Prise de parole - Discours

Intervention de Jean-Ludovic Silicani, président de l'ARCEP,  prononcé lors des 7èmes assises du très haut débit, le 4 juillet 2013 à la Maison de la Chimie

Mesdames et Messieurs les parlementaires et élus locaux,

Chère Corinne Erhel,

Mesdames et Messieurs,

Chers amis,

C'est à nouveau avec plaisir que j'interviens à ces 7èmes Assises du très haut débit. Je constate d'une année sur l'autre que, si les problématiques évoluent et si des progrès sont enregistrés - et j'y reviendrai - les enjeux d'actualité ne manquent pas. Il y a un an, nous débattions encore du bon modèle pour le déploiement des réseaux à très haut débit, des conditions nécessaires de son financement et de son pilotage. Les plus importantes de ces questions ont aujourd'hui trouvé des réponses pragmatiques et, si nous devons rester vigilants, nos efforts doivent désormais se tourner vers les moyens d'accompagner au mieux la dynamique opérationnelle qui se met en place.

I - Une dynamique de renouvellement des infrastructures désormais bien engagée

En effet, une nouvelle étape dans la couverture de notre territoire en réseaux fixes à très haut débit a en effet été franchie au cours des derniers mois : le cap des 2 millions de logements éligibles au FttH a été dépassé en fin d'année, suivi d'une croissance d'environ 250 000 prises au cours du seul premier trimestre 2013, soit un rythme annuel d'accroissement d'un million. Il faut encore doubler ce rythme pour arriver, d'ici 2025, à rendre éligibles tous les foyers : ce régime de croisière pourrait être atteint en 2015.

Il faut ajouter à cela les 8,5 millions de logements éligibles au câble modernisé, dont plus de la moitié offre un accès à plus de 100 Mbps. Au total, ce sont donc près de 9 millions de logements (soit environ 30%) qui peuvent bénéficier d'un accès au très haut débit. Ce rythme de croissance est appelé à s'accélérer avec la mise en œuvre des déploiements des opérateurs privés, désormais aussi hors des zones très denses, et la concrétisation des premiers projets de réseaux d'initiative publique FttH. Il reste encore beaucoup à faire mais, dans un pays où la géographie est exigeante, et qui présente l'un des taux de couverture et de pénétration du haut débit parmi les plus élevés d'Europe, sachons également reconnaître ce qui a déjà été accompli par l'action conjointe des opérateurs publics et privés.

Le déploiement des réseaux mobiles de nouvelle génération est, quant à lui, également bien engagé, comme l'a souligné Roland Montagne en début de matinée. Les annonces d'ouvertures commerciales des opérateurs se sont multipliées au cours des derniers mois. Sur ces réseaux 4G, comme sur les réseaux 3G restant à déployer, l'ARCEP veillera avec rigueur et fermeté à ce que les obligations de couverture de chacun des quatre opérateurs soient bien respectées. A ce stade, nous pouvons néanmoins constater que la concurrence, plus intense désormais sur le marché mobile, a eu pour effet d'accélérer les déploiements. Plus de 4500 sites 4G ont été autorisés par l'ANFR au 1er juillet 2013 contre pratiquement aucun il y a un an. Il faut toutefois veiller - c'est l'une des fonctions du régulateur - à ce que, dans un contexte économique difficile, l'intensification de la concurrence ne se fasse pas aux dépens de l'aménagement numérique de notre territoire. C'est la raison pour laquelle il faut encourager le recours à la mutualisation. C'est le cas, à hauteur d'environ 90% des coûts, pour les boucles locales FttH des zones moins denses, sur les réseaux fixes.

Ça doit l'être aussi dans le mobile, pour alléger la charge d'investissement des opérateurs et permettre d'aller plus loin et plus vite dans la couverture des zones les moins denses du territoire en très haut débit mobile. C'est bien une telle incitation à la mutualisation qui a été prévue par l'ARCEP dans les licences 4G des opérateurs délivrées début 2012. Enfin, il y a une mutualisation croissante d'une partie des réseaux fixes et mobiles. Ce point a aussi été souligné ce matin.

II - Adapter les règles du jeu sans remettre en cause le besoin de stabilité et de prévisibilité

Sur le fixe, pour assurer la couverture de notre territoire en réseaux de nouvelle génération, nous ne pouvons pas nous " payer le luxe " d'un affrontement stérile entre acteurs privés et publics. Les investissements des opérateurs privés sont plus que jamais nécessaires et ceux-ci ont consenti des efforts très importants pour déployer leurs nouvelles infrastructures : plus de 10 milliards d'euros ont été consacrés à l'ensemble de leurs investissements en 2012, soit le plus haut niveau atteint depuis l'ouverture du secteur à la concurrence, il y a 15 ans. Réciproquement, une couverture complète de nos territoires n'est pas envisageable sans le soutien financier de l'Etat et des collectivités territoriales qui, nous le savons, sont pleinement mobilisées.

C'est donc de la bonne articulation des initiatives publiques et privées que dépendra la réussite du passage au très haut débit. L'ARCEP y a contribué en ouvrant largement le recours au coinvestissement qui permet, tout en préservant les conditions d'une concurrence pérenne sur les marchés de détail, de favoriser un partage de la charge d'investissement et la définition de solutions adaptées à chaque territoire.

C'est également de la bonne articulation des technologies disponibles que viendra une réponse appropriée aux besoins de chaque territoire. L'ARCEP n'autorise ni n'interdit quelle que technologie que ce soit - je pense évidemment au VDSL et aux inquiétudes qu'il peut susciter - car ce choix doit relever du secteur, mais il me semble illusoire de croire que le succès du très haut débit puisse passer par la construction de " lignes Maginot " érigées contre telle ou telle évolution technologique. Nous agissons dans un secteur qui connaît des progrès réguliers, sachons en tirer parti. Il y a place à la fois pour, à terme, le déploiement du FttH sur tout le territoire et, à court et moyen termes, sur certaines parties du territoire, pour l'utilisation de la montée en débit et du VDSL, ou du satellite.

Les niveaux d'investissement à mobiliser impliquent cependant la prévisibilité et une certaine stabilité des règles du jeu et de l'environnement réglementaire et fiscal. Cette stabilité n'est pas synonyme d'immobilisme et l'ARCEP procède actuellement aux travaux préalables à la révision de ses analyses des marchés du haut et du très haut débit fixe, qui prendront effet mi-2014. Un premier document de synthèse sera mis en consultation publique ce soir. Il présente des évolutions possibles afin de prendre en compte les progrès, mais également les points de difficulté, rencontrés depuis 2011. D'autres éléments de clarification du droit applicable, par exemple en ce qui concerne le régime du raccordement final, pourraient également être apportés par voie législative.

 

Enfin, si une réforme d'ampleur au niveau européen est possible et sans doute souhaitable, l'achèvement d'un marché intérieur doit en être l'objectif et le résultat d'un processus qui s'inscrit dans la durée ; cela ne doit pas être une fin en soi et, en tout état de cause, cela ne doit pas être porteur d'incertitude ou d'inquiétude bloquant le développement du secteur et ses investissements, à l'inverse de l'objectif visé.

III - Les services et les usages, l'autre face du THD

Je voudrais conclure mon propos en évoquant les usages. Alors que 9 millions de logements sont éligibles à des offres à très haut débit, le marché de détail tarde à décoller et seuls 20% des foyers éligibles ont effectivement souscrit un abonnement. Même si ce taux s'est sensiblement accru en un an - et cela a été souligné dans vos précédents échanges - il faut sans doute y voir, comme le constat en a souvent été fait, le résultat de la bonne qualité globale des offres ADSL dans les zones où la fibre a été déployée et l'absence aujourd'hui d'application phare, exigeant un accès à très haut débit, susceptible d'entraîner le marché. Cela doit nous inciter à ne pas opposer artificiellement les infrastructures et les services et je me permettrais de paraphraser Jean Monnet, dans un tout autre contexte, en vous disant que si rien n'est possible sans les infrastructures, rien n'est durable sans les services qui les accompagnent.

Certains de ces usages émergents sont pourtant connus : les offres de cloud se multiplient et tirent parti des débits symétriques offerts par les réseaux de nouvelle génération ; les applications mobiles bénéficient également de l'augmentation des débits permise par les dernières évolutions de la 3G et par le LTE, pour proposer des services toujours plus proches, en qualité et en diversité, de ceux du fixe ; insistons aussi sur le fait que la chaîne technique de la télévision en très haute définition est pratiquement complète et pourra trouver dans les réseaux fixes à très haut débit son support de distribution le plus naturel et privilégié. En effet, comme aux Etats-Unis et dans d'autres pays, c'est bien la diffusion de services et contenus audiovisuels qui peut donner de la valeur, d'abord aux réseaux fixes à très haut débit et ensuite aux réseaux mobiles à très haut débit. Enfin, dans une perspective de plus long terme et comme l'a rappelé la semaine dernière le Commissariat général à la stratégie et à la prospective, le développement d'un internet des objets, encore en gestation, constitue un axe de développement, pour les opérateurs comme pour les entreprises françaises et européennes du numérique, qui mobilisera fortement les infrastructures fixes et mobiles. On le voit, le potentiel de croissance en volume et en valeur est considérable. Arrêtons de répéter que le secteur des télécoms a " son avenir derrière lui ". C'est faux.

La régulation peut accompagner le développement de ces nouveaux usages, comme elle l'a fait, il y a quelque temps déjà, avec le Machine to Machine sur les réseaux mobiles. Elle ne le peut évidemment pas seule et, de la même manière que l'on parle d'un écosystème numérique, nous avons collectivement besoin d'un écosystème ou d'un environnement légal, fiscal et réglementaire cohérent, fournissant aux multiples acteurs du secteur les bonnes incitations pour entreprendre et croître. Il appartient également aux opérateurs de tirer parti du contact privilégié qu'ils entretiennent avec les utilisateurs. Pour la plupart des consommateurs, les opérateurs constituent en effet le premier point de contact de proximité avec le numérique, permettant d'envisager un approfondissement de leur activité, au-delà de la seule fourniture d'un accès au net.

De nombreux services connexes destinés aux utilisateurs finals peuvent donc assurément être développés par les opérateurs, notamment dans leurs points de vente.

Là encore, la régulation peut aider. En effet, pour que l'ensemble complexe que constitue l'écosystème numérique fonctionne, il faut que chaque acteur de la chaîne de valeur dispose d'un modèle économique viable et ne bloque pas les capacités d'accès aux contenus, services et applications fournis par les autres acteurs de la chaîne. C'est pourquoi l'ARCEP veille à ce que les FAI comme les fournisseurs de contenus et d'applications respectent les principes, notamment de non-discrimination, dégagés par l'Autorité dans les travaux qu'elle mène depuis 2010 sur la neutralité et qui sont désormais entrés dans une phase tout à fait opérationnelle.

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Nous traversons, dans le secteur qui nous réunit aujourd'hui, une période paradoxale : les réseaux de communications électroniques n'ont jamais été aussi importants pour nos vies personnelles et professionnelles, n'ont jamais eu autant d'utilisateurs en France comme ailleurs à travers le monde. Le renouvellement des infrastructures et le passage au très haut débit représentent l'assurance de conforter cette situation. On voit aussi que, malgré un contexte économique difficile, la demande reste très forte et toute baisse de prix, tout enrichissement de l'offre, se traduit par de fortes hausses des consommations.

Et pourtant, dans le même temps, le secteur est aujourd'hui dans une position très et trop défensive, en présentant souvent comme inexorable la transformation des activités télécoms en un simple service d'utilité collective.

Cette vision pessimiste et décliniste conduit à la solution de facilité habituelle - chercher des boucs émissaires - alors qu'une partie des problèmes, et surtout des solutions à ces problèmes, peuvent être trouvées en interne, par des choix stratégiques clairs et stables, par des organisations efficaces et par de nouvelles relations enrichies avec les utilisateurs. A cet égard, les échanges les plus récents que j'ai eus avec les responsables des principaux opérateurs sont rassurants : ce diagnostic est partagé et les discussions ont porté essentiellement sur les solutions et les projets d'avenir.

La situation morose de l'économie européenne, en général et pour les télécoms en particulier, ne doit pas conduire à prôner une dérégulation. De telles erreurs de diagnostic ont été commises dans les années 30, comme au cours des dernières années, dans certains pays. Le secteur du numérique, en raison de son caractère systémique et stratégique, continue à avoir besoin d'une régulation, différente sans doute de celle des 15 dernières années, mais qui incite à l'innovation créatrice de valeur et qui récompense le risque plutôt que la rente. C'est ce thème de la création de valeur et de son partage équilibré qui a été retenu pour le colloque annuel de l'ARCEP qui se tiendra le 17 octobre 2013 et auquel vous êtes bien entendu tous chaleureusement conviés.

Je vous remercie.