Prise de parole - Interview

" L'arrivée de Free a été un changement important, mais prévisible " Jean-Ludovic SILICANI, président de l'ARCEP, répond aux questions du journal Les Echos (18 décembre 2014)

Vous êtes sur le point de quitter vos fonctions. Avez-vous atteint les objectifs que vous vous étiez fixés au départ ?

Nous nous étions fixé deux priorités. D'abord, achever la construction d'un marché concurrentiel et efficace. En 2009, il y avait cinq opérateurs, dont deux seulement, France Telecom et SFR, étaient convergents fixe - mobile. Cinq ans plus tard, ils sont quatre : tous convergents et tous nationaux. La France est l'un des seuls grands pays où c'est le cas. Or, la convergence est essentielle, dans la mesure où elle permet notamment aux opérateurs de baisser leurs coûts et de mieux répondre à la demande des clients. L'action du régulateur a incité les opérateurs à abandonner une facturation à l'usage qui n'avait pas de sens, notamment en régulant les terminaisons d'appels. Car le coût et la valeur sont ailleurs : dans l'accès au réseau. Le message aux opérateurs était : faites payer ce qui vous coûte et rendez gratuit ce qui au contraire ne vous coûte rien. C'est pour cette raison que des acteurs comme Skype ou WhatsApp ont moins bien réussi en France.

Et le deuxième objectif ?

C'était de définir une régulation favorable au déploiement rapide du très haut débit fixe et mobile. Nous avons été le premier régulateur en Europe à le faire pour le fixe : puisque le réseau en fibre optique restait à construire, nous avons fait le choix d'une régulation symétrique, imposant les mêmes obligations à tous les opérateurs, historiques ou alternatifs, privés ou publics. Pour la Commission européenne, une telle régulation était un OVNI ! Résultat : fin décembre, près de la moitié des ménages français (45 %) sont éligibles au très haut débit fixe et l'objectif de 50 %, que le gouvernement avait fixé pour 2017, sera atteint dès l'an prochain. Quant au mobile, deux opérateurs couvrent plus de 70 % de la population, ce qui permet de toucher au total plus de 80 % de la population. En un an et demi, ce n'est pas mal. Reste, dans le fixe comme dans le mobile, à généraliser l'industrialisation des déploiements, afin d'obtenir un réseau homogène et interopérable.

Trois ans après l'arrivée de Free dans le mobile, avez-vous des regrets ?

J'entends dire que cela a été un séisme, mais un séisme, c'est inattendu. Or si l'arrivée de Free a été un changement important, elle était parfaitement prévisible. Comme au théâtre, il y a eu trois coups. Dès 2005, l'Autorité de la Concurrence sanctionne l'entente entre les trois opérateurs existants qui s'étaient mis d'accord (par écrit !) pour geler le marché. Pas de réaction. En 2007, l'Arcep lance les premiers travaux pour pousser à la création d'opérateurs virtuels (MVNO). Pas de réaction. Or, si Orange, SFR ou Bouygues Telecom avait proposé à Free un contrat dit " full MVNO ", je pense que celui-ci aurait topé. Le choc aurait été bien plus limité. Troisième acte : la loi Chatel votée en 2008 qui impose des obligations aux opérateurs pour fluidifier le marché. Mais rien n'y fait : les prix diminuent à peine. Cela a donc conduit au dernier acte : le gouvernement Fillon demande l'attribution de la quatrième licence de téléphonie mobile, prévue par le gouvernement Jospin dès 2000.

Avec le recul, était-ce la bonne décision ?

J'ai mis en œuvre cette décision qui avait été prise avant mon arrivée à l'Arcep, en mai 2009, mais je me suis convaincu moi-même qu'elle était opportune. La principale question était de savoir si la baisse des prix mobiles, qui était l'objectif principal, n'allait pas hypothéquer les capacités d'investissement des opérateurs. Or avec des prix mobiles supérieurs de 25% à la moyenne des prix en Europe, les taux de marge des opérateurs français étaient suffisamment élevés pour supporter une baisse. Ils sont passés de 33 % à 30 %, ce qui apparaît raisonnable. Et cela n'a pas hypothéqué les investissements. En effet, depuis trois ans, le niveau des investissements a atteint et s'est maintenu à un niveau record (hors acquisitions de fréquences), autour de 7 milliards d'euros par an.

Les opérateurs pointent les risques sur l'emploi…

Entre 1997 et 2009, les effectifs des opérateurs baissaient d'environ 3.500 postes par an en moyenne. Entre 2009 et 2013, la chute s'est arrêtée. Puis elle a repris à hauteur de 3.000 à 4.000 emplois en 2013, et sans doute en 2014. Mais 90 % des suppressions nettes viennent du non remplacement des départs à la retraite chez Orange. Pour les autres opérateurs, depuis 2012, les créations et les suppressions se sont compensées. Par ailleurs, 6 à 7 milliards d'euros de pouvoir d'achat ont été rendus aux clients, particuliers et entreprises. Quant à savoir si l'arrivée du quatrième opérateur a créé ou supprimé des emplois au-delà du périmètre des seuls opérateurs, donc dans le reste de l'économie, aucune statistique précise n'a été publiée par l'Insee, et les différentes études économiques sont arrivées à des résultats opposés.

Les conditions du contrat d'itinérance signé avec Orange étaient-elles suffisamment contraignantes pour Free ?

Dans les licences 3G attribuées en 2000, il était écrit noir sur blanc que les trois opérateurs existants avaient l'obligation d'accorder un droit d'itinérance 2G si un nouvel entrant le leur demandait. Orange a dit à Free " je vous donne l'itinérance 2G ". Et il lui a par ailleurs proposé la 3G, ce que rien n'interdit, et ce qui avait même été recommandé par l'Autorité de la concurrence. Après, le contrat qui les lie est un contrat de droit privé entre deux opérateurs. Chacun peut l'attaquer devant le tribunal de commerce ou porter un règlement de différend devant l'Arcep. Les tiers peuvent aussi le contester devant l'Autorité de la concurrence. Celle-ci a recommandé l'extinction progressive de l'accord d'itinérance " par plaques ". Or, en la matière, nous n'avons pas de pouvoir contraignant. Mais nous avons encouragé les deux opérateurs à s'y préparer. Au-delà des contraintes juridiques, je crois que, pour Free, la meilleure incitation à déployer son réseau reste les montants considérables qu'il verse chaque année à Orange au titre de ce contrat d'itinérance. L'Arcep vérifiera bientôt que Free a respecté son obligation de couvrir 75% de la population à la mi-janvier 2015.

La fusion Numericable SFR est-elle une bonne nouvelle ?

C'est important d'avoir réintégré pleinement dans le paysage le câble, qui faisait un peu bande à part et était peu utilisé, au risque d'être racheté par un acteur comme Vodafone. Cela a également permis la consolidation d'un marché à quatre opérateurs, tous convergents. Je crois donc que cela va dans le sens de l'optimisation globale du marché. Mais un risque existe pour les zones d'initiative privée intermédiaires (les zones AMII), où, en principe, un seul réseau est rentable. SFR, comme Orange, s'était engagé à y déployer un réseau FttH. Or, sur une partie de ces zones, le réseau câblé, rénové, existe déjà : il est logique que le nouveau groupe n'y déploie pas un deuxième réseau concurrent. Il apparaît donc nécessaire qu'Orange et Numericable-SFR ajustent leurs zones respectives, en accord avec le gouvernement, l'Autorité de la concurrence et l'Arcep, afin que certaines zones ne soient pas mises de côté. Ce devrait être fait au cours des prochains mois.

Le nombre d'or en France, c'est trois opérateurs ?

Il n'y a pas de chiffre magique selon moi. Jusqu'à cet été, l'idée dominante était de dire qu'il fallait trois opérateurs. Du côté de l'Arcep, on n'a jamais dit qu'il en fallait forcément quatre. On a juste dit, en 2008, que le marché mobile, tel qu'il fonctionnait à trois, ne marchait pas bien. Et qu'il fallait donc utiliser la quatrième licence pour assurer une meilleure animation concurrentielle. C'était ainsi un constat pragmatique et pas idéologique. En tout état de cause, c'est aux opérateurs de savoir s'ils ont envie de se marier ou pas. Après, c'est aux autorités de concurrence d'obtenir des engagements afin d'éviter qu'une recomposition du marché n'entraîne, par exemple, une hausse des prix, comme cela a hélas été le cas en Autriche.

En France, Bouygues Telecom peut-il survivre seul ?

Je ne suis pas devin, mais pourquoi pas ? Leur nouvelle stratégie est cohérente, convaincante. Ils s'en donnent les moyens, notamment en investissant, en particulier dans le dégroupage, afin d'accroître leur autonomie dans le fixe. Ils ont un grand actionnaire qui a créé Bouygues Telecom et qui y est donc très attaché. L'économie, ce n'est pas que des chiffres.

Etes-vous toujours opposé à une fusion de l'Arcep avec le Conseil supérieur de l'audiovisieul (CSA) ?

La question pouvait se poser dans les années 2000, quand l'audiovisuel a fait irruption sur l'internet, occupant jusqu'à 90% des usages. Aujourd'hui, on assiste à une multiplication et à une diversification des usages, avec l'internet des objets et des données, les villes connectées et intelligentes, et demain l'éducation ou la médecine en ligne. Tous ces usages vont très vite dépasser l'audiovisuel, et personne ne comprendrait que le régulateur des réseaux s'occupe particulièrement de la régulation d'un de ces usages, au risque d'ailleurs de donner l'impression de ne plus être impartial. Mais surtout, les métiers du régulateur de l'audiovisuel n'ont aucun rapport avec ceux du régulateur des télécoms : le régulateur des télécoms a les mains dans le cambouis ! Quand l'Ofcom a été créée au Royaume-Uni, au début des années 2000, par Tony Blair, l'objectif affiché a été d'aligner la régulation de l'audiovisuel sur celle des télécoms, c'est-à-dire une régulation économique et proconcurrentielle, très loin de l'exception culturelle qui est le fondement principal de la régulation du CSA en France. Enfin, la création de l'Ofcom, par fusion des deux régulateurs, compte tenu de sa complexité, a suspendu toute régulation dans les deux secteurs pendant deux ans en Grande-Bretagne. Remarquez, c'est peut-être cela que recherchent les acteurs économiques ou publics qui sont favorables à une telle fusion !

Quel est selon vous le profil idéal de votre successeur ?

Il devra bien sûr avoir l'expérience nécessaire pour savoir à la fois présider un collège riche de personnalités variées et de haut niveau, mais aussi diriger une administration où 85 % des agents ont entre Bac+5 et Bac+10. Mais, plus qu'une question de parcours, c'est avant tout une question de caractère. Dans un secteur aussi mouvementé, il faut avoir beaucoup d'autorité et de courage pour réguler sans se laisser impressionner. Il faut aussi savoir écouter, être curieux et ouvert aux changements, loin de tout conservatisme. Il faut savoir se placer dans une vision de long terme, sans changer d'avis en permanence. Il faut enfin être un esprit indépendant. A chacun de savoir si je réunissais ces qualités, mais elles sont à mon avis nécessaires.

Quels seront les principaux défis à relever?

J'en vois quatre principaux. D'abord, dans le très haut débit fixe, nous allons basculer d'un monde à quatre opérateurs vers un univers à 30 ou 40 opérateurs, essentiellement liés à des réseaux d'initiative publique. Il faudra veiller à ce qu'ils appliquent bien la régulation symétrique que nous avons fixée. C'est un travail considérable mais essentiel. En deuxième lieu, il faudra poursuivre la publication de mesures fiables, par les opérateurs et par l'Arcep, en matière de qualité des services fixes, mobiles et internet, afin de permettre aux utilisateurs de faire leur choix de manière éclairée. En troisième lieu, il y a le chantier qu'on a commencé à explorer, au travers de la problématique de la neutralité de l'internet : celui du rééquilibrage des relations entre acteurs du net et opérateurs télécoms. Avec l'accroissement exponentiel du trafic, il faut fixer les règles du " code de la route " du net. Le régulateur doit surveiller que ce code est respecté, notamment à l'occasion d'un règlement des différends opposant ces deux types d'acteurs, et contrôler les modalités de l'interconnexion entre les acteurs de l'Internet et les fournisseurs d'accès, y compris quand ces acteurs sont étrangers dès lors que leur activité peut avoir un impact significatif pour les internautes en France, comme l'a jugé le Conseil d'Etat dans sa décision de 2013. Enfin, parallèlement, il est important que la Commission européenne applique de le droit de la concurrence de façon homogène aux opérateurs télécoms et aux acteurs de l'internet, ces derniers semblant, pour l'instant, bénéficier d'un traitement de faveur !

 

Propos recueillis par Romain Gueugneau / Journaliste, Fabienne Schmitt / Chef de service adjoint et Alexandre Counis / Chef de service


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