Prise de parole - Interview

Interview de Jacques Douffiagues, membre du Collège de l’Autorité de régulation des télécommunications, pour L’Hémicycle – 18 juin 2003


L’Hémicycle .- Quelles sont à vos yeux les principales dispositions contenues dans le projet de loi relatif à l’économie numérique ? Quel devrait en être l’impact sur le marché ?

Jacques Douffiagues.- L’essentiel du projet de loi sur l’économie numérique ne concerne pas l’ART, mais certains amendements parlementaires et gouvernementaux s’y rapportent et traitent du problème des télécommunications. Il s’agit notamment de la modification de la clé de répartition du coût du service universel, de la couverture du territoire par les opérateurs de téléphonie mobile, ainsi que de l’article 1511-6 du code général des collectivités territoriales (CGCT), qui traite du rôle des collectivités territoriales en matière de télécommunications, et qui relève plus de la question du haut débit que de celle de la couverture mobile.

En ce qui concerne le service universel, le système actuel est doublement déphasé. Il l’est dans le temps puisqu’il remonte à 1996, et que l’essentiel des télécommunications réside aujourd’hui moins dans la téléphonie fixe que dans d’autres éléments qui ne sont pas pris en compte dans le service universel – la téléphonie mobile ou Internet. Ce système est également déphasé dans l’espace puisque des différences existent, d’une manière générale, en Europe sur le contenu donné à la notion de service universel. Et à ceci s’ajoute la décision de la Cour de justice des communautés européennes aux termes de laquelle le gouvernement a du prévoir un nouveau décret.

C’est dans ce contexte que s’est imposée l’idée qu’avant toute remise à plat générale, il convient de régler le problème patent du coût du service universel pour les fournisseurs d’accès Internet (FAI). Pour la plupart des FAI (Tiscali, AOL, etc), le service universel peut représenter 10 à 12 % du chiffre d’affaires – du chiffre d’affaires, pas de la marge ! Ce système, au surplus compliqué, et qui permettait à France Télécom de placer les sommes et d’en tirer bénéfice avant restitution, devenait difficile à justifier. L’idée est donc, par cet amendement, de faire en sorte que le mode de financement soit supportable pour les FAI.

Cela a provoqué une irritation des opérateurs mobiles, mais cette disposition n’est qu’un élément avant une refonte plus vaste du service universel dans son ensemble – peut-être à l’occasion de la transposition des directives.

Pour ce qui concerne ensuite les collectivités locales, nombreuses sont les collectivités qui dans l’histoire récente se sont rendu compte qu’elles avaient raté le chemin de fer ou l’autoroute … Elles ne souhaiteraient pas rater également la montée en puissance des télécommunications, dans la mesure où une part non négligeable de l’activité économique y est – ou pourrait y être - liée. Il en découle pour ces collectivités une forte tentation d’intervention, et ce d’autant plus qu’un investissement majeur dans les télécommunications coûte beaucoup moins cher que des ronds-points : avec dix ronds-points, on peut équiper tout un département en fibres. Le meilleur exemple en est le Tarn.

Or, avant l’amendement Voynet, l’article 1511-6 du CGCT faisait que les collectivités territoriales ne pouvaient intervenir effectivement dans les télécommunications. La loi Voynet a rendu cette intervention possible – en supprimant la nécessité d’un constat de carence, en allongeant la durée d’amortissement, etc. Cependant, rien ne s’est passé, car la modification de la loi ne répondait pas aux contraintes des collectivités locales en ce qu’elle ne permettait que la mise en place d’équipements passifs. Or, si un élu local ne connaît pas tout aux télécommunications, il connaît très bien le fonctionnement de la distribution d’eau, et sait qu’une canalisation et un robinet sont des équipements passifs, mais que le robinet devient actif lorsqu’on l’ouvre ! Les choses étaient donc mal définies. Un DSLAM est-il un équipement passif ou actif ? Le 1511-6 nouveau n’a donc servi à rien, et il n’y a pas réellement d’intervention des collectivités locales. Il fallait donc prévoir autre chose. C’est la vocation de l’article 1425-1 prévu par le projet de loi sur l’économie numérique, qui instaure la possibilité pour les collectivités territoriales d’établir et d’exploiter dans certaines conditions un réseau de télécommunication. Encore y a-t-il loin de la théorie à la pratique, car les dispositions sont très strictes – non discrimination, insuffisance de l’initiative privée - mais des rédactions diverses sont en concurrence, et l’on ignore encore quelle sera la rédaction définitive. Les débats parlementaires devraient aider à clarifier cela.

A l’ART, nous n’avons pas encore sur ce sujet de doctrine arrêtée. Dès lors qu’il s’agit de construire et d’exploiter un réseau, certains pensent à la délégation de service public ; mais d’autres rappellent que de tels réseaux évoluent vite et qu’ils risquent d’être obsolètes avant d’être arrivés à maturité. Le rôle des collectivités locales ne serait-il pas alors plutôt de favoriser le développement du territoire par des appels d’offres sur performances, quitte à aider ensuite la technologie retenue. Les CIADT n’ont rien réglé, et tant que le 1425 ne sera pas voté, cette question restera ouverte.

En ce qui concerne la téléphonie mobile enfin, tout est parti du CIADT de Limoges. A l’époque, 1250 communes étaient déclarées non couvertes, mais les méthodes de calcul de la couverture mises en place par l’ART ont montré que les communes non couvertes étaient considérablement plus nombreuses. Les choses avançant peu, l’Etat a fait savoir qu’il libérerait 44 millions d’euros si les collectivités locales et les opérateurs apportaient leur contribution ; un comité de pilotage a été mis en place sous la houlette de Jean-Paul Delevoye ; rien n’a encore vraiment avancé.

Dans le même temps, l’idée s’est imposée qu’il faudrait introduire de l’itinérance locale. Bruno Sido a pris la balle au bond, et pour entretenir la pression sur les opérateurs et les pouvoirs publics, il est proposé que l’ART prenne une décision. Mais on confie là à l’ART un rôle qui n’est pas tout à fait le sien… Un problème similaire se pose pour l’article 1425 : il est envisagé que les préfets consultent l’ART en amont… mais attention, il découle de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qu’il est difficile pour l’ART de rendre un avis en amont et de juger en aval !

Voilà en quoi la loi sur l’économie nous concerne. C’est assez marginal par rapport à l’ensemble des textes, mais les problèmes posés sont majeurs.

- Que pensez-vous des dispositions relatives à la responsabilité des prestataires techniques ?

- Le texte définit la fonction d’hébergeur et liste ensuite les cas d’exonération de responsabilité civile et morale de ces prestataires du fait du contenu des services qu’ils hébergent. Cela n’entre donc pas dans les compétences de l’ART, qui portent sur le contenant, et non sur le contenu. Mais c’est une illustration de la difficile séparation entre ces deux notions et entre le CSA et l’ART.

Cela a amené l’ART à estimer que les dispositions du projet de loi ne définissent pas un cadre juridique suffisamment précis, en maintenant une ambiguïté sur les procédures par lesquelles les hébergeurs peuvent supprimer l’accès à un contenu. De même, les modalités par lesquelles l’hébergeur peut prendre connaissance du caractère illicite d’une activité ou d’une information ne semblent pas suffisamment explicites. Ces questions touchent à la censure et relèvent donc du législateur.

En outre, l’ART a souligné que la définition de la fonction d’hébergeur donnée dans le projet ne couvre pas l’ensemble des prestataires techniques qui interviennent dans la fourniture d’un service en ligne interactif et que l’appréciation de la responsabilité de certains prestataires reste ambiguë.

Par ailleurs, concernant les mesures qu’un juge pourrait prescrire aux FAI et aux hébergeurs pour rendre un contenu inaccessible, il semble qu’une prescription aux hébergeurs du contenu serait plus facile et plus efficace qu’une prescription aux FAI. Enfin, cette recommandation ne trouve à s’appliquer que sur le territoire français : la disposition pourrait être mieux appliquée si elle était complétée par des accords européens sur le sujet.

- Pouvez-vous revenir sur la définition de la communication publique en ligne ?

- Il s’agit d’une question importante. Le projet de loi propose de définir la communication publique en ligne comme un sous-ensemble de la communication audiovisuelle, elle-même définie dans la loi de 1986 relative à la liberté de communication. L’ART a émis une réserve sur cette définition, qui ne semble pas couvrir l’intégralité des services fournis par Internet, et est susceptible de soulever des difficultés d’application car ce problème va réapparaître à chaque étape législative. Dans son avis, l’ART a donc préconisé de limiter précisément les services de communication publique en ligne relevant de la législation audiovisuelle.

Propos recueillis par François-Xavier LANFRANCHI