Prise de parole - Discours

Intervention de Jean Marimbert, directeur général de l'Autorité de régulation des télécommunications, au colloque de l'AGEFI sur le droit de la concurrence dans le cadre de la table ronde sur le thème " Quelle place pour le secteur public dans l'économie concurrentielle " / 10 décembre 2002

En vue de respecter les limites strictes qui sont assignées aux participants de cette table ronde, je me contenterai d'évoquer, à partir de l'expérience spécifique du secteur des télécommunications, trois problématiques qui ne sont pas à proprement parler nouvelles mais qui ont toutes les trois une certaine résonance dans l'actualité :

- L'utilité d'une fonction de régulation réellement indépendante dans un processus tourmenté d'ouverture à la concurrence qui associe le secteur public et les acteurs privés.

- Les enjeux du service universel dans un contexte d'économie concurrentielle.

- La montée des préoccupations d'aménagement du territoire et l'impact des choix à faire dans ce domaine sur la dynamique concurrentielle.

1. S'agissant de la fonction de régulation indépendante, on se souvient qu'elle trouve son origine dans la promotion à l'échelon communautaire du principe de la nécessaire séparation entre l'exploitation des réseaux et la fourniture des services d'une part, et d'autre part les fonctions d'essence régalienne qui contribuent à l'organisation du cadre dans lequel évoluent les acteurs de ce secteur économique, qu'il s'agisse des missions de réglementation ou des tâches de régulation.

Ces deux dernières notions sont elles-mêmes régulièrement confondues, comme elles le sont dans le vocable anglais de régulation. Pourtant, la régulation n'est pas la réglementation même s'il peut arriver que les attributions du régulateur incorporent une dose limitée de pouvoir normatif dérivé dans des domaines techniques, comme c'est le cas pour l'ART.

Ainsi, la régulation sectorielle, dont la finalité est d'accompagner, de stimuler et d'orienter des processus d'ouverture à la concurrence dans des activités de réseaux, s'entend-elle essentiellement de la mise en œuvre du cadre législatif et réglementaire, et en définitive des orientations générales de politique publique qu'il exprime, au fil de ces processus. Rappeler ainsi que la régulation est d'abord une chronique de décisions individuelles abondantes qui doivent être cohérentes, et non pas fondamentalement une activité normative, ne revient aucunement à la dévaloriser, car elle emprunte des formes d'intervention très diversifiées qui vont de la simple parole orientatrice à la sanction ou au règlement de différend.

Si ce principe de séparation fonctionnelle ne dicte pas aux Etats membres des choix déterminés d'organisation interne, il fait en tout état de cause obstacle à ce que soient concentrées dans les mêmes mains des activités relevant de ces deux grandes catégories.

Cette exigence a été très généralement mise en œuvre en Europe dans le domaine des télécommunications par la création d'autorités de régulation distinctes des services ministériels, quand bien même le degré d'émancipation effective de ces structures varie en pratique en fonction des traditions institutionnelles respectives, des circonstances de la mise en place du dispositif d'ouverture à la concurrence ou encore tout simplement selon le degré de légitimité et de crédibilité technique qu'ont su acquérir ces organismes et, au bout du compte, selon la force d'âme plus ou moins grande de ceux qui les dirigent. Tant il est vrai que l'indépendance effective du régulateur, si elle peut être favorisée par les textes et les choix d'organisation, repose aussi en dernière analyse sur l'état d'esprit et la détermination des régulateurs en tant que personnes ou en tant que collèges, et sur le respect réciproque que le régulateur doit établir dans sa relation avec son environnement, institutionnel et de marché.

Mais cet impératif de séparation prend un relief tout particulier lorsque les Etats membres conservent des intérêts importants, et a fortiori le contrôle, dans un des opérateurs du marché qui se trouve généralement être l'opérateur historique. Il est alors crucial que la fonction de régulation soit inscrite dans l'organisation de la puissance publique d'une manière telle que soit vraiment garantie une séparation entre la régulation et la gestion des intérêts patrimoniaux de l'Etat en tant qu'actionnaire, comme d'ailleurs du reste l'exercice de la tutelle stratégique de l'Etat sur l'acteur public où il détient ses intérêts.

A défaut d'une telle garantie, la force des choses porterait naturellement l'autorité ministérielle ou gouvernementale qui cumulerait ces fonctions à être tentée de faire prévaloir les intérêts patrimoniaux de l'Etat au détriment des impératifs d'un développement concurrentiel du marché.

Il va sans dire que cette tentation serait d'autant plus forte dans une période telle que celle que nous vivons, où quelques grands opérateurs historiques sont confrontés à de lourdes difficultés financières découlant de leur niveau d'endettement. Dans un tel contexte, qui fait l'actualité ces derniers jours, il est tout à fait logique que l'Etat prenne les décisions qui lui incombent en qualité d'actionnaire majoritaire, comme il le ferait peut-être demain en qualité d'actionnaire de référence ou de contrôle, pour faciliter le redressement des équilibres financiers de l'opérateur historique,. Mais il est sain qu'à côté de l'Etat -" investisseur avisé "- qui agit lui-même sous le regard des autorités communautaires de la concurrence, il y ait un lieu autonome de régulation dont les décisions ou les avis ne soient pas asservis aux objectifs prioritaires et au demeurant légitimes de l'Etat-actionnaire.

Cela ne veut évidemment pas dire que dans l'exercice de sa fonction indépendante, le régulateur reste indifférent aux vicissitudes que connaissent les acteurs du marché, qu'il s'agisse d'ailleurs de l'opérateur historique ou des opérateurs entrants qui ne sont pas épargnés par le retournement de la conjoncture. Il ne sous-estime pas l'enjeu national et industriel que constituent la vitalité et la capacité d'innovation d'un opérateur historique. Mais sa vocation même l'amène à rappeler que ce ne sont ni la concurrence ni la régulation qui sont à l'origine des difficultés actuelles, et que par conséquent il serait à la fois illusoire et dangereux de vouloir lever le pied sur la concurrence au nom de leur résorption.

 

2. Je souhaiterais en deuxième lieu évoquer brièvement l'enjeu particulier que représentent l'organisation et la gestion du service universel du point de vue qui nous intéresse aujourd'hui c'est-à-dire des rapports entre le secteur public et la concurrence.

Comme le relevait le Président Marceau Long (in RFDA novembre-décembre 2001, pages 1161 à 1168 " Service public et réalités économiques du XIX ème siècle au droit communautaire "), la Commission européenne a progressivement fait émerger ce concept qui fait figure de " version minimale de la conception française du service public ", mais " qui a le mérite de reconnaître l'existence de prestations de base, garantes d'une certaine forme de solidarité territoriale impliquant le recours à la reconnaissance de droits exclusifs ".

On sait que le récent train de directives communautaires a confirmé la légitimité du service universel, sans d'ailleurs en élargir de façon significative le champ puisqu'il s'agit de mettre à la disposition de tous les utilisateurs finals, et à un prix abordable, le raccordement au réseau téléphonique public et l'accès à ses services, la communication par télécopie et les communications de données à des débits suffisants pour permettre un accès fonctionnel à internet (c'est-à-dire pas nécessairement du " haut débit "), ainsi que des services de renseignements téléphoniques et d'annuaire et des cabines téléphoniques.

La directive dite service universel laisse aux Etats membres une certaine latitude pour déterminer l'approche la plus efficace et la plus adaptée en vue d'assurer la mise en œuvre du service universel dans le respect des principes d'objectivité, de transparence, de non-discrimination et de proportionnalité. Elle précise qu'ils doivent s'efforcer de réduire au minimum les distorsions sur le marché, en particulier lorsqu'elles prennent la forme de fourniture de services à des tarifs ou des conditions qui diffèrent des conditions normales d'exploitation commerciale, tout en sauvegardant l'intérêt public.

Il n'est pas dans mon propos de ce matin d'analyser les controverses et même depuis peu les contentieux auxquels donne lieu l'application du dispositif retenu dans notre pays par le législateur de 1996, c'est-à-dire l'attribution à l'opérateur historique de la mission d'assurer l'ensemble des prestations constitutives du service universel moyennant la couverture de ses charges par un fonds auquel contribuent l'ensemble des opérateurs en proportion de leur volume de trafic.

Ces controverses portent tout particulièrement sur l'assiette des contributions, qui pénalise notamment le trafic internet facturé à un prix très inférieur à celui du trafic téléphonique. Elles touchent également en amont, le mécanisme même de la couverture financière mutualisée entre opérateurs, qui est une des deux voies envisagées par la directive pour assurer le financement du coût net des obligations de service universel, l'autre voie étant celle du financement à partir de fonds publics. Certains de nos partenaires européens ont d'ailleurs considéré qu'il n'y avait pas lieu à versement au titre du service universel au motif que les avantages immatériels tirés en pratique par l'opérateur historique de l'exécution du service universel étaient du même ordre de grandeur que les coûts qu'il engendrait.

Plus en amont encore, et dans une optique de neutralité concurrentielle, la directive envisage la possibilité, pour les Etats membres, de " désagréger " en quelque sorte le service universel en désignant des entreprises différentes pour fournir différentes composantes du service universel ou couvrir différentes parties du territoire national. L'Autorité s'est montrée pour sa part ouverte à l'idée d'un mode de désignation concurrentielle pour certaines parties du service universel, par exemple sous forme de procédures d'appels d'offres, mais beaucoup plus réservée vis-à-vis d'un fractionnement par zones géographiques de la fourniture du service universel.

Cette question sera certainement un des aspects majeurs des débats qui auront lieu au Parlement d'ici quelques mois sur la transposition des directives communautaires adoptées au premier trimestre 2001. Elle est sensible par nature, car la dialectique qui associe le développement de la concurrence et le maintien d'une forme de service public relève bien d'une délibération de la représentation nationale. Mais il faut être conscient que la notion de service universel, étroitement cadrée par les directives, et même la notion plus large de services obligatoires qui était présente dans la loi de 1996, n'épuisent pas la question de savoir par quels moyens juridiques et avec quelles ressources financières on peut assurer le développement le plus large possible de services de communications électroniques sur l'ensemble du territoire. Et cela m'amène naturellement au troisième et dernier point de mon intervention, qui concerne précisément le développement de la dimension territoriale des initiatives publiques en matière de télécommunications.

 

3. La dégradation de la situation financière du marché des télécommunications depuis près de deux ans, après une période d'euphorie, nourrit un certain scepticisme, notamment parmi les élus, sur la capacité des acteurs du marché à satisfaire dans les années à venir les besoins qui s'expriment, en particulier pour l'extension de la couverture territoriale GSM et le développement de l'accès au haut débit.

Dans un cas comme dans l'autre, il est essentiel que l'appel d'air vers l'intervention publique locale débouche sur des formes d'initiatives qui ne perturbent pas le jeu de la concurrence là où elle peut d'ores et déjà être fructueuse et qui ne ferment pas la porte à son développement là où ses capacités de couvrir les besoins paraissent plus limitées, voire inexistantes à court terme.

C'est dans cet esprit que l'ART a œuvré tout au long de l'année 2002 en faveur de modalités d'extension de la couverture territoriale GSM dans les zones blanches qui ne laissent à l'écart aucun opérateur a priori et qui soient au contraire de nature à favoriser, dans les conditions les plus rationnelles du point de vue des investissements, l'accès aux services de plusieurs opérateurs dans les zones encore non couvertes.

S'agissant du haut débit, l'aspiration des collectivités territoriales à pouvoir développer des actions permettant la couverture de leurs territoires et évitant donc à terme leur enclavement technologique et économique est réelle, même si son intensité est sans doute plus variable que peut le suggérer le débat public à l'heure actuelle.

Du point de vue de l'impact sur la concurrence, n'oublions pas que l'intervention directe sur l'offre n'est pas le seul canal d'action. Les collectivités peuvent aussi intervenir sur la demande en encourageant les usages, et elles peuvent aussi contribuer à façonner l'offre de façon plus ou moins favorable à la concurrence selon la formulation qu'elles donnent à leur commande publique locale. Et l'on sait que de manière générale, la jurisprudence administrative fait désormais obligation à toute collectivité publique de respecter le droit de la concurrence, notamment en s'abstenant de créer par leurs décisions les conditions d'un abus de position dominante (cf. CE section société Intermarché, Million et Marais 3/11/1997 recueil pages 393 et 406 avec les conclusions de M. Stahl).

Force est toutefois de reconnaître que le débat public tend aujourd'hui à se focaliser sur la capacité d'intervention des collectivités au stade de l'offre, avec toute une gradation possible qui va du droit de créer des infrastructures de télécommunications, déjà reconnu en l'état de l'article L1511-6 du code général des collectivités territoriales, jusqu'à la possibilité d'exploiter concrètement des réseaux et de fournir des services aux particuliers ou aux entreprises, en passant par des stades intermédiaires comme la possibilité de mettre en place, non seulement des infrastructures, mais aussi des équipements actifs.

Quoiqu'il advienne de ce débat sur la fixation du curseur de l'intervention des collectivités territoriales, qui trouvera en définitive son issue au Parlement, il faudra absolument, au moment de donner écho à la préoccupation qui anime aujourd'hui certains élus, garantir le respect de quelques principes pour assurer la conciliation nécessaire de l'initiative publique et du développement de la concurrence.

Lorsque la collectivité choisira un registre d'intervention allant au-delà de la seule subvention, et entendra mettre en place des infrastructures, et peut-être demain des équipements, il faudra qu'elle les mette à disposition dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires, comme le prévoit d'ores et déjà la formulation de l'article L.1511-6.

Si le législateur choisissait en définitive d'ouvrir un espace d'intervention encore plus large aux collectivités territoriales en leur permettant d'être opérateurs, il conviendrait qu'elles exercent les activités correspondantes en étant soumises aux mêmes exigences que les opérateurs de droit commun afin d'éviter des distorsions de concurrence. Ceci vaut tout particulièrement pour le cas, qui n'est pas théorique, où une collectivité ferait ainsi le choix de créer un espace de secteur public, au sens où le définissait dans sa note le Professeur Frison-Roche, dans une zone qui ne serait nullement déshéritée ou vierge du point de vue de la couverture en réseau de télécommunications. Car la carence ou l'éloignement des forces du marché n'est pas toujours, on le conçoit, le seul ressort des initiatives prises à l'échelon territorial.

Je terminerai par une considération qui me paraît importante et qui pour tout dire me semble parfois négligée, voire perdue de vue. Elle touche la nécessité de pouvoir faire évoluer avec souplesse dans le temps le " mix " de l'initiative publique et de l'initiative privée en fonction de l'évolution du contexte économique et technologique.

En effet, aux creux du marché peuvent heureusement succéder des reprises. Et il n'est pas interdit d'espérer que d'ici un petit nombre d'années l'investissement et plus généralement l'activité dans le secteur puissent retrouver presque autant de vigueur que durant les années d'euphorie de la fin de la décennie 90, avec en prime davantage de lucidité et de réalisme de la part des acteurs du fait des épreuves traversées.

Dans cette hypothèse-là, il serait souhaitable que le dosage de l'intervention publique puisse évoluer en conséquence, ce qui ne serait pas le cas si l'on s'apercevait que l'on a mis en place des modalités d'intervention publique qui inscrivent en " dur " la présence directe de la collectivité publique dans l'activité économique qui est en cause. Il est également souhaitable que les mécanismes retenus assurent la nécessaire capacité d'adaptation des réseaux aux mutations technologiques, qu'il s'agisse de garantir la maintenance et le renouvellement des équipements ou de permettre sans rigidité excessive des inflexions voire des substitutions dans les technologies de transport ou d'accès.

Il faut être conscient à cet égard que la notion juridique de service public, même appliquée à un service de mise à disposition d'infrastructures ou d'équipements, est porteuse d'exigences qui lui sont propres et d'un régime qui lui est associé et qui n'est pas toujours facilement réversible, surtout quand la notion de domanialité publique fait irruption dans son sillage. Le cas du câble, proche du secteur des télécommunications, illustre de façon assez éclairante cette problématique.

 

Telles étaient les principales réflexions que je souhaitais apporter à notre échange d'aujourd'hui.