Prise de parole - Discours

La régulation des communications électroniques : un jeu dynamique en information imparfaite : intervention de Nicolas Curien, membre de l’ARCEP, au colloque de l'Académie des sciences morales et politiques sur le thème : " Quel rôle et quel avenir pour les agences de régulation européennes ? ", le 5 décembre 2008

Qu'est-ce que la régulation ? Ce n'est pas " un long fleuve tranquille ", ce n'est pas un processus déterministe qui mènerait le marché d'une situation de monopole vers une situation de concurrence. C'est plutôt un torrent turbulent, sans cesse soumis à des aléas qui portent, soit sur l'évolution des technologies, soit sur celle des usages. Dans un contexte mouvant, le régulateur doit en permanence prendre les bonnes options, éviter les irréversibilités dommageables, saisir celles qui sont opportunes, éventuellement attendre d’en savoir plus, afin de prendre des décisions mieux informées, mais ne pas trop attendre non plus. En fonction de la visibilité dont elle dispose, la régulation doit procurer un degré de prévisibilité adéquat aux acteurs du marché. Cette prévisibilité leur est en effet nécessaire pour qu’ils puissent rentabiliser des investissements innovants. De ce point de vue, le régulateur apparaît comme un processeur d'informations : lui-même a besoin d'informations, pour prendre des décisions adaptées, et à travers ses décisions, il transmet à son tour de l’information aux acteurs du marché. Tout l’art du régulateur consiste à agir chaque fois avec la marge convenable d'anticipation, à mettre en phase visibilité et prévisibilité.

En bref, la régulation des communications électroniques est un jeu dynamique sous information imparfaite, comme le diraient les théoriciens des jeux. Pour illustrer le propos, la régulation du haut puis du très haut débit en France fournit un exemple archétypique. De manière stylisée, le " jeu " de cette régulation se déroule sur deux périodes.

  • La première période est l'ère du cuivre, durant laquelle une régulation asymétrique de l’opérateur historique s’avérait indispensable afin de sortir du monde du monopole téléphonique. En effet, l’ouverture des marchés européens de télécommunications, à la fin des années 90, n'a pas, par elle-même, miraculeusement supprimé les raisons économiques qui fondaient le modèle du monopole naturel. Pour basculer du monde du monopole à celui de la concurrence, encore fallait-il permettre à des opérateurs alternatifs de gravir progressivement " l'échelle des investissements " à travers une régulation de l’interconnexion et de l’accès, d’abord pour le téléphone, puis pour le haut débit sur ADSL.
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  • Dans la deuxième période, l'ère de la fibre qui s’ouvre aujourd’hui, sont récoltés les fruits de la première période. Plusieurs opérateurs alternatifs sont en effet désormais solidement ancrés sur le marché et ils sont incités à investir dans la technologie fibre, pour conserver ou accroître leurs parts de marché ; et l’opérateur historique y est bien-sûr incité, lui aussi, pour maintenir son leadership. Afin de faciliter les investissements conjugués de tous les opérateurs, la régulation pénètre dans une nouvelle phase, où elle n’est plus essentiellement asymétrique mais acquiert une dimension symétrique importante, notamment pour la mutualisation de la partie terminale des réseaux fibrés.
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Il est important de comprendre que ce sont les succès obtenus en première période, sous une régulation asymétrique, qui permettent au régulateur français d’aborder aujourd’hui la seconde période dans une optique de régulation plus symétrique. Il est important également de noter que l’enchaînement des équilibres respectifs de première et de seconde période dépend du contexte et que le modèle français n’est donc pas universel. Ainsi, dans d’autres pays européens où des réseaux câblés étaient déjà significativement développés dès la première période, une concurrence inter-technologies a pu s’installer dès ce stade, rendant moins prégnante la nécessité d’entrées alternatives sur la technologie télécom. Il en résulte qu’en deuxième période, la problématique de l’incitation au déploiement de réseaux d’accès en fibre se pose, dans ces pays, en des termes qui diffèrent en partie du cas français, où le câblo-opérateur n’entre dans la course qu’en seconde période.

Le modèle à deux périodes démontre à quelle distance de l’efficacité se situerait une conception pessimiste de la régulation du très haut débit en France, consistant à accréditer une sorte de " malédiction " du monopole naturel dans la boucle locale : " Le dernier kilomètre de cuivre était en monopole, le dernier kilomètre de fibre sera en monopole !". S’il adhérait à ce catastrophisme, le régulateur serait conduit à imposer en seconde période des remèdes asymétriques très prescriptifs, tels que le dégroupage de la fibre, voire la séparation fonctionnelle, la création d’un " Réseau Fibré de France ". Il instaurerait alors, non pas un monopole naturel, mais un " monopole artificiel " du très haut débit. Il orienterait ainsi la régulation vers passé, au lieu de la tourner vers l’avenir, comme l’ARCEP s’efforce au contraire de le faire.

Le régulateur français des communications électroniques croit fermement au cercle vertueux que peut engendrer une régulation tirée par l'innovation. Une telle régulation conserve certes une part d’asymétrie, s’agissant du génie civil, qui reste un monopole naturel dont la duplication serait inefficace. En revanche, la mutualisation entre les opérateurs de la partie terminale de réseau, le fibrage des immeubles, relève d’accords de gré à gré, entre opérateurs ou entre opérateurs et gestionnaires d’immeubles, accords devant se conformer à des règles de régulation symétrique. Un tel dispositif de régulation " hybride " devrait induire un oligopole du très haut débit s’appuyant sur une concurrence en infrastructures poussée jusqu'au point en aval duquel prévaut la mutualisation.

La transition du haut vers le très haut débit manifeste clairement le caractère évolutif de la régulation. En permanence, celle-ci capte les impulsions résultant de l’instabilité dynamique des technologies et des usages, et elle en tire l’énergie et l’information nécessaires pour poser un à un les rails qui guideront la trajectoire du marché. Ainsi, dans le langage de la théorie de l’auto-organisation, la régulation est un processus " dépendant du chemin ", le rail posé à une période donnée devant évidemment s’abouter au rail posé à la période précédente. Ceci a notamment pour conséquence qu'un remède de régulation n'est jamais ni bon ni mauvais en soi : il peut s’avérer approprié à une certaine période du développement du marché et moins approprié à une autre période ; les remèdes ne sont pas pérennes, ils ont vocation à s’adapter au contexte.

Ce concept de régulation adaptative est fondamental dans un secteur comme le nôtre, où le rythme d'innovation est extrêmement soutenu. Notons qu’une innovation rapide produit deux effets de sens contraire sur la régulation. D'un côté, un effet porteur, car la spirale technologique, faite de cycles d'investissements successifs, permet au régulateur de construire son action de manière étagée et cumulative. D'un autre côté, un effet limitant, car dans un univers en continuelle transformation, fournir de la prévisibilité aux acteurs du marché sous une visibilité très incertaine, autrement dit piloter un autocar dans le brouillard en assurant la parfaite sécurité des passagers, constitue un très sérieux défi !