Prise de parole - Discours

L’action publique : quels moyens de régulation ou d’incitation économique ? Intervention de Jean-Michel HUBERT, Président de l’Autorité de régulation des télécommunications, au Sommet mondial des régulateurs - UNESCO - 1er décembre 1999

Mesdames, Messieurs,

Je voudrais tout d’abord remercier Madame Françoise Bertrand, Présidente du CRTC, et Présidente du Forum des régulateurs, ainsi que M. Hervé Bourges, Président du CSA, pour l’initiative qu’ils ont prise en commun d’organiser ce sommet mondial des régulateurs de l’audiovisuel. Je me réjouis de pouvoir m’adresser ainsi à un certain nombre de régulateurs du monde de la communication, qu’ils soient en charge du secteur de l’audiovisuel, de celui des télécommunications, ou des deux à la fois. Pour ma part, c’est bien sûr en temps que régulateur du secteur des télécommunications que je m’exprime devant vous.

Pour nous tous, Internet constitue déjà un enjeu majeur dans notre mission de régulation. Il est par conséquent utile d’échanger nos expériences en ce domaine, et ce d’autant plus, que ce nouveau mode de communication se joue à la fois des frontières géographiques et d’un cloisonnement sectoriel, précisément en raison de la convergence des technologies numériques.

Hier, les tables rondes ont mis en valeur les demandes existantes en matière d’auto-régulation, tout en montrant combien la réglementation et la régulation restaient nécessaires. Mais Internet ne saurait être une fin en soi. Ce n’est qu’un nouvel outil. Ce matin, les intervenants ont apporté un éclairage sur les disparités sociales et internationales dans l’accès à Internet. Cette question de l’accès aux réseaux de télécommunications - comme support de ce nouveau moyen de communication - doit rester le point central de notre réflexion, car c’est la réponse qui y est, ou qui y sera, apportée dans nos pays respectifs qui préjuge(ra) de l’essor d’Internet.

En matière d’accès à Internet, il existe un risque réel de fracture entre les pays les plus riches et ceux qui le sont moins, c’est-à-dire la plus grande partie de la population mondiale. Le Programme des nations unies pour le développement nous a rappelé récemment, dans son dernier rapport sur le développement humain, qu’à la fin des années 1990, les 20% de la population mondiale vivant dans les pays les plus riches se partagent près de 75% des lignes téléphoniques mondiales, contre à peine 1,5% pour les pays les plus pauvres.

On estime généralement qu’il faut un téléphone pour cent habitants pour satisfaire les besoins élémentaires en télécommunications. Or, ce même rapport nous apprend qu’au tournant du millénaire un quart des pays n’a même pas atteint ce minimum. Les pays industrialisés ne sont d’ailleurs pas à l’abri d’un tel risque. L’approche doit par conséquent être globale. Et cette préoccupation n’est-elle pas la forme la plus accomplie de ce que l’on appelle le " service universel " ?

D’où l’utilité d’un tel échange aujourd’hui.

I. INTERNET ET LE MODELE DES TELECOMMUNICATIONS

L’essor d’Internet repose sur l’existence d’une fédération de réseaux de télécommunications à l’échelle mondiale et sur la polyvalence de réseaux de nature très différente, selon qu’il s’agit de la traditionnelle paire de cuivre, du câble coaxial, de la fibre optique, ou de liaisons hertziennes.

La formidable croissance des réseaux, tant sur le plan géographique que sur celui des débits, profite à l’ensemble des acteurs d’Internet. Parallèlement, la croissance du taux d’équipement des ménages en moyen d’accès à Internet -ordinateurs individuels et téléphones fixes ou mobile aujourd’hui, téléviseurs numériques et UMTS demain- favorise ce développement. C’est grâce à ces infrastructures que l’utilisateur final peut accéder aux services interactifs proposés sur Internet, interactivité qui est bien l’une des spécificités des télécommunications.

Le développement de ce nouveau média bénéficie, en outre, du mouvement de déréglementation que connaît ce secteur. L’ouverture du marché (hier), une plus grande concurrence sur la boucle locale (demain), signifient en effet pour les opérateurs une nouvelle source de revenus, qui sont générés par la croissance du trafic. Et cela, de manière concomitante à la baisse des tarifs de communication. D’où la sensibilité des modes de tarification de l’accès à Internet : à la durée ou au forfait, voire au débit, abonnements payants ou gratuits.

Mais cet essor est également dépendant de la capacité et de la qualité des réseaux. Or, Internet tel qu’il existe aujourd’hui ne donne pas de garantie en matière de délai, de bande passante et d’acheminement. Sa nature même est le " best effort ". A cet égard, nous suivons avec beaucoup d’intérêt les travaux pionniers de l’APEC, visant notamment à établir une cartographie du trafic Internet dans la région Asie-Pacifique. Cette démarche m’apparaît essentielle si l’on veut que tous les acteurs, qu’ils soient privés ou publics, apprécient en toute connaissance de cause la portée économique et sociale d’Internet.

L’importante étude de l’APEC rejoint une préoccupation exprimée par M. Francis Lorentz dans son dernier rapport sur le commerce électronique : dans plus de la moitié des cas, les connexions qui se font du territoire français à destination de sites Web européens transitent par les Etats-Unis. Cela affecte la qualité de service, en raison de l’accroissement des délais. Par ailleurs, les conditions tarifaires étant asymétriques, cela augmente le coût d’accès à Internet. Cela mérite une approche européenne concertée.

L’accès -à et par l’utilisateur final- constitue ainsi la question centrale du développement d’Internet.

II. L’ACCES : UNE QUESTION CENTRALE

La situation qui prévaut sur la boucle locale est un enjeu majeur de l’ouverture du marché à la concurrence. La question de l’accès, facteur décisif pour le développement d’Internet, est bien au centre des préoccupations des organisateurs de ce sommet mondial. Cette question se pose à un double niveau :

Au niveau micro-économique , la question se pose en effet de savoir comment les tarifs fixés pour les communications locales et les abonnements peuvent susciter l’usage du plus grand nombre à Internet. J’y reviendrai dans un instant lorsque je parlerai de l’action de l’Autorité.

Au niveau macro-économique, la question qui se pose consiste à trouver les solutions au niveau mondial pour que les coûts et les tarifs des télécommunications, ainsi que les conditions de raccordement au réseau, soient de nature à promouvoir un usage mieux réparti d’Internet. A cet égard, plusieurs chiffres suffisent à mesurer le fossé qu’il convient de combler : avec seulement 19% de la population mondiale, les pays de l’OCDE comptabilisent 91% des utilisateurs d’Internet, 99% des dépenses mondiales consacrées aux technologies de l’information sont assurées par seulement 55 pays, on comptabilise aux Etats-Unis plus d’ordinateurs que dans tout le reste du monde.

J’arrête cette numération ici, car elle pourrait être longue. Mais, essayons d’apporter une note d’espoir. Comme l’a fort bien dit le rapport des Nations-Unies dont j’ai parlé tout à l’heure, ce sont les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) qui rendent la mondialisation telle que nous la connaissons aujourd’hui différente de toutes les autres. Internet, la téléphonie mobile et les réseaux satellites permettent en effet de s’émanciper en grande partie des contraintes d’espace et de temps.

Ce développement sans précédent des NTIC depuis le début de cette décennie n’a pu avoir lieu qu’à la faveur d’un certain nombre de facteurs :

  • des gains de productivité, assez inimaginable,
  • une diminution constante des coûts : songeons que le coût d’un appel téléphonique de trois minutes entre New York et Londres est passé de 50 dollars en 1960 à 3 dollars trente ans plus tard, et à 35 cents en 1999,
  • une montée en puissance des réseaux de télécommunications, tant sur le plan géographique que sur le plan des débits. Il suffit de voir la vitesse à laquelle l’Europe est en train de s’équiper pour s’en convaincre.

Les régulateurs nationaux des télécommunications se trouvent par conséquent concernés au premier chef par ces questions. L’intérêt d’un tel sommet étant justement de pouvoir faire part de nos expériences respectives, permettez-moi de revenir ici sur l’action de l’Autorité.

III. L’ACTION DE L’ART

En tant que régulateur des réseaux, et à ce titre chargée de définir les conditions d’accès aux réseaux ouverts au public et l’interconnexion de ces réseaux, l’Autorité cherche à créer les conditions de l’essor d’Internet en France. Son action, qui s’inscrit dans l’ouverture d’un secteur à la concurrence, ne vise pas à contraindre par une sur-réglementation, elle vise au contraire à lever les obstacles à la concurrence. Et cela en priorité dans deux directions: l’introduction de nouveaux moyens d’accès et du haut débit, et la baisse des tarifs des communications.

L’introduction de nouveaux moyens d’accès et du haut débit: depuis sa mise en place, en janvier 1997, l’ART a cherché à favoriser le développement d’Internet sur le câble, support qui est apparu très tôt comme un moyen privilégié pour assurer à la fois la convergence des technologies et une réelle concurrence sur la boucle locale, en tant que solution alternative.

Par les arbitrages que nous avons rendu dans les litiges opposant l’opérateur public aux câblo-opérateurs, arbitrages qui ont été confirmés par la Cour d’appel de Paris, nous avons défini les conditions techniques et financières relatives à la fourniture d’un service d’accès à Internet sur certains réseaux câblés. C’était une première étape.

Aujourd’hui, l’effort de l’ART porte sur le dégroupage de la boucle locale, et cela à l’occasion de la mise en œuvre de la technologie ADSL. A la suite de la consultation que nous avons menée sur le développement de la concurrence sur le marché local, nous nous efforçons de trouver une solution permettant aux " nouveaux entrants ", c’est-à-dire les concurrents de France Télécom, d’offrir des services à haut débit grâce à la technologie xDSL. Et cela, dans des conditions équivalentes à celles dans lesquelles l’opérateur public a été autorisé à développer ses propres services.

Cet effort porte également sur d’autres solutions alternatives, telles que la boucle locale radio, l’accès par satellite, et bien sûr l’UMTS, qui offrira dans quelques années à la fois des services à large bande et la mobilité. L’attribution prochaine des premières licences de boucle locale radio, puis celles relatives aux constellations de satellites de deuxième génération, ainsi qu’à l’UMTS, devraient par conséquent permettre aux offres à haut débit de s’installer durablement, avec de nouvelles perspectives en matière de services multimédia interactifs.

La baisse des tarifs de communication : la baisse des tarifs de communication est un deuxième axe de travail prioritaire pour l’Autorité. Cette préoccupation est présente dans les avis publics que nous rendons sur les propositions tarifaires de France Télécom. Cela nous amène également à poursuivre notre réflexion en nous concertant avec les acteurs -grâce à la pratique de consultations publiques et d’appels à commentaires en particulier- sur des sujets aussi variés qu’" Internet gratuit ", la téléphonie sur Internet, ou l’UMTS. La concertation est un élément essentiel de la réussite de la mission de régulation.

Faire baisser les tarifs de communications consiste à concilier l’exigence de tarifs favorables aux consommateurs avec le respect des règles de la concurrence. C’est dans cet esprit que nous avons pris position sur des dossiers comme " Internet et les écoles ", les forfaits, ou " Internet gratuit ". On peut d’ailleurs noter au passage que l’expression " Internet gratuit" est un abus de langage, puisque le fournisseur d’accès à Internet cherche à se rémunérer sur les revenus générés soit par le trafic téléphonique, soit par la publicité, voire par le commerce électronique. Il est donc plus juste de parler d’offres Internet sans abonnement.

De la même manière, nous avons accepté, avant l’été, le forfait " 20heures/100 francs " de l’opérateur public.

L’Autorité peut donc faire valoir son expérience dans deux directions :

  • d’une part, en matière de régulation des réseaux de télécommunications, en définissant les conditions d’accès aux réseaux ouverts au public et d’interconnexion de ces réseaux, garantissant ainsi la possibilité pour tous les utilisateurs de communiquer librement,

- d’autre part, en matière de régulation économique, en rendant possible l’exercice d’une concurrence effective et loyale entre les exploitants de réseau et les fournisseurs de services de télécommunications, et cela au profit des utilisateurs.

IV. QUELS OBJECTIFS POUR L’ACTION PUBLIQUE ?

Autorité administrative indépendante, l’ART inscrit logiquement son action dans le cadre des priorités gouvernementales. Or le programme d’action pour la société de l’information en est une.

En ce qui concerne le mode de régulation d’Internet, force est de constater que deux tendances existaient jusque-là en matière de régulation des contenus: celle consistant à réclamer le moins de réglementation possible, et celle qui consiste à imposer une " gouvernance " en la matière.

La première tendance vise par conséquent à réglementer au minimum, elle va de pair avec un libéralisme en matière des contenus, elle cherche à responsabiliser les acteurs par le respect d’un certain nombre de principes déontologiques : c’est la pratique de l’auto-régulation.

La deuxième tendance prône l’interventionnisme de la puissance publique, et, dans certains cas, envisage même une " gouvernance " au niveau mondial, afin de favoriser l’accès du plus grand nombre aux NTIC.

Le Premier ministre a déclaré, en août dernier, que le " réseau " a besoin d’une forme de " régulation adaptée ", mêlant régulation et auto-régulation. Ceci l’a conduit à ouvrir une réflexion visant à créer un organisme réunissant acteurs publics et privés, dans un but de concertation et de déontologie. L’Autorité souscrit à cette initiative, qui prône à la fois la régulation - pour favoriser l’accès économique de tous à Internet- et l’auto-régulation -pour responsabiliser tous les acteurs au sujet des contenus transportés.

Cette réflexion prend place, par ailleurs, dans le contexte ouvert par les recommandations de la Commission européenne à la suite de sa consultation sur le Livre vert " convergence " : la nécessité d’une meilleure distinction entre régulation des contenants et régulation des contenus.

Voilà bien des objectifs propres à l’action publique.

CONCLUSION

Internet est devenu un nouveau moyen de communication national et international, qui devrait favoriser l’accès du plus grand nombre à une information de plus en plus personnalisée, ainsi qu’à une économie plus immatérielle, reposant de plus en plus sur le commerce électronique.

Toutefois, et je tiens à terminer mon propos sur cette note : chercher à promouvoir l’essor d’Internet dans le monde ne doit pas conduire à imposer un mode de développement plus qu’un autre à des pays qui auraient fait d’autres choix. Internet ne saurait devenir l’outil universel d’une pensée unique dominante.

Si l’on en juge par les résultats de la consultation menée par le CSA auprès de plus de soixante régulateurs à travers le monde, la préoccupation qui est la nôtre en tant que régulateur est largement partagée:

- le rôle déterminant du secteur public est réaffirmé, sa présence étant souhaitée au même titre que pour les autres acteurs d’Internet,

- la nécessité de mener une réflexion au niveau mondial sur la place de la régulation est soulignée.

Face à ces enjeux fondamentaux, le modèle technique, économique et juridique des télécommunications trouve naturellement à s’appliquer à Internet. Dans sa mission de régulation, l’Autorité a dès lors pris en compte ce nouveau volet de l’économie des réseaux de communication, avec ses objectifs constants fixés par la loi de réglementation des télécommunications de juillet 1996 : le développement du marché, de l’emploi et de la concurrence, et cela au bénéfice des consommateurs.

Je vous remercie de votre attention.