Prise de parole - Interview

"La concentration détruit plus d'emplois que la concurrence" : Fusion avec le CSA, emploi dans les télécoms... Jean-Ludovic Silicani, président de l'ARCEP, répond aux questions de Challenges (12 octobre 2012)

La situation de l’emploi dans le secteur des télécoms inquiète le gouvernement qui a, notamment, demandé la création d'un Observatoire. Est-il dans son rôle en évoquant ces questions ou celles-ci relèvent-elles exclusivement de la compétence de l'ARCEP ?

Le Gouvernement est parfaitement dans son rôle lorsqu’il évoque ces sujets. Et nous souscrivons bien évidemment à ses objectifs concernant les investissements et l'emploi. L’Arcep s’efforce de créer un cadre sécurisant pour les acteurs qui nous demandent avant tout de leur apporter de la prévisibilité en fixant des règles claires et stables afin qu’ils puissent prendre leurs décisions d’investissement en connaissance de cause : dans les 10 ou 15 prochaines années, ils vont ainsi investir une trentaine de milliards d'euros dans les réseaux fixes ou mobiles à très haut débit, ce qui va entraîner la création d’un nombre très important d’emplois. En effet, le génie civil représente 80% du coût de construction de ces nouveaux réseaux et sera un gros pourvoyeur d’emplois non délocalisables.

Lors de la présentation des résultats trimestriels des concurrents de Free, ces derniers ont souligné que l’arrivée du quatrième opérateur de téléphonie mobile aurait un effet négatif sur l’emploi.

 

Il y a un énorme malentendu sur ce point : on entend souvent que la concurrence détruit des emplois. Or, aux Etats-Unis, où la concurrence est très limitée, non seulement les prix sont très élevés - 100 dollars pour le "triple play", contre 35 euros environ en France - mais surtout les opérateurs ont réduit de 27% leurs effectifs en 10 ans, contre 11% en France sur la même période ! La concentration génère plus de destructions d'emplois que la concurrence. En revanche, en France, en 15 ans, une régulation équilibrée a contribué à faire baisser les prix, tout en permettant un très fort développement des usages. L’argent économisé par le consommateur s’est reporté sur d'autres secteurs, ce qui est bénéfique pour l'ensemble de l'économie du pays. Le développement des usages numériques a d’autres effets bénéfiques – des externalités positives pour reprendre le langage des économistes : on estime ainsi que le secteur de l’économie numérique (ex TIC) est passé d’environ 300 000 à près d’1 million d’emplois sur 15 ans.

Le marché de la téléphonie mobile est en croissance, certes, mais l'arrivée de Free a eu indéniablement un effet sur les marges des trois opérateurs : estimez-vous qu'elles sont encore à un niveau suffisant pour leur permettre d'investir ?

Le secteur des services de communications électroniques pèse en France plus de 40 milliards d'euros de chiffre d’affaires. Depuis le début de la crise, en 2008, c’est en France que ce secteur a le mieux résisté parmi les grands pays d’Europe : jusqu'à 2011, le chiffre d'affaires du secteur a été supérieur à celui qui prévalait en 2008. Avant l’arrivée de Free Mobile, la marge brute des trois autres opérateurs était de 33% en moyenne. L’intensification de la concurrence sur le marché mobile, mais surtout la dégradation du contexte macro-économique dégradé, conduisent à une baisse des marges dans un secteur qui a, jusqu’ici, été très profitable. L’important est que soit maintenue la capacité d’investissement des opérateurs dans leurs réseaux, qui sont autant de sources de revenus futurs. Le niveau d’investissement matériel a été globalement constant au cours des 10 dernières années, à environ 6 milliards d'euros par an et la fédération française des télécoms estime aussi à 6 milliards d’euros le besoin total d’investissements pour les prochaines années. Sur les trois dernières années, les opérateurs ont en outre effectué 5,6 milliards d’euros d’investissements immatériels pour acheter des fréquences. Or, il n'y aura plus de fréquences comparables à celles du dividende numérique à acquérir avant la fin de la décennie. Cela libère une somme importante qui peut être investie dans les réseaux. Donc au final, même si le taux de marge baisse, les opérateurs devraient conserver leur capacité d'investissement. Ce qui est essentiel.

Fleur Pellerin a souligné que l'emploi devait mieux être pris en considération dans le cadre de l'organisation de la filière télécom. Est-ce une façon de dire que ce n’était pas le cas avant ?

Le souhait du Gouvernement est que, lorsqu'il y a attribution de licences, l'emploi fasse partie des engagements pouvant être pris par les opérateurs pour obtenir ces licences - j’emploie à dessein le terme "d’engagement", et pas celui "d’obligation", car au niveau communautaire, il ne peut pas y avoir d'obligation. Ainsi, nous pourrions lier l'attribution d'une licence à l’importance du volume des emplois créés. C'est d'ailleurs très exactement ce qui a été fait pour attribuer la quatrième licence mobile à Free : l'attribution de cette licence comportait un critère relatif à l'emploi. Mais le "poids" de ce critère pourrait être augmenté.

On parle d'étude d'impact. Justement, quelle était la source du chiffre de 10.000 suppressions d'emploi lié à l’arrivée de Free que vous avez évoqué au début de l'année ?

J’imagine que le précédent gouvernement a fait faire à ses services une étude avant de prendre la décision, en janvier 2009, d’attribuer une 4ème licence mobile 3G. Il appartient à l’actuel gouvernement de la demander aux services placés sous son autorité. Quant au chiffre cité lors de la conférence de presse de l’ARCEP de mars 2012 (une fourchette de 5 à 10.000 emplois) il correspond au niveau moyen des estimations des analystes, de celles des opérateurs et de celles des experts économiques et financiers que nous avons consultés. Il s'agissait, en outre, de chiffres bruts, et ne prenant donc en compte ni les emplois créés par Free Mobile, ni la croissance, à moyen et long termes, du secteur.

Il faut aussi souligner les effets indirects de l’arrivée du 4ème opérateur mobile. En effet, le marché français des télécoms est extrêmement dynamique avec une forte croissance des volumes depuis le début de l’année 2012 : +11% pour la téléphonie mobile, 1,8 million d'abonnés mobiles en plus, + 28% pour les SMS, +70% pour la data... Tous les indicateurs ont cru énormément en volume et le passage au très haut débit, notamment à la 4G, offrira aux opérateurs de nouvelles sources de revenus, à partir de 2013.

Vous venez de publier une note sur l’évolution de la régulation de l’audiovisuel à l’heure d’internet. Est-ce une façon d’appeler à la fusion du CSA et de l’Arcep ?

L’initiative de cette réflexion émane du Premier ministre. Cette réflexion est utile et nous avons suivi la méthode préconisée par le Premier ministre en août dernier : se poser tout d’abord la question de l’évolution de la régulation dans les deux secteurs pour ensuite en tirer les éventuelles conséquences institutionnelles. Le point de départ est un constat partagé par tous les acteurs que nous avons auditionnés : la fragilisation croissante de la triple « exception audiovisuelle » sur laquelle est fondée, depuis 1986, la régulation du secteur. En effet, la consommation de télévision par la voie hertzienne terrestre (TNT) décroit rapidement au profit d’une distribution par d’autres réseaux (ADSL et fibre optique, câble, satellite), qui la dépassera prochainement. Ensuite, la consommation audiovisuelle est de moins en moins linéaire, que ce soit par l’utilisation de la vidéo à la demande ou de la télévision de rattrapage. Enfin, les contenus audiovisuels ne sont plus seulement visionnés sur un terminal unique, le téléviseur, mais aussi sur les téléphones mobiles, les tablettes, les écrans d’ordinateur. Parallèlement, d’autres acteurs audiovisuels apparaissent sur internet. Les modèles économiques classiques sont bouleversés.

Face à ces évolutions, comment préserver les principes et les règles qui prévalaient jusqu’alors ? Peut-on et, si oui, comment maintenir les différentes obligations imposées aux chaînes ?

Vous prônez donc leur abandon ?

Pas du tout. Pour notre part, partant du constat qu’il faut redonner des bases solides à la régulation audiovisuelle, nous ne pouvons qu’envisager des scenarios. C’est au Gouvernement et au Parlement de choisir celui qu’ils retiennent. Ils peuvent d’abord choisir de conserver une régulation de l’audiovisuel essentiellement bâtie sur l’exception culturelle française, auquel cas il faudra imaginer de nouveaux outils, juridiques et opérationnels, adaptés à l’ère d’internet. Les missions et les métiers des deux régulateurs demeureraient alors très différents. Un rapprochement ne serait donc pas justifié dans ce cas. Le Gouvernement et le Parlement peuvent aussi décider de renforcer le volet économique de la régulation de l’audiovisuel, très limité aujourd’hui puisque seule l’Autorité de la concurrence en exerce une, mais a posteriori. Confier ce second volet à l’Arcep pourrait avoir du sens, car il est comparable à ce que nous faisons déjà dans le secteur des télécoms. Enfin, si le Gouvernement et le Parlement font le choix d’une régulation principalement économique pour l’audiovisuel, alors les missions et les métiers que devrait exercer l’institution qui en aurait la charge ressembleraient beaucoup aux nôtres.

Le mariage avec l’Arcep serait alors naturel…

Dans ce cas, oui. Vous voyez que c’est en fonction du choix politique qui sera fait en ce qui concerne les nouvelles finalités et assises de la régulation de l’audiovisuel que les modalités d’un éventuel rapprochement entre le CSA et de l’Arcep pourront être fixées. Mais, quel que soit le scénario choisi pour la régulation de l’audiovisuel, la régulation des télécommunications devra continuer à veiller au respect de la neutralité de l’internet qui impose une étanchéité entre les réseaux et les contenus qu’ils transportent : cette mission nous a été confiée par les directives européennes désormais transposées en droit français. Cela implique que nous veillons à ce que les FAI ne privilégient pas l’acheminement de certains contenus par rapport à d’autres et qu’aucune discrimination ne puisse générer une limitation de l’accès à internet tant pour les producteurs de contenus que pour les internautes. Cela signifie bien évidemment, et a fortiori, que le régulateur ne se mêle pas des contenus qui circulent sur les réseaux. Si l’ARCEP est saisie d’un règlement de différend entre un FAI et un fournisseur de contenus, par exemple Free et YouTube, nous ne pourrons examiner que les conditions techniques et tarifaires de leur interconnexion.

Et si jamais le législateur souhaite garder deux régulateurs distincts, cela conduit-il purement et simplement au statu quo ?

Non. Nous proposons que le législateur crée une instance commune au CSA et à l’Arcep. Cette "filiale" pourrait être composée de membres de chacun des deux collèges à parité. Et elle pourrait prendre des décisions ou rendre des avis sur des sujets d’intérêt commun, par exemple en cas de différend entre un fournisseur d’accès à internet et un éditeur de contenus audiovisuels. Cette solution a l’avantage de pouvoir être mise en place, rapidement, avant même d’avoir achevé de finaliser une réforme d’ensemble. Cela n’interdirait pas d’aller plus loin dans deux ou trois ans, si cela apparaissait nécessaire.

En allant vers une fusion totale ?

Si le Parlement retenait le scenario d’un renforcement de la régulation économique de l’audiovisuel, alors deux options sont possibles. Soit, comme l’a proposé la commission Attali en 2008, l’Arcep pourrait assurer la régulation économique des télécoms et de l’audiovisuel et le CSA conserverait la régulation des contenus au regard de critères éthiques, culturels ou sociétaux. Soit, dans le cas d’une régulation essentiellement économique de l’audiovisuel, les deux institutions pourraient être fusionnées sur le modèle de ce qui a été fait outre-Manche sous le gouvernement de Tony Blair. L’OFCOM a été constitué en régulateur unique dont la mission première est de favoriser la concurrence. Il regroupe la régulation des télécoms, de l’audiovisuel privé - la BBC n’entrant pas dans son champ de compétence, tout ce qui concerne les fréquences, et l’application du droit de la concurrence dans ces secteurs. Un collège dédié aux contenus a été créé en son sein pour instruire les questions liées aux contenus. C’est un modèle qui a du sens. Il est fondé sur un choix politique fort, qu’ont fait en 2003 le Gouvernement et le Parlement britannique. Il n’appartient évidemment pas à l’ARCEP de s’immiscer dans un tel choix.

N’auriez-vous pas envie de devenir le président d’une telle instance ?

La question n’est vraiment pas à l’ordre du jour.

Ne pourrait-il pas y avoir un régulateur européen ?

Il faudrait commencer par fusionner les 27 Etats membres ! Plus sérieusement, nous avons aussi examiné les scenarii de regroupement retenus ailleurs dans le monde. En Allemagne, le régulateur regroupe l’ensemble des industries de réseaux : rail, énergie, télécoms, postes, mais pas l’audiovisuel. Le scenario d’une régulation exercée au niveau européen avait été envisagé au moment de l’adoption du 3ème paquet de directives communautaires, puis abandonné au profit d’une meilleure coordination des régulateurs nationaux réunis au sein d’une instance commune, l’Orece. Il n’est pas exclu que dans quelques années, lors de la négociation du prochain "paquet" télécom, l’idée resurgisse. Un régulateur européen serait cohérent avec un marché européen et avec des opérateurs à dimension européenne.

Il existe actuellement un débat autour du terme barbare de "refarming 1800" - c'est à dire le réaménagement de la bande des 1800 MHz, jusque-là utilisée pour la 2G pour déployer plus rapidement la 4G. En gros, Bouygues Telecom demande à l'Arcep l'autorisation de procéder à ce réaménagement de fréquences, ce qui fait hurler ses concurrents : qu'en pensez-vous ?

Il existe effectivement des fréquences dédiées aux services mobiles 2G, et qui pourraient progressivement être réutilisées pour le service mobile 4G (très haut débit mobile), puisque l'utilisation de la 2G a vocation à décroître. La 4G est un élément essentiel du marché mobile : il peut permettre aux trois opérateurs historiques de rebondir et de "sortir par le haut" en déployant leur réseau 4G le plus rapidement possible afin d’en tirer des revenus qui seront autant de moyens pour investir et créer des emplois. Pour ce qui concerne le "refarming" des fréquences de la bande 1800 MHz, les textes prévoient effectivement qu’un opérateur peut saisir l’ARCEP d’une demande de réutilisation de fréquences dont il dispose déjà, pour un usage différent. Bouygues Telecom a saisi l’Arcep officiellement de cette question en juillet. Le régulateur a pour mission d’évaluer l’effet de cette autorisation sur l'équilibre concurrentiel du secteur. Nous avons lancé une consultation à ce sujet en juillet qui vient de se terminer. Nous avons 8 mois au maximum, à compter de la demande de juillet, pour procéder à cet examen et prendre une décision. Cette procédure implique un travail conjoint du régulateur et du Gouvernement puisque c’est ce dernier qui en fixe les conditions financières, c’est-à-dire les redevances pour l’utilisation de ces fréquences.

Vous avez la responsabilité de vérifier la qualité du service offert aux internautes par les FAI : au-delà des préconisations de l'ARCEP dans son rapport sur la neutralité du Net, comment comptez-vous sanctionner ceux qui ne tiennent pas leurs promesses ?

La mesure de la qualité de service de l’internet est un exercice complexe, qui doit prendre en compte de multiples paramètres. Fin 2012, nous prendrons une décision qui fixera de manière détaillée les indicateurs mesurant la qualité du service de l’accès à internet. La façon de les mesurer sera également définie. Nous procèderons aux premières mesures en 2013. Si nous constatons que le niveau de qualité atteint est médiocre, ou se dégrade, alors la loi prévoit que l’ARCEP fixe un niveau minimum de qualité qui, s’il n’est pas respecté, peut conduire à sanctionner les FAI. En dessous de ce niveau, l’utilisation, dans leurs offres, de l’expression "accès à internet" serait impropre. Nous serons vigilants sur ce sujet comme sur les autres.

L'aménagement numérique du territoire doit-il être assumé par les opérateurs privés ? Ou faut-il que l'Etat apporte son soutien aux opérateurs ?

Contrairement à ce qui a été dit, le déploiement du FTTH - la fibre optique jusqu'au foyer – ne représente pas un "mur d'investissement", même si cela nécessite 20 à 25 milliards d'euros d'investissement sur 10 à 15 ans, c’est-à-dire environ 2 milliards d'euros d'investissement par an. Ces réseaux seront financés pour partie par les opérateurs privés et, pour partie, par de l'argent public. Des financements seront apportés par les collectivités territoriales, qui ont déjà joué un rôle très important pour assurer la couverture du territoire en haut débit, et par l’Union européenne qui discute actuellement de la mise en place d’un "guichet" pour accélérer le déploiement des infrastructures en Europe, sous forme de prêts bonifiés, voire de subventions. Le reste du financement public ne peut donc venir que de l’Etat. Certains élus ont proposé d’instituer une taxe sur les abonnements pour alimenter le fonds d’aménagement numérique du territoire prévu par la loi Pintat de décembre 2009. Le montant des investissements à réaliser est à la mesure des moyens de la France: sur 10 ans, le PIB de notre pays sera de plus de 20.000 milliards d’euros. Personne ne peut imaginer qu’on ne puisse consacrer 1/1000ème de cette somme pour construire le réseau de communications du XXIème siècle. C’est beaucoup moins, en poids relatif, que ce qui a été consacré, à la fin du XIXème siècle, à la construction des réseaux de chemin de fer.

Propos recueillis par Laurent Calixte et Pierre Kupferman