Le FIGARO Économie - N'est-il pas paradoxal que la transposition des directives européennes, supposées consacrer la libéralisation du marché, intervienne alors que la concurrence s'est réduit comme peau de chagrin ?
Quand les responsables politiques et administratifs ont mis en place ce processus, à un moment où l'euphorie prévalait encore, il est certain qu'ils avaient en tête une croissance importante du secteur des télécommunication. Or les choses ne se sont pas passées ainsi. On a assisté à des phénomènes de concentration et à un repli très fort de l'investissement. Certains opérateurs ont disparu, d'autres se sont repositionnés sur des niches. Dans le fixe et le haut débit, France Telecom reste en position prééminente, avec une part de marché en valeur très importante, même si ses concurrents lui ont pris environ un tiers du marché longue distance et 20% du marché des communications locales. Le marché de la téléphonie mobile, quant à lui, ouvert de plus longue date, a une structure relativement concurrentielle. Mais le développement de la concurrence sera un processus plus lent que prévu. Le mouvement rapprochant la régulation sectorielle du droit général de la concurrence sera plus progressif globalement, et son rythme sera plus diversifié selon la situation des différents marchés. A cet égard, la démarche graduelle de régulation sectorielle qui était inscrite d'emblée dans les nouvelles directives garde toute sa pertinence, et l'avant projet de loi sur les télécoms propose une transposition fidèle des directives.
Pourtant, les opérateurs mobiles craignent que le nouveau cadre réglementaire se traduise par davantage de contraintes ?
Dans les mobiles, il y des barrières à l'entrée - le montant élevé des investissements - et une rareté des ressources - les fréquences -. Ceci dit, le numéro trois, Bouygues Telecom, a acquis un poids relativement important, et le leader a une part de marché inférieure à 50% : le marché est donc significativement concurrentiel. Il n'est donc pas justifié que nous intervenions sur les tarifs de détail. En revanche, le nouveau cadre nous donnera une capacité d'intervention accrue sur l'interconnexion, plus particulièrement les charges de terminaison d'appels, dont les prix restent encore élevés malgré les baisses successives que l'ART a obtenues. Je crains qu'une intervention du régulateur dans ce domaine ne reste nécessaire longtemps.
Alors que France Telecom, ragaillardi par son augmentation de capital réussie, revient en force sur le marché du fixe, quelles décisions pouvez-vous prendre pour permettre l'existence d'une concurrence pérenne ?
L'enjeu du fixe aujourd'hui, c'est le développement du haut débit. Il convient de distinguer le marché de détail qui relie les clients finaux et les fournisseurs d'accès à Internet (FAI), et le marché de gros sur lequel ces derniers achètent des prestations de collecte aux opérateurs de télécommunications. La concurrence sur le marché de détail ne sera pérenne que si elle l'est sur le marché de gros. Or, jusqu'à mi 2002, Wanadoo détenait environ 90% du marché de détail du haut débit et France Télécom était en quasi monopole sur le marché de gros. Cette situation ne pouvait être jugée satisfaisante par l'ART. Depuis lors, une véritable dynamique s'est amorcée sur la base de conditions techniques et tarifaires plus propices qui ont été intégrées mi 2002 dans l'offre de référence de France Télécom, à la demande de l'ART.
Le dégroupage, qui constitue la principale modalité d'entrée sur le marché de gros pour les opérateurs concurrents de France Télécom, commence à se développer, notamment à Paris et dans quelques grandes villes. Mais il faut que ce processus monte encore en régime.
LDCOM, filiale du groupe Louis Dreyfus qui a racheté la plupart de ses concurrents, estime que les opérateurs fixes doivent se regrouper pour constituer un véritable contrepoids à France Telecom. Laisser faire cette concentration, n'est-ce pas laisser le marché à duopole ?
Vous faites allusion à une fusion, que certains ont pu évoquer, entre LDCom et les activités fixes de Cegetel. L'ART n'a pas juridiquement vocation à intervenir sur une concentration horizontale d'opérateurs relativement petits. Pour autant, l'ART ne verrait pas d'un bon œil un tel regroupement. En effet, notre objectif est toujours de favoriser, autant que possible, une concurrence fondée sur la croissance organique des sociétés. C'est possible car, malgré les difficultés, les perspectives de croissance à moyen terme dans le secteur des télécoms restent bonnes, en tout cas nettement supérieures à ce qu'elles sont pour le reste de l'économie. A cet égard, nous avons été heureux d'apprendre le plan d'investissement de Cegetel-Telecom Développement dans l'ADSL. Les fournisseurs d'accès à Internet auront ainsi un troisième fournisseur à côté de LDCOM et de France Télécom. Cela va également permettre à France Télécom d'industrialiser ses processus dans le dégroupage.
Les concurrents de France Télécom espèrent notamment obtenir la revente de l'abonnement téléphonique, qui reste un monopole du groupe public. Cela sera-t-il possible cette année ?
Dans le cadre juridique actuel, la revente de l'abonnement est d'ores et déjà possible par accord commercial entre France Télécom et un opérateur intéressé mais l'ART, si elle était saisie aujourd'hui en règlement de différend, ne pourrait pas l'imposer. En revanche les nouvelles directives donneront à l'ART, sur la base d'une analyse des marchés dont elle a d'ores et déjà entamé le processus, une capacité d'intervention supérieure. Au Danemark, l'opérateur historique est obligé par la loi de revendre l'abonnement à ses concurrents. En France, un amendement en ce sens a été déposé au Sénat lors du récent examen du projet de loi sur l'économie numérique [NDLR : cet amendement n'a pas été discuté]. Dans ce contexte, les opérateurs intéressés et France Télécom ont tout intérêt à trouver un compromis, se mettre d'accord et signer un accord commercial. Ce serait l'intérêt de chacun.
Ce sujet est compliqué, car revendre l'abonnement ne revient pas à effectuer un simple transfert de facturation. L'abonnement rémunère en effet toute une palette de services, comme par exemple l'entretien et le maintien de la ligne. Si les opérateurs alternatifs revendent l'abonnement, seront-ils en mesure d'assurer ces services? En Grande-Bretagne, où la revente de l'abonnement est en place, on arrive ainsi à la situation paradoxale où les tarifs de gros sont supérieurs aux tarifs de détails ! C'est pour expliquer à fond ces problématiques, et étudier toutes les questions plus opérationnelles soulevées par la revente de l'abonnement, que l'ART a mis en place ces derniers mois un groupe de travail avec les opérateurs dont les travaux se poursuivront durant l'automne prochain.
- La France est le seul pays à demander une participation financière aux opérateurs privés pour le Service Universel. N'est-il pas temps de l'abroger ?
Aux Etats Unis, pays bien connu pour son attachement à l'économie de marché, il existe un service universel, tant à l'échelle fédérale qu'à l'échelle locale, où l'on retrouve la péréquation géographique, les tarifs sociaux, et qui inclut aussi l'accès Internet des écoles et des bibliothèques, pour un montant total de 5 milliards de $ . En Grande-Bretagne, le régulateur a estimé que la charge liée au service universel pour BT était à peu près égale à l'avantage qu'il en retirait en terme, par exemple, d'image. Il a donc conclu que ces deux sommes se compensaient, et ne réclame pas de participation aux autres opérateurs. Sachant que le poste le plus lourd est la péréquation géographique, le raisonnement britannique s'applique moins bien en France, qui a une plus faible densité de population que les autres pays d'Europe. Peut-être faudra-t-il plus de souplesse mais il ne faut pas se polariser sur le montant, environ 130 millions d'euros, dont 70% est à la charge de France Télécom. Les transferts nets ne sont pas considérables. Ne surestimons pas les enjeux et pacifions cette affaire!
- Alors que la loi sur l'économie numérique s'apprête à donner aux collectivités locales des fonctions d'opérateurs, jusqu'où doivent s'étendre leurs nouvelles compétences ?
D'un côté, les opérateurs télécoms ralentissent leurs investissements. De l'autre, Internet haut débit est de moins en moins un luxe pour les entreprises qui ne peuvent plus s'en passer. Les élus locaux sont donc confrontés à de nombreuses plaintes d'entreprises, pénalisées par l'absence d'une telle offre. Il parait donc normal que les collectivités locales puissent prendre des initiatives remédiant à une telle situation, pour autant que cela se fasse dans des conditions qui favorisent la concurrence. En clair, leur vocation consiste plutôt à établir des infrastructures plus complètes que dans le régime antérieur et, en cas d'insuffisance d'initiatives privées, à devenir opérateurs si elles le souhaitent.
Propos recueillis par Marie-Cécile Renault et Yann Le Galés