Votre rôle est-il purement technique ou aussi, voire surtout, politique, comme l’a évoqué le ministre Arnaud Montebourg ?
L’Arcep est une instance technique et économique. Elle met en œuvre, en tenant compte des réalités du marché, les missions que lui confie la loi. On a trop longtemps pensé que cette régulation économique pouvait se substituer à l’élaboration d’une politique, notamment industrielle, pour le secteur des communications électroniques. Cela a pu conduire, dans le passé, à attendre du régulateur des réponses qu’il ne lui revenait pas d’apporter. Le pilotage national des déploiements de la fibre optique, le financement des réseaux dans les zones rurales et, plus largement, l’aménagement numérique du territoire, ou encore le développement des usages du numérique, le soutien à l’innovation et l’adaptation du régime fiscal dans le secteur du numérique, sont autant de sujets sur lesquels le régulateur ne peut qu’être favorable à un réinvestissement du politique, comme, semble-t-il, le souhaite le gouvernement.
On parle d’un rapprochement ARCEP/CSA. Pourquoi ? Qu’en est-il au juste ?
Il est essentiel de bien comprendre les mutations en cours : le développement rapide d’internet, soutenu par la modernisation des réseaux et le passage au très haut débit, bouleverse profondément les fondements du paysage audiovisuel : les contenus audiovisuels ne se limitent plus à des grilles de programmes ; ces contenus, qui ont longtemps été diffusés par les seuls réseaux hertziens terrestres, sont désormais acheminés par l’ensemble des réseaux, fixes comme mobiles, et sont visionnés sur une diversité d’écrans : téléviseur, ordinateur, tablette ou téléphone. Mais la généralisation de l’utilisation d’internet modifie également les équilibres économiques du secteur des communications électroniques, puisque la valeur se déplace aux deux extrémités des réseaux, c’est-à-à-dire les terminaux et les services en ligne, ceci au bénéfice d’acteurs qui, à l’image de Google ou d’Apple, sont présents sur ces deux segments.
Ces mutations sont à l’origine de la réflexion engagée, en août, par le Premier ministre. Il a confié aux ministres concernés une mission sur l’évolution de la régulation de l’audiovisuel et des télécoms et a souhaité interroger également les autorités qui assurent aujourd’hui cette régulation : l’ARCEP et le CSA.
L’ARCEP a salué cette démarche et présenté, début octobre, sa position au Gouvernement. Nous avons souligné que la réflexion devait, en premier lieu, porter sur les finalités mêmes de la régulation, notamment celle du secteur audiovisuel, dont le contexte a profondément changé depuis la loi de 1986. C’est dans cet esprit que l’ARCEP a présenté 3 scénarios de rapprochement correspondant aux différentes hypothèses d’évolution de fond de la régulation audiovisuelle. Il ne faut, en effet, pas « mettre la charrue avant les bœufs ». L’organisation institutionnelle doit être la résultante de choix de fond et pas l’inverse. En tout état de cause, le législateur pourrait créer une instance commune à l’ARCEP et au CSA, afin de traiter les sujets intéressant les deux autorités de régulation.
Les changements constatés ou anticipés (mutations technologiques, habitudes de consommation etc...) auront selon vous quel impact économique et social ?
On sous-estime souvent le dynamisme et le caractère innovant du secteur des télécommunications. Ce qui est devenu banal aujourd’hui, accéder à internet à son domicile, sur son lieu de travail, mais également sur son mobile et disposer d’offres de communications sans limitations de volume, était inenvisageable il y a quelques années seulement. Or, un nouveau cycle d’innovation s’ouvre avec le passage au très haut débit. Toutes les conséquences n’en sont pas aujourd’hui connues. Ce qui est certain, c’est que la demande de nos concitoyens, même en temps de crise, reste élevée, ce dont témoigne la forte croissance des volumes consommés, notamment sur les réseaux mobiles, enregistrée ces derniers mois. Le déploiement des réseaux à très haut débit constitue aussi un chantier mobilisateur, porteur d’emplois non-délocalisables, de valeur, pour des entreprises de plus en plus dépendantes du numérique, et enfin, d’amélioration des services publics en ligne. L’ARCEP est évidemment attentive à ces changements, afin de préserver un équilibre permettant à la fois la croissance des opérateurs, le maintien de l’investissement, de l’emploi et de l’innovation dans les services, au bénéfice du consommateur, ainsi que la couverture équilibrée du territoire.
Plusieurs de vos condisciples appartenant à la promotion Voltaire de l’ENA, notamment François Hollande, font de la politique active avec des mandats importants. En tant que major de cette promotion, votre influence aurait-elle été plus déterminante si vous aviez suivi la même voie?
Plus de 30 ans après notre entrée dans la vie active, environ 85% des membres de notre promotion exercent des responsabilités dans la sphère publique non politique : c’est mon cas. Une minorité d’entre nous a des responsabilités politiques ou dans le secteur privé. J’ai le plus grand respect pour ceux qui ont fait le choix d’une carrière politique. C’est un métier très difficile et l’opinion publique est souvent versatile. L’Etat a besoin d’hommes et de femmes politiques forts et de fonctionnaires forts eux aussi : ils ne sont pas concurrents mais complémentaires. J’ai personnellement fait le choix de servir l’Etat en entrant au Conseil d’Etat, à la sortie de l’ENA, puis en occupant à peu près toutes les fonctions de responsabilité que l’on peut exercer au sein de l’Etat : directeur d’administration centrale, directeur de cabinet de ministre, directeur général et président d’établissements publics, commissaire à la réforme de l’Etat, président d’une importante autorité indépendante de régulation.
Ce qui est passionnant, c’est de mêler intimement la réflexion stratégique et l’action opérationnelle. Cela a été possible dans tous ces postes : rénover en profondeur, (pendant 5 ans), sous l’autorité de François Léotard puis de Jack Lang, un ministère, celui de la culture ; puis diriger la préfiguration de la nouvelle grande bibliothèque nationale ; élaborer, sous l’autorité de Simone Veil, la première réforme des retraites, en 1993 ; concevoir et engager, auprès d’Alain Juppé puis de Lionel Jospin (1995-1998), le grand chantier, qui se poursuit sans interruption depuis lors, de la réforme de l’Etat ; exercer au Conseil d’Etat le double métier de légiste et de juge administratif suprême ; aujourd’hui, agir pour que le cœur de l’économie de demain – le numérique – se développe, afin que notre pays soit plus compétitif et qu’il s’engage résolument dans un cycle durable de développement. Toutes ces responsabilités successives m’ont passionné et, pour répondre à votre question, j’ai vraiment le sentiment d’avoir eu une influence, que j’espère positive, dans tous ces domaines concrets pour nos concitoyens. Ma triple formation d’ingénieur, d’économiste et de juriste m’a sans doute permis de balayer un spectre large d’activités. Ce serait à refaire, je n’hésiterais pas un instant.
Propos recueillis par Tariq Befnec-Curiel