Prise de parole - Interview

« Évitons que les géants du Web préemptent les marchés du cloud et de l’IA »

Garante du principe de la neutralité du net en France, la présidente de l'Arcep, Laure de La Raudière, plaide pour que les services de cloud des Gafam soient davantage encadrés. Elle a défendu cette position les 25 et 26 juin à Bruxelles.

La Tribune - Le règlement européen sur la neutralité du Net fête ses dix ans. Quel bilan en tire votre autorité de régulation ?

Laure de La Raudière - La neutralité du Net, c'est la capacité de chacun à accéder librement à tous les contenus et à publier ce qu'il veut sur Internet. C'est essentiel pour avoir des communications libres, mais c'est aussi un facteur d'innovation. Le bilan de ces dix ans est très positif : il n'y a pas d'atteinte à la neutralité d'Internet au niveau des réseaux.

En revanche, on voit bien que certains services Web, qui sont des portes d'entrée vers Internet, n'assurent pas la totalité de cet accès. Leur fonctionnement même peut brider la liberté de choix du consommateur. Sur votre smartphone, par exemple, il y a une mise en avant de certaines applications et des conditions commerciales imposées aux fournisseurs, qui font que vous n'avez pas une totale liberté de choix.

C'est pour cela que le Digital Markets Act (DMA) a pour objectif, depuis 2023, d'éviter que ces « contrôleurs d'accès » (gatekeepers) qui sont les géants de l'Internet, favorisent leur propre service. Par exemple, la Commission européenne a travaillé sur l'interopérabilité des messageries comme WhatsApp, pour définir les interfaces permettant à un service concurrent de s'interconnecter, afin que ses utilisateurs puissent communiquer avec ceux de WhatsApp.

L'essor des intelligences artificielles (IA) génératives menace-t-il la neutralité du Net ?

Les IA génératives sont adoptées très rapidement et se banalisent pour effectuer des recherches. Le problème, c'est qu'elles vous donnent une réponse sans vous permettre d'explorer Internet. C'est une sorte de boîte opaque : on ne sait pas comment l'IA fonctionne, comment elle fait ses recommandations, s'il y a des relations commerciales derrière les résultats, ou si une IA est codée de façon vertueuse pour l'environnement. On ignore tout des choix du modèle de l'algorithme pour façonner votre réponse.

Y a-t-il aussi un problème d'accès au marché pour les nouveaux entrants ?

Oui. D'abord parce que ces IA génératives sont imbriquées au sein des services des Gafam [Google, Apple, Facebook - devenu Meta -, Amazon, Microsoft]. Ce qui donne l'impression que l'histoire va se répéter, de manière à favoriser ces mêmes acteurs. Si le DMA a été créé, c'était bien pour permettre à des acteurs émergents de pouvoir bénéficier de l'ensemble de l'écosystème du numérique, et d'éviter que les Gafam préemptent des marchés par cette intégration de leurs services. En plus de tout cela, il y a aussi une vraie nécessité que ces mêmes grands acteurs ne s'accaparent pas l'ensemble des ressources permettant le développement de l'IA : l'accès à l'énergie, à la puissance de calcul, aux compétences, etc.

Comment faire pour éviter que l'histoire se répète, comme vous dites ?

En France, l'Arcep travaille actuellement sur l'impact des IA génératives sur le principe d'Internet ouvert et auditionne tous les acteurs du secteur. Parallèlement à cela, dans le cadre d'une consultation publique de la Commission européenne sur le Cloud and AI Development Act, nous avons appelé à instruire rapidement la désignation dans le DMA des contrôleurs d'accès des services cloud, particulièrement essentiels pour le développement des IA, au même titre que les moteurs de recherche ou les messageries instantanées.

Les opérateurs télécoms réclament également un « fair share » (partage équitable), pour que les grands fournisseurs de contenus participent au financement des réseaux. Est-ce compatible avec la neutralité du Net ?

Il ne faut pas tout mélanger. Ce que demandent réellement les opérateurs, ce n'est pas de financer les interconnexions avec les fournisseurs de contenus, ce qui peut déjà être le cas via le peering payant [connexion directe entre le réseau du fournisseur de contenus et l'opérateur]. Ils veulent une contribution financière pour financer les investissements importants pour la densification de leur réseau, notamment mobile, du fait de l'augmentation du trafic.

C'est totalement indépendant de la neutralité d'Internet, qui est un règlement qui doit continuer à s'appliquer quoi qu'il arrive. Maintenant, je suis vraiment favorable à ce qu'au niveau européen, il y ait une incitation pour que les fournisseurs de contenus soient responsabilisés sur les flux envoyés sur les réseaux, mais pour des raisons environnementales, car l'augmentation des flux par les grands fournisseurs a un impact bien physique, conduisant à plus de centres de données, d'équipements réseaux, de consommation d'énergie, d'eau, de matériaux, etc.

Vous avez publié l'année dernière un référentiel sur l'écoconception des services numériques avec l'Arcom. En quoi peut-il alléger l'empreinte environnementale du secteur ?

Il permet de prendre le problème à la source. Nous recommandons, par exemple, d'arrêter l'autoplay ou le scrolling infini, et de bien choisir l'algorithme de compression des vidéos. En faisant cela, vous économisez de la capacité de stockage, vous limitez la densification des réseaux de télécommunication, vous contribuez à l'allongement de vie des terminaux. Et puis, arrêter l'autoplay ou le scrolling infini est aussi très bénéfique pour limiter le temps passé sur les écrans et lutter contre ces nouvelles addictions. Le projet de règlement du Digital Fairness Act pourrait être l'occasion de pousser ces solutions.

Propos recueillis par Amélie Charnay