Question du président de session : L’architecture NGN change-t-elle les termes de la concurrence et de la régulation sur les marchés des communications électroniques ?
Merci, Monsieur le président. Votre question m’inspire trois commentaires.
1. En premier lieu, la transition vers les réseaux NGN soulève deux types de questions concurrentielles et réglementaires : d’une part, des questions déjà connues du régulateur dans le contexte des réseaux " traditionnels " ; d’autre part, des questions nouvelles, liées aux innovations technologiques et commerciales propres à l’émergence des réseaux NGN.
a) Parmi les questions du premier type, déjà familières, on trouve bien sûr celle de la réplicabilité des services de l’opérateur dominant par les opérateurs alternatifs, que ceux-ci soient déjà présents sur le marché ou qu’ils soient nouveaux venus, attirés par l’abaissement des barrières à l’entrée qui accompagne le développement des réseaux NGN. Dans le contexte NGN, cette question de la réplicabilité devient toutefois plus complexe pour le régulateur, car, du fait de l’intégration des services et de leur convergence, elle exige une action combinée portant simultanément sur plusieurs marchés qui pouvaient jusqu’ici être traités séparément ; par exemple, marchés fixes, marchés mobiles et marchés du haut débit.
Autre question déjà familière, mais qu’il convient de reformuler dans un paysage renouvelé, celle des conditions physiques et tarifaires de l’interconnexion des réseaux. Les réseaux tout IP, en raison de leur architecture spécifique, ne présentent pas la même structure de coûts que les réseaux actuels. En particulier, la part des coûts fixes, indépendants de l’usage, y est majoritaire ; par ailleurs, dans le réseau cœur, les coûts deviennent presque indépendants de la distance. Les tarifs d’interconnexion IP devront nécessairement tenir compte de ces caractéristiques.
b) Une question spécifiquement NGN à présent, celle de l’interopérabilité, non pas au niveau du réseau de transport IP, mais à celui de la plate-forme de services qui achemine le trafic et qui le traite avec des fonctionnalités étendues, telles que la géo-localisation ou la gestion de présence. En la matière, l’objectif du régulateur est d’éviter qu’un opérateur dominant ne cherche à créer un goulot d’étranglement d’un type nouveau, en restreignant l’accès des tiers à " l’infostructure " de son réseau NGN. Le risque est le plus élevé dans les pays où seul l’opérateur historique s’engage à court et moyen terme dans la voie NGN ; il est moindre dans des pays comme la France, où il apparaît vraisemblable que plusieurs acteurs déploieront simultanément des réseaux NGN et où l’interconnexion des plates-formes revêtira donc un caractère moins asymétrique.
Autre question liée à l’architecture NGN, celle des conditions de l’accès des fournisseurs de contenus aux plates-formes de services des opérateurs, voire des conditions dans lesquelles ces fournisseurs pourraient eux-mêmes exploiter leurs propres plates-formes de services " intelligents ", activant directement le réseau de transport. Cette question n’est pas sans influence sur celle de la net-neutrality, qu’elle reformule dans un contexte technologique nouveau. En la matière, la régulation devra veiller à proscrire les discriminations non fondées et à s’assurer que tous les éditeurs de contenus, qu’ils soient issus du monde de l’Internet, de celui de la musique ou encore de celui de l’audiovisuel puissent bénéficier sans restrictions inefficaces de l’audience accrue qu’ils peuvent atteindre à travers les réseaux NGN.
En résumé, à l’ère NGN, le régulateur devra tout à la fois : d’une part, modifier certains remèdes qu’il prescrivait déjà, afin de les adapter à un contexte nouveau ; d’autre part, fixer un nouveau cadre de règles, afin de prévenir ou résoudre des problèmes spécifiques, engendrés par l’évolution des technologies et des services.
2. En deuxième lieu, si Janet Hernandez, dans son exposé introductif, a insisté à juste titre sur la nécessité de réajuster le curseur entre régulation ex ante et régulation ex post, il me semble que l’avènement des réseaux NGN a aussi pour effet de renforcer la régulation symétrique par rapport à la régulation asymétrique.
a) S’agissant tout d’abord du réseau cœur, les questions nouvelles concernant la qualité de service, l’interopérabilité et la sécurité des réseaux, ou encore la protection du consommateur, relèvent par essence de la régulation symétrique. Quant à l’interconnexion IP, elle se présentera vraisemblablement en des termes plus symétriques que l’interconnexion classique, et ceci pour deux raisons : d’une part, la réduction du niveau des coûts est susceptible d’attirer de nouveaux acteurs sur le marché et ainsi rendre ce dernier plus concurrentiel ; d’autre part, la déformation de la structure des coûts plaide pour l’adoption d’une tarification moins dépendante de l’usage, dont une version extrême n’est autre que le bill and keep, un dispositif on ne peut plus symétrique évoqué ce matin par Scott Marcus.
b) S’agissant ensuite des réseaux d’accès, la symétrie se manifeste à l’évidence dans la volonté du régulateur à promouvoir la concurrence inter-modale, c’est à dire entre réseaux utilisant des technologies différentes : ADSL, Wimax, fibre optique, boucle locale mobile, etc. La neutralité technologique est un principe symétrique par nature ! Et, en matière de concurrence intra-modale, c’est-à-dire entre exploitants d’une même technologie, la recherche de modalités symétriques devrait également guider l’action du régulateur. Ainsi, pour catalyser l’investissement dans les réseaux d’accès en fibre, l’optimum de la régulation consiste-t-il à susciter un jeu coopératif et symétrique de partage du génie civil et des infrastructures passives. Toutefois, comme une telle coopération entre acteurs à peu de chance d’émerger spontanément, il est important que le régulateur continue de disposer d’instruments de régulation asymétrique, tels qu’imposer des obligations d’accès voire de dégroupage, non pas pour les utiliser, mais pour exercer une incitation crédible propre à discipliner le ou les opérateurs détenant un pouvoir de marché significatif.
En résumé, les NGN devraient entraîner un déplacement de la régulation ex-ante vers la régulation ex post, et aussi un glissement de la régulation asymétrique vers la régulation symétrique.
3. En troisième et dernier lieu, la " convergence ", dont l’architecture NGN n’est finalement que la traduction technologique, conduit à une reconfiguration des relations entre deux univers désormais inséparables, celui des réseaux et celui des contenus.
Les consommateurs ne consomment pas des NGN ! Ils consomment des communications électroniques acheminées par les réseaux NGN et, de plus en plus, ces communications électroniques incorporent des contenus autres que ceux simplement liés à la communication interpersonnelle, qu’il s’agisse d’informations accessibles sur Internet, de contenus musicaux ou audiovisuels, de jeux, et aussi de contenus personnalisés et " auto-produits ".
a) Puisque les réseaux NGN constituent un puissant moyen d’accès aux contenus recherchés par le consommateur, l’industrie des contenus et celle des réseaux entrent aujourd’hui dans une relation de complémentarité mutuellement bénéfique : dans un sens, les fournisseurs de contenus apportent du trafic aux opérateurs de réseaux ; dans l’autre sens, les opérateurs de réseaux apportent une audience accrue aux fournisseurs de contenus. On est donc en droit d’espérer que les deux industries s’engagent dans un jeu " gagnant-gagnant ", dans lequel chacune tire avantage de l’effet positif que l’autre exerce sur elle, et dans lequel le consommateur bénéficie d’un accès aux contenus à la fois enrichi, diversifié et tarifé à des prix reflétant les baisses de coûts induites par la distribution numérique.
b) Mais, là encore, la réalisation effective de ces gains potentiels de bien-être n’ira sans doute pas sans un minimum de régulation économique, une régulation qui devra prendre en compte de manière cohérente l’ensemble de la filière de l’accès aux contenus comprenant, de l’amont vers l’aval, la production, l’édition et la distribution. C’est dans un tel cadre que pourront être examinées sereinement et efficacement des questions telles que la participation des éditeurs de contenus au financement de nouveaux réseaux, par exemple celle des chaînes de télévision au financement des réseaux de télévision personnelle en mobilité ; ou, en sens inverse, la contribution des opérateurs de réseaux à la production de contenus, par exemple celle des fournisseurs d’accès Internet à la production audiovisuelle.
En résumé, les régulateurs sectoriels des communications électroniques, qu’ils intègrent ou non la régulation des contenus dans leur champ de compétences, seront appelés, davantage qu’auparavant, à se préoccuper des relations entre les opérateurs et les éditeurs, car ces relations constituent un élément déterminant de l’efficacité du marché final des services de communication au sens large.
Je vous remercie de votre attention.