renforcement de la coopération entre les Gouvernements au plan international.

Je conclurais volontiers en reprenant la phrase de Sébastien Soriano : il faut dépasser l'opposition entre les consommateurs et les producteurs. Face aux géants du net, leurs intérêts sont plutôt convergents. Vis-à-vis de ces géants, ce que les pouvoirs publics (régulateur / Gouvernement / Parlement) ne peuvent parfois pas faire, les consommateurs éclairés et actifs peuvent le faire. Leur pouvoir est considérable puisqu'ils ont, par exemple, sonné le glas de sites comme My Space et popularisé Facebook…