En poste depuis un an, le président de l'Arcep est très attentif aux discussions en cours pour le rachat de Bouygues Telecom par Orange.
Quel regard portez-vous sur le projet de rachat de Bouygues Telecom par Orange ?
Depuis mon arrivée à la tête de l’Arcep, il y a un an, je dis que nous sommes arrivés à la fin d’un cycle d’ouverture à la concurrence. L’actualité semble le confirmer. Le régulateur des télécoms a été créé il y a 19 ans pour organiser l’arrivée de la concurrence dans un secteur où il n’y avait qu’un seul opérateur, France Telecom.
La réduction du nombre d’opérateurs, si cette opération va au bout, peut être lue comme une ultime étape de la consolidation dans le secteur après de multiples opérations. Elle peut aussi être interprétée comme une régression par rapport à l’ouverture à la concurrence et les risques que cela comporte.
Etes-vous favorable au passage de quatre à trois opérateurs sur le marché ?
Nous n’avons pas de dogme sur la question. Ce qui est inédit avec cette opération, c’est que l’opérateur historique rachète un de ses concurrents. Mais plus rien ne me surprend vraiment dans ce secteur.
Sur quoi serez-vous particulièrement vigilant en cas de rachat ?
Je trace des lignes rouges. Il ne faut pas que cette transaction, si elle se fait, résulte en un renforcement de la position d’Orange, particulièrement sur les marchés où il est leader. L’opérateur historique est déjà très fort et conserve une capacité à déployer des réseaux plus vite que tout le monde. Il l’a démontré dans le mobile avec la 4G et dans le fixe avec la fibre. Attention à ne pas revenir en arrière dans l’ouverture à la concurrence du secteur. Les acquis pour les consommateurs restent fragiles.
En tant que gendarme des télécoms, vous n’avez cependant pas de pouvoir sur une opération de ce type...
Ce sont les autorités de la concurrence qui seront en effet compétentes. Mais dans le cas où la transaction est traitée à Paris, nous donnons un avis d’expert à l’Autorité de la concurrence française. Nous serons particulièrement attentifs aux marchés où la concurrence est encore limitée, notamment auprès de la clientèle des entreprises et dans les zones rurales.
Par ailleurs, l’Arcep a un pouvoir direct de véto sur la question des fréquences utilisées par les opérateurs. Nous pouvons nous opposer à leur transfert entre opérateurs si l’on juge que cela perturbe l’équilibre concurrentiel. Nous pouvons aussi décider de les rétrocéder à l’Etat si l’on considère que le secteur des télécoms dispose d’assez de fréquences et que leur utilisation pourrait être plus efficace ailleurs.
Quel est l’état du marché des télécoms en France aujourd’hui ?
On marche sur un mur. On côtoie en permanence deux risques : celui d’une guerre des prix qui saperait la capacité d’investissement du secteur, et celui d’une concurrence insuffisante, qui se traduirait par une hausse des prix, mais également par une baisse des investissements.
Car il ne faut pas oublier que la concurrence est un puissant moteur pour l’investissement. L’avance prise par Bouygues Telecom dans la 4G il y a deux ans a ainsi poussé Orange à déployer plus vite ses antennes pour les rattraper. Ces deux écueils sont à éviter. Et c’est pour cela qu’il est nécessaire d’orienter la régulation vers plus d’investissement, ce qui est l’un des axes forts de la revue stratégique de l’Arcep.
Dans le contexte de marché actuel, a-t-on encore besoin d’un régulateur comme l’Arcep ?
La régulation est un sport de combat, car toutes les forces économiques plaident pour moins de concurrence et moins de vigilance de l’Etat. Notre boulot, c’est d’empêcher la prise en main du secteur par des intérêts particuliers, d’éviter que quelques uns puissent décider pour tous, comme au temps du monopole et du minitel.
On est passé en quelques années d’un monde de communications rares, chères et centralisées, à un monde de l’hyper-connectivité et de l’abondance, autour d’un réseau décentralisé, Internet. Oui, notre mission évolue. Nous avons été l’architecte de l’ouverture à la concurrence dans les télécoms, qui a permis l’explosion des usages.
Aujourd’hui, le sujet brûlant est la dépendance de la société et de l’économie aux réseaux numériques. Nous sommes désormais aussi le gardien de principes destinés à assurer la capacité d’échange de nos concitoyens : accès aux réseaux, augmentation de la bande passante, garantie que les échanges soient libres et non-bridés, etc.
A la vitesse à laquelle émergent les nouvelles technologies, comment être sûr que la régulation est pertinente ?
Dans le secteur des télécommunications, il y a toujours des nouveaux entrants. Les barbares d’hier sont les civilisés d’aujourd’hui. L’histoire n’est jamais terminée, de nouveaux modèles économiques émergent, souvent avec les nouvelles technologies. C’est le cas avec les réseaux dédiés à l’internet des objets comme Sigfox et LoRa. Dans ce nouveau monde qui naît, à nous, régulateur, de faire une place à chacun, d’apporter les ressources nécessaires pour qu’il y ait le choix sur le marché.
Cela veut-il dire que l’Arcep va progressivement abandonner ses anciennes prérogatives ?
Non, car notre rôle d’architecte des réseaux n’est pas terminé. Il reste beaucoup à faire pour faire entrer le pays dans une nouvelle ère numérique. Le sujet du déploiement de la fibre est par exemple essentiel. Il y a encore des briques à construire pour assurer un accès de masse à des infrastructures de qualité, notamment pour les PME. La question de l’accès au réseau mobile devient également prioritaire.
Notre société est devenue très dépendante au mobile. On observe un sentiment de frustration et d’exclusion de certaines populations lorsque l’accès est insuffisant. A l’Arcep de mettre à disposition les outils pour étendre la couverture des réseaux. Nous travaillons aussi à l’élaboration de nouvelles cartes de couverture, plus précises et plus complètes, qui seront accessibles cet été.
En parlant de nouveaux entrants, comment voyez-vous la régulation des géants du Net ?
Je suis pour une coordination plus poussée de tout ce qui concerne le numérique au niveau européen. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est par l’Europe que l’on retrouvera de la souveraineté ; on voit bien qu’avec les multinationales de l’internet qui peuvent s’installer dans n’importe quel pays de l’Europe et fournir un service partout, on peut perdre notre souveraineté.
On voit bien la difficulté de lever des impôts… Donc, si on veut retrouver du levier vis-à-vis de ces acteurs, il faut passer par la case Europe. C’est fort de cette conviction que j’ai souhaité que l’Arcep s’engage beaucoup plus sur le champ européen. J’ai été élu à la présidence du Berec, qui est l’organe des régulateurs européens.
Quels types de sujets pourrait traiter l’Europe ?
De plus en plus de sujets doivent être non seulement débattus, mais aussi décidés entre régulateurs européens. Prenons l’exemple de la Banque Centrale Européenne, qui est une filiale commune de toutes les banques, et qui associe à la fois le niveau national et européen.
De la même manière, le Berec peut devenir un organe qui prend collégialement des décisions qui s’imposent ensuite à tous les régulateurs. Exemple : plusieurs régulateurs se posent la question de savoir si les acteurs qui fournissent des e-mails (gmail, hotmail…) sont des opérateurs télécoms dans la mesure où ils acheminent des messages. Certains pays disent non et d’autres oui, comme l’Allemagne.
J’estime que c’est un sujet sur lequel on peut avoir une approche la plus unifiée possible. Cela changerait les règles du jeu, par exemple, cela nous permettrait de suivre la qualité de fourniture des e-mails et donc de tenir un rôle de tiers de confiance sur le fait que ces services répondent à un certain standard de qualité, respectent le secret des correspondances.
Les télécoms développent de plus en plus des stratégies autour des contenus, qu’en pensez-vous ?
Selon l’Ericsson consumer lab, la vraie révolution du Consumer Electronics Show, qui s’est tenu début janvier à Las Vegas, c’est l’intelligence artificielle. L’institut explique que l’ère des écrans est amenée à disparaitre. C’est-à-dire que la connectivité s’est développée à partir du téléphone, et ensuite l’écran est, en quelque sorte, devenu le premier objet connecté.
Et l’on voit une vague d’autres objets connectés qui arrive et qui sera peut-être bien plus importante que la connectivité des écrans : celles des drones, de l’électroménager, de la maison, de la voiture… On va dans un monde d’hyperconnectivité des objets qui pourrait tendre à banaliser la place des images.
A l’Arcep, on se sent utile comme régulateur de cette connectivité universelle, qui se dirige vers tous les types d’usages, sans intervenir sur le contenu des échanges eux-mêmes. A travers la règle de neutralité de l’internet, l’Europe a affirmé un découpage entre le monde des réseaux et le monde des contenus. La neutralité du net, c’est l’interdiction pour les opérateurs télécoms de passer des deals préférentiels avec certains contenus ou services pour qu’ils aillent plus vite sur les réseaux. C’est un message très fort sur le fait que les réseaux doivent être universels.
Est-ce que cela signe la fin des exclusivités ?
C’est déjà largement interdit sur le plan technique par le règlement européen sur la neutralité du net, mais il peut y avoir des accords commerciaux, réservant à tels types d’abonnés tel ou tel contenu sportif par exemple. Rappelez-vous, Orange a voulu, à un moment, réserver à ses propres abonnés Internet un certain nombre de contenus TV exclusifs et l’Autorité de la concurrence était montée au créneau.
Je suis d’avis de marquer des limites claires en la matière, au-delà du cas d’Orange et de sa position dominante dans les télécoms. Les exclusivités de contenu peuvent certes être utiles pour animer le marché, mais à condition qu’elles restent limitées dans leur durée et leur portée. J’estime qu’une généralisation de l’intégration verticale entre le monde des contenants et des contenus serait néfaste pour la dynamique d’investissement dans les deux secteurs, c’est-à-dire tant dans les réseaux que dans les contenus.
Etant donné que contenus et contenants se rapprochent, ne faudrait-il pas fusionner leurs autorités de régulation, le CSA et l’Arcep ?
A titre personnel, je pense que ce que les gens veulent, ce sont des réseaux qui véhiculent tous les contenus. Et des contenus qui soient présents sur tous les réseaux. L’intégration verticale entre les contenus et les contenants serait, au-delà d’une marge raisonnable, une mauvaise affaire pour les français.
Cela voudrait dire qu’il n’y aurait sur le marché que des mastodontes qui auraient les moyens d’investir à la fois dans les réseaux et les contenus. Le consommateur ne choisirait plus son abonnement internet en fonction de sa qualité ou de son prix mais en fonction de savoir s’il peut regarder tel match de foot ou tel film, et inversement, donc on biaiserait les choix.
L’Arcep et le CSA sont deux institutions qui travaillent régulièrement ensemble. S’il devait y avoir une actualité forte sur tel ou tel sujet, toutes deux seraient amenées à collaborer. On n’est pas obligé de fusionner deux autorités dès qu’il y a une question qui se pose. Nous travaillons aussi très bien avec la CNIL, en charge de la protection de la vie privée, notamment sur le sujet des objets connectés, qui doit faire l’objet d’un rapport public l’été prochain.
Comment la régulation de l’Arcep peut-elle évoluer ?
Il y a une régulation du troisième type qui apparait. Jusqu’à présent, notre régulation était centrée sur deux piliers : d’une part, l’accès aux réseaux et l’interconnexion, c’est-à-dire faire fonctionner les réseaux entre eux, et d’autre part, les ressources rares, c’est-à-dire distribuer aux acteurs des fréquences et des numéros.
Il y a une régulation du troisième type que l’on veut développer comme étant un des nouveaux axes de notre revue stratégique : c’est une régulation « par » la donnée, et non pas une régulation « de » la donnée.
Parfois, au lieu d’imposer des règles, le régulateur peut mettre sur la place publique de l’information qui va créer des incitations de comportement des acteurs. C’est ce que l’on appelle aussi « la technique du vampire » : on met un sujet au soleil, il disparaît tout seul. Le crowdsourcing peut aussi aider à faire remonter des informations et des problèmes. On pense qu’il y a tout un pan de notre activité qui peut se développer de cette manière-là. Par exemple, en publiant les cartes de couverture mobile du territoire français par les opérateurs, on peut vraiment les inciter à se développer.
Cela signifie que vous allez alléger votre régulation ?
Absolument, en développant la régulation par la donnée en remplacement des outils classiques là où ce sera possible. C’est d’ailleurs un peu la piste proposée par le Conseil national du numérique (CNNum) concernant les géants de l’internet, ces « plateformes », moteurs de recherche ou magasins d’application qui contrôlent l’accès à internet. Le CNNum propose non pas de réguler ces géants de l’internet, mais de leur donner des notes.
Donc d’avoir des critères objectifs qui permettent de mesurer et comparer leur comportement, le degré d’ouverture de ces plateformes, est-ce qu’elles sont plus ou moins fermées à des concurrents ou est-ce qu’elles avantagent leur propre service. C’est tout le thème de la loyauté des plateformes, et je regrette que la proposition du CNNum n’aie pas été reprise dans le projet de loi sur la République numérique.
Cela fait partie de la transformation de l’action publique : une régulation plus souple, qui mette en capacité les acteurs de s’autodéterminer et d’aboutir à la bonne organisation du marché sans que l’Etat ait besoin de prendre des décisions contraignantes. Il faut aussi « barbariser » la régulation si l’on veut réguler les barbares !
Propos recueillis par Romain Gueugneau, Fabienne Schmitt et David Barroux