Lors de la cérémonie des vœux de l'Arcep à la Sorbonne, lundi dernier, le premier thème que vous avez abordé dans votre discours est celui de la Poste : pourquoi ne pas avoir commencé par les télécoms ?
Parce que la régulation du secteur postal fait partie intégrante de nos missions. C'est un secteur en pleine transformation, à côté duquel celui des télécoms ressemble à un tranquille paquebot ! La Poste a dû se réinventer, car l'augmentation du nombre de colis due notamment à la croissance du e-commerce ne compense pas à ce jour la baisse de l'activité "courrier". Par ailleurs, j'ai évoqué la Poste au début de mon discours car son Président-directeur-général, Philippe Wahl, venait tout juste d'être nommé. Il s'agissait aussi de lui adresser un message d'encouragement.
Vous avez déclaré, dans votre discours, que vous préférez une solution de mutualisation des équipements à un rachat pur et simple d'un opérateur par un autre -comme celui, éventuel, de SFR par Numéricable : pourquoi ?
Dans mon discours, j'ai effectivement expliqué que la mutualisation des équipements était une solution préférable à la concentration du secteur des télécoms qu'entraînerait le rachat d'un opérateur par un autre. Si cette concentration devait avoir lieu, le secteur courrait deux risques majeurs: d'une part, une hausse des prix, et d'autre part, des pertes d'emplois, puisqu'une concentration se traduit généralement par une réduction des effectifs. Deux exemples concrets: en Autriche, depuis qu'il n'y a plus que 3 opérateurs au lieu de 4, les prix ont augmenté de 10% au cours du dernier trimestre 2013. Et aux Etats-Unis, qui sont passés d'une dizaine à 4 principaux opérateurs en dix ans, les effectifs ont chuté de 500.000 emplois.
Concernant l'accord éventuel de mutualisation entre SFR et Bouygues Telecom, êtes-vous favorable à ce que Free puisse se greffer sur cet accord ?
Tout accord de mutualisation éventuel relève du droit privé. Dans un tel cas, nous serions amenés à regarder ce qu'il contient, et nous vérifierions, en étroite relation avec l'Autorité de la concurrence, qu'il permet de respecter deux objectifs: d'une part, préserverait-il la dynamique concurrentielle ? D'autre part, cet accord apporterait-il un service de meilleure qualité aux utilisateurs ? Concernant la participation de Free ou de tout autre opérateur à un tel accord, non, nous n'avons pas vocation à intervenir dans ce type d'accord de droit privé en favorisant la participation de tel ou tel acteur.
Vous avez dit dans votre discours, lors des voeux: les "prix raisonnables sont importants non seulement pour les particuliers mais aussi pour de nombreuses entreprises de tous les secteurs". A-t-on une idée de l'impact de la baisse des prix sur les marges des entreprises ?
Ecoutez, le marché télécom dans son ensemble pèse, en France, environ 40 milliards d'euros, dont un peu plus de 11 milliards pour le marché "entreprises". Nous savons que, globalement, le prix des services de télécommunications téléphoniques a baissé en moyenne de 30% au cours des 15 dernières années. Si nous partons de l'hypothèse que la baisse des prix dont ont bénéficié les entreprises est proportionnelle à la baisse globale, elles auraient dû payer plus de 15 milliards d'euros au lieu de 11. Cela ferait donc une économie d'environ 4 milliards d'euros.
Revenons à l'évolution de l'emploi dans les télécoms. Les chiffres que l'Arcep a produits tendent à démontrer que la situation est restée stable. Mais selon l'Insee, un an tout juste après le lancement de Free Mobile en janvier 2012, le secteur des télécoms a perdu 3.000 emplois. Comment expliquez-vous ce différentiel ?
Je suppose que le périmètre mesuré par l'Insee n'est pas le même que le nôtre.
Ceci dit, un autre graphique de l'Insee montre que, depuis début 2013, l'emploi est remonté en flèche en un an et a regagné ces 3.000 emplois : comment expliquez-vous une telle remontée ?
Je crois simplement que, comme je vous le disais, le périmètre mesuré n'est pas le même -tout dépend des emplois qu'on inclut ou non dans ce périmètre, comme celui des équipementiers ou celui des centres d'appels. En outre, l'Insee effectue des mesures trimestrielles, dont les fluctuations sont plus nombreuses que celles qui sont constatées lors de nos mesures, qui sont annuelles. En tout cas, la tendance globale exprimée par l'Insee reste la même que la nôtre: la situation de l'emploi dans les télécoms reste stable sur deux ans.
L'Arcep va prochainement récupérer le pouvoir de sanction dont elle disposait en cas de manquement des opérateurs à leurs obligations : quelles sanctions pouvez-vous utiliser ?
Elles peuvent être financières, jusqu'à 3% du chiffre d'affaires de l'opérateur concerné - 5% en cas de récidive - ou administratives, par le retrait temporaire ou définitif d'une autorisation. C'est un pouvoir que l'Arcep a utilisé en dernier recours, notamment lorsqu'elle a condamné Numéricâble à une amende de 5 millions d'euros pour non-respect d'une décision de "règlement de différend" que nous avions prise, et La Poste à 1 million d'euros. Mais notre principal pouvoir reste la dissuasion. Ainsi, en 2009, nous avons constaté qu'Orange et SFR accusaient un retard de plusieurs années dans leurs obligations de déploiement: nous les avons mis en demeure de respecter un calendrier que nous avons établi avec eux. Ça a été très efficace. Dans le cas où Free viendrait à accuser lui aussi du retard dans son déploiement, nous pourrions également être amenés à le mettre en demeure et à établir un calendrier - mais ce scénario relève actuellement du domaine de l'hypothétique.
Vous allez publier, avant la fin du premier semestre 2014, les premières informations sur la qualité des services de la 4G: a-t-on déjà des indices concernant la qualité ?
Nous ne nous fondons pas sur des indices, mais nous pouvons faire l'expérience de la 4G, comme tout utilisateur. Nous sommes au tout début du lancement de la 4G, dont le déploiement se déroule d'ailleurs beaucoup plus vite que prévu, puisque le taux de couverture tourne actuellement autour de 40 à 50%. Lors de la prochaine mesure annuelle de la qualité de service, dont les résultats seront connus au printemps, nous effectuerons des premières mesures sur la 4G..
Free Mobile bénéficie de l'itinérance assurée par Orange et Orange des fortes sommes versées par Free au titre de cette itinérance, Bouygues Télécom a pu bénéficier du "refarming", ce qui lui a permis de déployer sa 4G à coûts réduits et en temps record… Au fond, le seul qui n'a bénéficié d'aucun avantage dans cette histoire, c'est SFR. Cela ne crée-t-il pas une distorsion de concurrence en sa défaveur ?
L'Arcep n'a pas pour mission de conférer un avantage à tel ou tel acteur. Dans le cas particulier que vous citez, SFR avait la possibilité de signer le contrat d'itinérance avec Free Mobile. Orange a été plus rapide et a signé le contrat. Par ailleurs, la possibilité d'utiliser des fréquences existantes pour la 4G - c'est ce qu'on appelle le "refarming" - est offerte à l'ensemble des opérateurs mais un seul en a fait la demande. SFR, comme Orange, peut donc aussi le demander.
Aux Etats-Unis, un arrêt de la cour d'appel de Washington, annulant une décision de la Commission fédérale des communications (FCC), tend à remettre en cause le principe sacro-saint de "la neutralité du Net" : en France aussi, risque-t-on d'officialiser la notion "d'Internet à deux vitesses" ?
En France, l'Arcep veille à ce que la "neutralité du Net" soit respectée, et nous avons même été précurseurs en Europe sur cette question. Nous ne prenons en compte que l'aspect économique de cette problématique : nous ne sommes pas concernés par les enjeux de contenus que peut aussi soulever la problématique de "neutralité du Net". La question pour nous est de savoir si les conditions techniques et économiques de l'acheminement des informations respectent ce principe de neutralité. Imaginez un fournisseur d'accès qui propose l'accès aux services de vidéos proposés sur internet: il ne peut pas, par exemple, favoriser une meilleure diffusion de YouTube ou Dailymotion et bloquer ou ralentir d'autres services. Il y aurait discrimination.
Nous nous assurons aussi que la qualité de l'accès à internet demeure satisfaisante pour l'utilisateur en procédant à des mesures spécifiques. Si cette qualité laisse à désirer, ou se dégrade dans le temps, cela peut laisser supposer qu'il existe des politiques de discrimination à l'encontre de certains services dont la qualité se dégrade. Ce n'est pas simple, mais, étape par étape, en coopération avec les opérateurs, les associations de consommateurs, nous nous assurons que la neutralité est bien préservée.
Pourquoi le nombre d'abonnements à des offres "fibre optique" a-t-il tant de mal à décoller?
En fait, ce taux a tendance à augmenter : en 2010-2011, seul un foyer éligible sur dix souscrivait un abonnement "fibre". Aujourd'hui, le taux a presque doublé. En Corée du Sud, 100% des logements sont éligibles, et ce depuis dix ans, et pourtant les abonnements à la fibre n'y représentent que 60% du total ! Si nous remontons plus loin encore dans le temps, il faut savoir qu'en 1910, 100% des logements parisiens étaient éligibles au téléphone -or le taux d'abonnement n'a décollé qu'à partir des années 70. Les taux d'abonnement seront plus élevés dans les zones mal desservies par l'ADSL, et moins élevés dans les zones où l'offre ADSL est de qualité.
La réglementation européenne devient de plus en plus complexe: quelle est la position de l'Arcep face au choc de simplification annoncé par François Hollande? Avez-vous vocation à être la courroie de transmission de l'Europe de Bruxelles vers la France, ou doit-elle faire remonter à Bruxelles les spécificités du marché français ?
Je ne suis pas d'accord avec vous: la réglementation européenne peut être jugée bonne ou mauvaise, mais elle n'est pas de plus en plus complexe ; elle évolue, c'est tout. Par ailleurs, elle s'impose en premier lieu au Parlement qui transpose ses directives en lois nationales. Enfin, si l'on veut construire un grand marché unique des télécoms, il faut un cadre européen qui s'applique à tous les pays : si ces directives européennes n'existaient pas, les disparités entre les pays seraient encore plus importantes.
Certes, mais les opérateurs chinois ont par exemple la possibilité de devenir opérateurs virtuels en Europe, alors que les sociétés européennes ne peuvent que très difficilement devenir MVNO en Chine : un tel déséquilibre est-il sain sur un plan concurrentiel ?
L'Arcep applique la loi. La loi a créé l'Autorité pour qu'elle puisse mettre en place un marché à partir du monopole qui existait jusqu'alors. La question que vous posez relève de choix de politique européenne définis par le Conseil des ministres, le Parlement européen et la Commission européenne. Encore une fois, l'Arcep doit simplement faire appliquer les lois qui découlent des directives décidées au niveau européen.
Quel mot utiliseriez-vous pour résumer ce que vous attendez ou espérez de 2014 ?
Je ne sais pas si cela peut se résumer à un mot… Disons que je souhaite que 2014 voie la stabilisation des prix et le maintien d'une forte demande, comme en 2012 et 2013 où le nombre de clients fixe et mobile a augmenté d'environ 5%. C'est l'une des conditions de la reprise de la croissance du chiffre d'affaires et du retour à une croissance en valeur.
Les consommateurs entendent souvent parler de l'Arcep quand la presse évoque les grands débats sur l'industrie des télécoms, mais sur un plan concret, quels services leur proposez-vous sur votre site Internet, par exemple ?
En fait, les consommateurs nous écrivent et nous téléphonent beaucoup. Une cellule de plusieurs personnes est spécialement chargée de leur répondre. Cette cellule nous sert d'ailleurs de "palpeur" de la réalité du marché : au-delà des analyses théoriques, nous avons besoin de connaître leur ressenti. Cette cellule nous fait remonter leurs observations : tel service de tel opérateur se dégrade, ou telle commune n'est pas satisfaite de sa couverture par le réseau... Ils peuvent aussi trouver des réponses concrètes sur un site dédié, distinct de celui de l'Arcep qui concerne surtout les professionnels : http://www.telecom-infoconso.fr .
Propos recueillis par Laurent Calixte.