Prise de parole - Interview

Interview de Jacques Douffiagues, membre du Collège de l’ART, publiée le 30 mai 2001 dans Stratégies Télécoms et Multimédia

Quelles sont vos attributions comme membre du collège et quel bilan tirez-vous de vos premiers mois au sein de l’ART ?

L’Autorité a un fonctionnement pleinement collégial. Il n’y a pas de spécialisation des membres du collège ni de répartition formelle des dossiers entre nous. Les décisions sont discutées et adoptées par le collège, qui se réunit au minimum deux demi-journées par semaine. Cela n’empêche pas d’utiliser les compétences ou les expériences de chacun à bon escient. C’est ainsi que Jean-Michel Hubert m’a demandé de m’occuper notamment des relations avec les collectivités territoriales, comme l’avait fait avant moi Roger Chinaud. C’est une tâche tout à fait passionnante en raison des enjeux que représente l’implication des collectivités dans les technologies de l’information.

Plus généralement, je trouve particulièrement prenante la mission qui nous est confiée et j’en mesure pleinement les enjeux : permettre le développement d’un marché qui se trouve au cœur de la modernisation de notre économie n’est pas une tâche ordinaire. Au début, cela suppose un effort important, car il faut se plonger sans délai dans des dossiers souvent très techniques, mais la qualité des relations que nous entretenons au sein du collège et la disponibilité et la compétence exceptionnelles des collaborateurs constituent de précieux stimulants.

Beaucoup de collectivités territoriales souhaitent intervenir dans le secteur des télécommunications. Quel regard portez-vous sur la multiplication des projets ?

Plus la concurrence se développe, plus les technologies sont nombreuses et plus les collectivités sont tentées d’intervenir, car elles ont le souci, légitime, de permettre à leurs administrés de bénéficier de nouveaux services qui vont rapidement devenir indispensables. Ainsi, avons-nous été sollicités par plusieurs élus locaux qui souhaitent intervenir pour compléter la couverture mobile ou pour mettre des équipements à la disposition des opérateurs de boucle locale radio ou des opérateurs qui vont intervenir dans le cadre du dégroupage de la boucle locale.

Aujourd’hui, la loi permet aux collectivités de mettre à la disposition des opérateurs des infrastructures passives, pour répondre aux besoins en réseaux et services à haut débit. L’intervention des collectivités locales pour compléter la couverture des réseaux GSM, qui n’offrent pas des " hauts débits ", compte tenu de l’état actuel des technologies, suppose donc l’adoption du projet de loi portant diverses dispositions d’ordre social, éducatif et culturel en cours de discussion et qui doit modifier l’article L. 1511-6 du code général des collectivités territoriales sur ce point.

Sur les autres projets, l’Autorité s’attache à conseiller les collectivités pour leur permettre de trouver les solutions les plus adaptées aux besoins exprimés par leurs administrés. Nous veillons en particulier à ce que ces solutions restent pleinement compatibles avec l’exercice de la concurrence. A cet égard, le projet mis en œuvre par le Sipperec avec la société LdCâble semble exemplaire : il offre toutes les garanties nécessaires pour le développement de la concurrence et le mécanisme de concession mis en œuvre permet à la collectivité de limiter au maximum le risque financier.

Jean-Michel Hubert définissait récemment "l’action des collectivités…comme une phase transitoire dont l’objectif est de contribuer à la concurrence". Est-ce à dire que les réseaux "fibre noire" devront à terme être revendus à des exploitants privés ?

La position de l’Autorité est à cet égard très claire : l’intervention des collectivités se justifie dans la mesure où elle permet de favoriser la concurrence là où celle-ci ne s’installerait pas naturellement. Elles jouent un rôle de catalyseur, pour attirer les opérateurs sur leur territoire et permettre à leurs administrés de bénéficier de la diversité et de l’attractivité des tarifs que doit permettre la concurrence. Cela signifie simplement qu’il n’est pas indispensable de multiplier les initiatives publiques une fois la concurrence devenue effective.

Quant à la revente des "fibres noire", aucune disposition n’est prévue dans ce sens par les textes, en vigueur ou en projet. En revanche, la concurrence pourrait conduire certaines communes, si elles le souhaitent, à se désengager des activités de réseaux câblés qu’elles exercent aujourd’hui. En effet, l’interdiction qui leur est faite de devenir un opérateur de télécommunications ne leur permet pas de fournir des services d’accès à Internet sur ces réseaux. Revendre ces infrastructures à un opérateur constituerait sans doute rapidement pour elles une excellente solution, dans l’intérêt même de leurs administrés-utilisateurs et pour favoriser l’attractivité de leur territoire.

La modification de l’article L. 1511-6 du code général des collectivités territoriales telle que proposée par le Gouvernement répond-elle aux souhaits de l’ART ?

L’Autorité a eu l’occasion de souligner à plusieurs reprises, au cours de l’année 2000 que l’application, dans sa rédaction actuelle, des dispositions de l’article L. 1511-6 du code général des collectivités territoriales soulevait des difficultés, notamment en ce qui concerne la procédure de publicité, la notion de carence ainsi que la durée d’amortissement des investissements.

Elle a été saisie pour avis sur le projet de loi sur la société de l’information, qui contient un projet de modification de ces dispositions. Les modifications proposées par le Gouvernement sont tout à fait positives et vont dans le sens des propositions formulées par l’Autorité. Plusieurs avancées méritent d’être soulignées : le texte propose de supprimer la procédure de publicité destinée à constater la carence et de la remplacer par une consultation publique. C’est une proposition que nous avions faite et je me réjouis qu’elle ait été prise en compte. La suppression de la durée de huit ans pour établir le tarif de la location est un autre élément décisif pour les collectivités. Enfin, le texte supprime la référence aux hauts débits, notion somme toute très relative, ce qui va permettre une plus grande souplesse des interventions des collectivités ; je pense notamment à d’éventuelles interventions pour compléter la couverture mobile. J’ajoute que l’impossibilité, pour les collectivités territoriales, de devenir opérateur de télécommunications doit être maintenue ; le texte du Gouvernement ne revient pas sur ce point.

Dans l’avis que nous avons rendu au Gouvernement, nous avons également indiqué que certaines dispositions de ce projet méritent d’être clarifiées ; il s’agit de précisions de forme, essentiellement destinées à apporter aux collectivités un cadre d’action aussi clair et lisible que possible. Je dirai donc, pour conclure sur cette question, que ce projet nous paraît, sur l’essentiel, conforme aux attentes des collectivités.

Comme vous le savez, l’Assemblée Nationale a adopté le 10 mai dernier un amendement modifiant l’article L.1511-6 du code des collectivités territoriales issu des travaux préparatoires à la loi sur la société de l’information. Ce texte élargit considérablement le champ d’intervention des collectivités dans un sens souhaité par l’Autorité. Il peut encore être amélioré. Le Sénat en discutera à la fin du mois de mai.

Quelle est la position de l’Autorité vis à vis des GFU ?

Avant de répondre à votre question, je voudrais expliciter quelques concepts, car c’est une question un peu complexe

D’abord, qu’est-ce qu’un groupe fermé d’utilisateurs ? Si elles ne sont pas autorisées à devenir des opérateurs de réseaux ou de services de télécommunications ouverts au publics, les collectivités territoriales peuvent en revanche exploiter pour leurs besoins propres des réseaux indépendants, réservés à un ou plusieurs groupes fermés d'utilisateurs. Le concept de groupe fermé d'utilisateurs (GFU) a été précisé par l’Autorité en mai 1997 : il doit reposer sur une "communauté d’intérêt suffisamment stable pour être identifiée et préexistante à l’établissement du réseau". Cette définition a un intérêt opérationnel car elle permet d’instruire les demandes d'autorisations de réseaux indépendants. Ce concept s'applique également aux réseaux privés virtuels, qui consistent à partager l'utilisation d'un ou plusieurs réseaux ouverts au public, pour les besoins internes d'un groupe fermé d'utilisateurs. Ainsi, compris, le GFU, s'inscrit dans une acception large, qui renvoie à la notion anglo-saxonne de "closed user group" ; celle-ci correspond à la fois aux réseaux déployés par un utilisateur ou un groupe d’utilisateurs pour ses besoins propres et aux infrastructures dédiées, par exemple à une flotte d'utilisateurs.

Ensuite, quels sont les différentes catégories de réseaux indépendants ? La loi précise qu’un réseau indépendant peut être "réservé à un usage privé ou partagé ; un réseau indépendant est appelé à usage privé, lorsqu'il est réservé à l'usage de la personne physique ou morale qui l'établit et à usage partagé, lorsqu'il est réservé à l'usage de plusieurs personnes physiques ou morales constituées en un groupe (mono-GFU) ou plusieurs groupes fermés d'utilisateurs (multi-GFU), en vue d'échanger des communications internes au sein d'un même groupe".

Si le réseau indépendant mono-GFU (c'est-à-dire réservé à un seul groupe fermé d'utilisateurs) constitue la base de nombreuses infrastructures en propres, l’Autorité a été conduite à orienter les collectivités intéressées vers une limitation de l'extension d’un tel GFU, d'une part en se référant à la définition du réseau indépendant, dont la vocation est de permettre des communications internes à un organisme, d'autre part en raison de la définition même du GFU, qui prévoit sa stabilité dans le temps.

Mais pour satisfaire les besoins, naturellement évolutifs, des collectivités territoriales, deux solutions sont envisageables :

  • soit la mise en place d'un réseau indépendant multi-GFU, dans la mesure où les besoins propres de l'exploitant correspondent effectivement à l’ensemble des GFU identifiés. Mais ce schéma, parfois utilisé, n'offre pas aux collectivités toutes les garanties pour la maîtrise de leur réseau et en matière de sécurité juridique : en effet, on s'aperçoit très vite que ce type de projet revient en général à couvrir des besoins qui vont largement au-delà des besoins propres de la collectivité, qui ne peut dès lors plus en maîtriser la progresssion. Or il n'est pas possible pour une collectivité territoriale de définir comme groupe fermé d'utilisateur chaque secteur d’activité qu'elle souhaite inclure dans son réseau, allant par exemple des groupes scolaires à la chambre de commerce. Une telle démarche aurait pour conséquence l'absence de maîtrise dans la définition et dans l'extension du réseau, ce qui reviendrait à mettre en cause la notion même de réseau indépendant ; en outre, cette démarche s'apparenterait rapidement à l'exploitation d'un réseau ouvert au public et serait donc contraire à l’article L. 1511-6 – actuel et futur - du code général des collectivités territoriales ;
  • soit la mise en place de plusieurs réseaux indépendants mono-GFU, dédiés par secteur (par exemple, la santé autour du CHU, les services administratifs départementaux autour du Conseil général, etc.) ; les liens entre les différents réseaux indépendants ne peuvent alors s’envisager qu’au travers d’artères activées par des opérateurs de réseaux ouverts au public par leurs soins ou en utilisant celles déployées dans les conditions de l’article L. 1511-6 du Code général des collectivités locales. Ce schéma répond davantage aux besoins exprimés par les collectivités en leur garantissant une meilleure maîtrise juridique et économique de leurs projets ; c'est pourquoi l'Autorité encourage les collectivités à s'engager dans cette voie dans la mesure où elle répond à leur demande.

D’une manière générale, le concept de GFU permet d’intégrer de façon souple les différents projets répondant aux besoins propres des collectivités territoriales et des organismes implantés sur leur territoire. Je remarque à cet égard que de nombreux projets s’inscrivent davantage dans le cadre d'associations de collectivités que de collectivités seules, à une échelle métropolitaine ou régionale.

Ainsi, s'agissant de la notion de réseau indépendant, l’Autorité est à la disposition des collectivités pour leur permettre de réorienter les projets qui ne s’inscriraient pas dans le cadre réglementaire que je viens de rappeler. Cela s'applique notamment aux démarches qui consistent à intégrer l'accès à Internet, non pas comme une possibilité offerte, dans le cadre du réseau indépendant, par la connexion de ce réseau à un réseau ouvert au public, mais comme le véritable fondement du projet de réseau indépendant. Cette éventualité sort clairement du cadre défini, même si de telles initiatives semblent se développer.

Le projet de loi sur la Corse prévoit la possibilité de " prendre en charge l’établissement de réseaux de télécommunications, en l’absence même de carence de l’initiative privée ". Est-ce une particularité insulaire ou une simple longueur d’avance sur la LSI ?

Si l’on en croit le projet de modification de l’article L. 1511 du code général des collectivités territoriales il pourrait s’agir d’une anticipation. Mais c’est en fait une question d’interprétation qui s’adresse au Gouvernement et au Parlement.

Le service universel ne doit-il pas désormais prendre en compte la notion de haut débit ?

Votre question porte en réalité sur les enjeux de la couverture du territoire et mérite donc d’être traitée dans son ensemble. L’émergence et le développement de nouveaux services, notamment les mobiles et l’accès à Internet à haut débit, suscitent des préoccupations en terme de couverture du territoire. Certains craignent le développement d’une " fracture numérique ". La question de l’extension du service universel à ces nouveaux usages pourrait dès lors être posée. Mais, là encore, c’est une question qui relève des pouvoirs publics, à l’échelon national et davantage encore au niveau européen.

Je ferai deux remarques à ce sujet :

L’extension de la couverture des réseaux mobiles est effectivement une priorité à court terme. Le Gouvernement va prochainement rendre au Parlement un rapport qui envisage les modalités de ce complément de couverture, ainsi que la manière de le financer. L’Autorité souhaite apporter sa pierre à cet édifice : nous venons en effet de lancer une étude pour mesurer, au niveau des cantons, la couverture réelle du territoire en services mobiles. Quant aux solutions à retenir pour compléter la couverture, nous considérons qu’il appartient d’abord aux opérateurs de l’assurer et de la financer. Des solutions d’itinérance et de partage des infrastructures peuvent y contribuer. Des mécanismes complémentaires pourraient également être envisagés : l’intervention – via la DATAR ? – de la collectivité nationale et, en dernier recours l’intervention des collectivités territoriales, dans la mesure où elle s’inscrit dans le cadre de la loi.

S’agissant de l’accès à Internet à haut débit, plusieurs technologies sont actuellement mises en œuvre pour en permettre le développement le plus large possible sur notre territoire. Je pense naturellement aux réseaux câblés, à la boucle locale radio, et aussi à l’ADSL, appelé à ouvrir la porte d’Internet à des millions de foyers, bien au delà des grandes agglomérations. Il faut d’abord que ces technologies puissent être mises en œuvre par de nombreux acteurs, afin que la concurrence joue en faveur des consommateurs. Cela prendra du temps et leur généralisation sera progressive. Il ne faut pas pour autant négliger les enjeux de la couverture du territoire par les hauts débits, car chacun sait qu’il existe des inégalités territoriales. Il faut donc s’y atteler dès à présent. Mais avant d’envisager les solutions, il faut répondre à deux questions : quel en est le coût ? et qui va payer ?

Propos recueillis par Frédéric MOREAU