Prise de parole - Interview

Jean-Michel Hubert, président de l’ART : " Il est souhaitable d’harmoniser les régulateurs européens " / Une interview publiée dans La lettre des Télécommunications du groupe Les Echos n° 47, parue le 13 décembre 1999

Dans une interview accordée à La lettre des Télécommunications, le président de l’ART livre pour la première fois ses réflexions sur la réforme du cadre réglementaire européen, pour laquelle la Commission lance une ultime consultation jusqu’au 15 février 2000.

La lettre des Télécommunications : Seriez-vous favorable à la création d’une Autorité de régulation européenne, à laquelle Erkki Liikanen se dit, " par principe, plutôt favorable " (1) ?

Jean-Michel Hubert : La création d’une autorité européenne poserait assurément des questions difficiles sur le plan juridique : son rôle et la portée de son action, la compatibilité avec le principe de subsidiarité. J’ai lu attentivement les déclarations du commissaire Liikanen et les propositions de la Commission, dont j’observe qu’elles ne retiennent pas le principe d’un régulateur européen. Il existe aujourd’hui des autorités de régulation nationales qui sont chargées de mettre en œuvre les lois de leur pays, ces lois étant elles-mêmes des transpositions des directives. Je considère que l’harmonisation du dispositif européen doit laisser pleinement leur place aux autorités de régulation nationales, qui ont à prendre en compte les réalités de leur propre marché. Mais il est assurément souhaitable que l’action de ces régulateurs soit, du mieux possible, harmonisée. Le fait d’appliquer des politiques issues du même " corpus " répond déjà à cette préoccupation partagée, qui s’est exprimée par la mise en place de plusieurs structures de travail. L’une est la réunion environ deux fois par an, à l’initiative et sous la présidence de la Commission européenne, des " régulateurs de haut niveau " pour examiner les projets communautaires et échanger les points de vue. L’autre est la réunion du " groupe des régulateurs indépendants ", qui se retrouvent également deux fois par an environ, dans un cadre informel pour approfondir et échanger notre expertise. Je suis favorable à ce que ce travail se renforce.

L.T. : A défaut d’une Autorité de régulation européenne en tant que telle, que pensez-vous des deux comités envisagés par la Commission ?

J-M H. : Ces propositions vont dans le bon sens, et suggèrent d’ores et déjà trois questions. La première est celle de savoir — pour les deux structures de travail envisagées, le Cocom (2) et le GHIC (3) — quelles seraient leurs missions respectives et les thèmes relevant de leur compétence. La deuxième porte sur la forme de leur mandat : serait-il à caractère consultatif ou réglementaire ? C’est un point important. En effet un rôle de nature réglementaire poserait la question de sa cohérence avec la responsabilité du Conseil des ministres chargés des Télécoms européen (4). La troisième question est d’identifier les instances appelées à siéger au nom de chaque Etat dans ces différents groupes. S’agit-il des " administrations nationales ", au sens de la fonction de réglementation, ou des régulateurs indépendants ? En tout état de cause, ces propositions doivent être précisément analysées.

L.T. : Le Cocom serait présidé par la Commission et composé de représentants des Etats membres, avec un rôle consultatif et réglementaire, le GHIC serait constitué des différentes autorités de régulation nationales et de la Commission. Comment interprétez-vous ce partage des rôles ?

J-M H. : C’est une lecture possible mais elle ne va pas de soi, et, partant du texte de la Commission (5), il faut approfondir notre compréhension. Pour le Cocom, cela reste encore imprécis. Que désigne le terme " Etats membres " ? S’agit-il des gouvernements et des administrations qui leur sont rattachées, ou bien des autorités de régulation ? Pour le GHIC, le terme de " ARN " (traduction de NRA — National Regulatory Authority) demeure ambigu, même s’il semble devoir s’appliquer aux autorités indépendantes de régulation. Regulation veut dire en anglais réglementation, tandis qu’il existe deux mots en français : réglementation et régulation. Je note qu’il y a là un problème entre les expressions française et anglaise ; le sigle NRA nécessite donc de préciser la signification française qu’on entend lui donner, et, en l’occurrence, c’est bien me semble-t-il du régulateur indépendant dont veut parler le texte de la Commission.

L.T. : Le texte de la " review 99 ", tel qu’il a été présenté en novembre, vous a-t-il surpris ?

J-M H. : Le texte reçu de la Commission ne nous a pas surpris puisqu’il est dans le prolongement de documents de travail, de consultations (convergence, fréquences, télévision numérique...) et de réunions diverses où nous avons vu mûrir ce document. Dans sa dernière expression, il apporte sa part de nouveautés et nous devons nous exprimer avant le 15 février 2000 de manière explicite et formelle. C’est pourquoi nous avons lancé une réflexion au sein de l’ART et nous allons échanger nos analyses avec le gouvernement.

Il me semble nécessaire de conduire cette réflexion sans tarder car des échéances sont fixées par la Commission et le conseil des Ministres. La réflexion est un processus continu et les contributions des uns ou des autres l’enrichissent progressivement. Le train de la révision est désormais bien lancé et l’ART y participe activement. J’y veille d’autant plus que les délais d’élaboration et de transposition des textes sont en moyenne de deux à trois ans, et que le marché a en permanence besoin de la meilleure visibilité.

L.T. : L’Europe va attribuer une cinquantaine de licences UMTS. Se pose le problème de l’attribution de fréquences et de licences à un niveau pan-européen. La Commission européenne propose la création d’un " groupe d’experts " chargé de la politique réglementaire pour le spectre radioélectrique. Ce groupe se justifie-t-il d’après vous ?

J-M H. : La gestion des fréquences appelle naturellement une coordination internationale. C’est l’une des missions de l’UIT (6) . Ce besoin de coordination peut trouver d’autres relais. L’un d’entre eux est celui de la CEPT (7) et de son comité, l’ERC (8), qui rassemblent 43 Etats. La Commission européenne a lancé une consultation publique à l’occasion de son Livre vert (9), en demandant quel devait être le rôle des quinze Etats de l’Union dans cette coordination du spectre radioélectrique. Je crois pour ma part qu’il peut y avoir un rôle à jouer pour la Commission européenne dans cette coordination internationale, en s’attachant plus particulièrement à conforter la représentation européenne dans un certain nombre d’instances. Si un groupe d’experts peut permettre un renforcement de cette coordination, je n’y vois aucune réticence de principe. Les Quinze représentent un niveau d’union spécifique, il peut y avoir utilité à traiter ensemble des questions de fréquence. Mais toute instance nouvelle devrait apporter une vraie valeur ajoutée au regard des structures existantes.

L.T. : L’ART a mené une analyse sur la demande de licences de la part de Skybridge. Où en est la procédure d’instruction ?

J-M H. : Nous sommes effectivement en train d’examiner le dossier Skybridge (10), avec l’objectif d’achever notre analyse avant la fin de l’année. Dans la perspective de l’attribution d’une licence nationale (11), l’ART établit un rapport d’instruction qui sera transmis au ministre (12), lequel signe les décisions d’attribution. L’examen de ce dossier a été long mais il a suscité beaucoup de questions nouvelles. Le projet Skybridge a notamment confirmé ce que nous avions pu ressentir lors de l’examen d’autres dossiers (Iridium, Globalstar...) quant à l’opportunité de renforcer une coordination européenne dans le secteur des licences satellitaires. Ce sont là des sujets d’ampleur mondiale sur lesquels les Etats-Unis ont des positions propres, tirées de leur expérience, sans que le fondement réglementaire actuel soit clairement établi. Je fais notamment référence à l’attribution d’une " licence de segment spatial ", telle que celle délivrée par la FCC (13), disposition qui n’existe pas en Europe. Or je constate que, lorsque des futurs opérateurs satellitaires cherchent à obtenir une licence, ils sont appelés à faire un " tour d’Europe " avec des Etats où la réglementation peut varier. A chaque fois que l’on m’a posé depuis trois ans la question du régulateur européen, sans en approuver pour autant le principe même, j’ai souligné que la question des licences satellitaires était assurément l’une des premières réflexions à engager sur un plan européen. Mais il s’agit là de commentaires qui n’interfèrent pas avec l’instruction de Skybridge... Nous avons fait sur ce dossier une consultation, car c’est une procédure réglementaire avant l’attribution de ces ressources rares que sont les fréquences (14). Le principe même de cette consultation a été apprécié. Il n’est normalement pas prévu de publier la synthèse, laquelle nous a éclairé sur l’attribution de la licence.

L.T. : Erkki Liikanen estime que le cadre unique réglementaire serait facilité par l’existence d’un seul régulateur du " contenant " par pays. L’ART et le CSA ne devraient-ils pas fusionner ?

J-M H. : Lorsque l’ART a été installée en 1997, deux questions m’ont été presque immédiatement posées : quand allez-vous céder votre place à un régulateur européen et quand allez-vous fusionner avec le CSA ! Je vous ai répondu sur le premier point. Quant au CSA et à l’ART, nous avons depuis trois ans exercé chacun nos missions en nous attachant, dans le respect de nos compétences, à nous coordonner chaque fois que des questions d’intérêt commun ou de responsabilité partagée pouvaient se poser. Cela n’a concerné qu’un petit nombre de dossiers, mais tous ont été traités dans le meilleur esprit et ont trouvé des solutions positives. La manière dont Hervé Bourges et moi-même nous sommes exprimés à propos d’Internet, au cours d’un récent colloque à l’Unesco, en est un témoignage. Il n’en demeure pas moins que la notion de convergence est une réalité qui, peu à peu, trouve corps, notamment dans l’évolution de la technologie, laquelle tend à rapprocher les différents usages offerts sur les réseaux de différente nature (audiovisuels, télécoms, câblés).

L.T. : Le texte de la Commission évoque la " neutralité technologique " par rapport à l’organisation ultérieure de la régulation...

J-M H. : Il est bon à cet égard de rappeler notre contribution au Livre vert sur la convergence (15), laquelle soulignait que progressivement la technologie tend à rendre nécessaire le rapprochement des modes de régulation des réseaux appelés à rendre les mêmes services. C’est dans ce sens qu’il faut réfléchir à l’évolution des fonctions de régulation. La régulation des contenants concerne les différents types de réseaux — télécoms, câblés et audiovisuels — et les éléments associés, ainsi que l’attribution des fréquences. C’est une remarque que nous avons formulée à nouveau en répondant à la consultation sur la télévision numérique terrestre. Nous avons là encore constaté cette perspective de la convergence technologique des réseaux, en soulignant la nécessité d’analyser sa traduction dans la régulation harmonisée des contenants. Il ne s’agit certes pas de créer une autorité de régulation nouvelle, ni de faire table rase de ce qui existe. La question est de savoir si la distinction télécoms et audiovisuel restera durablement pertinente (16) ou si elle doit évoluer vers une dualité contenant et contenu. Si cette seconde distinction est à terme retenue, cela veut dire qu’il faudra adapter les choses dans la répartition de certaines compétences. Ce point est en l’occurrence ouvert par la consultation publique du gouvernement sur le projet de loi sur la société de l’information, qui concerne notamment trois sujets : le spectre radioélectrique, les réseaux câblés, la question des décodeurs.

L.T. : La Commission européenne propose de supprimer la notion de " licence ", dont les différents régimes en Europe constituent un frein à la concurrence. Qu’en pensez-vous ?

J-M H. : La Commission propose de revoir la structure même des licences dans un souci d’harmonisation. Cette harmonisation, qui peut passer par une simplification progressive des licences, est souhaitable. Il nous est proposé de remplacer la notion de licence par celle d’" autorisation générale " pour les réseaux et services. Encore faut-il aussi que cette nouvelle expression soit clarifiée. Les " autorisations spécifiques ", elles, seraient réservées à l’attribution de ressources rares, comme les fréquences ou les numéros. Cela mérite d’être examiné. Il reste à préciser sous quel régime se situent les obligations particulières imposées aux opérateurs dotés d’une " autorisation " générale ou spécifique et les moyens de contrôle de ces obligations par l’autorité de régulation nationale.

Propos recueillis par Charles de Laubier

Notes

1 - Voir l’interview accordée par le commissaire européen Erkki Liikanen à La lettre des Télécommunications n°46.

2 - Comité européen des communications.

3 - Groupe de haut niveau pour les communications.

4 - Qui se réunit au sein du Conseil de l’Union européenne à Bruxelles. La dernière réunion s’est tenue le 30 novembre dernier pour, justement, prendre des résolutions sur la " review 99 " du cadre réglementaire européen des télécoms.

5 - " Réexamen 1999 du cadre réglementaire des communications " (novembre 1999), communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil des ministres européen des Télécoms, au Comité économique et social et au Comité des régions.

6 - L’Union internationale des télécommunications, basée à Genève, exerce cette mission au plan mondial à travers le Bureau des radiocommunications.

7 - La conférence européenne des Postes et Télécommunications (CEPT) réunit également un " comité des régulateurs " (Ectra).

8 - European Radiocommunication Comittee.

9 - Livre vert sur la politique en matière de spectre radioélectrique, décembre 1998 (COM1998/596).

10 - Demande d’autorisation présentée par la société américaine Skybridge GP Inc., filiale du groupe français Alcatel, pour le compte de l’opérateur Skybridge Communications par Satellite S.A.

11 - Licence L33-1. Axé principalement sur la téléphonie mobile, Skybridge vise uniquement des applications fixes avec comme principale activité celle de " carrier’s carrier ".

12 - Au secrétariat d’Etat à l’Industrie, Christian Pierret.

13 - Federal Communication Commission.

14 - Skybridge prévoit d’utiliser, dans la bande Ku, au minimum 2 Ghz en voie descendante et au moins 1,65 Ghz en voie montante.

15 - Livre vert sur " la convergence des secteurs de télécommunications, des médias et des technologies de l’information " (décembre 1997).

16 - Si une société veut établir un réseau de télévision et y mettre l’accès Internet et le téléphone, elle tombe sous le coup de deux lois et peut emprunter deux voies : celle de 1996 sur les télécommunications et celle de 1982 sur les communications audiovisuelles.

 

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