Prise de parole - Discours

Intervention de Jean-Ludovic Silicani, président de l'ARCEP, lors du déplacement de l'Autorité dans le département de La Manche, prononcé au Conseil général à Saint-Lô, le 30 septembre 2011

Monsieur le président du Conseil général,
Monsieur le député,
Monsieur le président de Manche numérique,
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur le représentant du préfet,
Mesdames et Messieurs,

Je vous remercie de l'accueil que vous nous avez réservé et je salue la qualité de nos échanges de ce matin. Ils témoignent de votre implication de longue date dans le numérique et de votre volonté d'améliorer l'accès des habitants, des entreprises et des services publics de la Manche aux communications électroniques.

De telles rencontres sont essentielles pour l'ARCEP : elles nous montrent la façon dont s'appliquent, sur le terrain, le cadre défini par l'Autorité et les difficultés qui peuvent parfois apparaître ; elles offrent également à l'Autorité la possibilité de rappeler son engagement auprès des collectivités territoriales avec lesquelles elle entretient un dialogue constant.

Nos échanges de ce matin et les débats portés, ces derniers temps, par les collectivités territoriales et leurs représentants, expriment une volonté, pour les collectivités, de pouvoir maîtriser la montée de leur territoire vers le très haut débit. C'est à cette attente que je souhaiterais apporter aujourd'hui quelques éléments de réponse.

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Où en sommes-nous ?

Le passage au très haut débit est une entreprise de long terme qui va nécessiter la mobilisation d'investissements importants, estimés par l'ARCEP à environ 24 milliards d'euros, dont 2 environ ont déjà été réalisés, et qui vont s'étaler dans le temps. Les déploiements ont été engagés dès 2008 dans les grandes villes mais n'ont véritablement démarré qu'avec l'adoption de la décision de l'ARCEP de décembre 2009. Aujourd'hui, la fibre passe à proximité d'environ 5 millions de logements, le nombre de logements éligibles au FttH a augmenté de 33% en un an s'établissant à 1 200 000. Le génie civil loué à France Télécom par les opérateurs alternatifs a augmenté de 150% en un an (4 500 kms) et la mutualisation, qui permet aux consommateurs d'accéder aux offres de plusieurs opérateurs, concerne trois fois plus de logements qu'en 2010 (336 000 sur les 1 200 000 éligibles).

Le taux de pénétration a commencé, lui aussi, à décoller : le nombre d'abonnés au très haut débit, à la fois par le FttH et le FttB, dépasse désormais un demi-million (555 000), en augmentation de 52% sur un an. Une étude publiée cette semaine par le FttH Council Europe rappelait d'ailleurs que la France est, parmi les cinq grands Etats européens, celui où le nombre d'abonnés était le plus élevé et croît plus vite. Ce taux d'abonnement n'est pas encore assez élevé et il appartient aux opérateurs d'assurer la promotion de la fibre. Cela étant dit, le mouvement initié dans les zones très denses et qui s'amplifie, s'engage maintenant dans les zones moins denses.

Pour ces zones, le cadre réglementaire a été défini en début d'année et s'est concrétisé par l'annonce, dès le printemps, des intentions de déploiement des opérateurs auprès du commissariat général à l'investissement. En outre, le premier accord de co-investissement ab initio en zones moins denses a été signé en juillet entre Free et France Télécom, portant sur 1300 communes et 5 millions de logements. Des accords similaires avec les autres opérateurs vont suivre dans les prochaines semaines et seront complétés par des accords de co-investissement a posteriori.

Le paysage se met donc en place, ce qui était essentiel pour que les collectivités aient des repères pour agir. Cela permet à un dialogue transparent de s'engager localement entre l'ensemble des parties prenantes au déploiement de la fibre. Vous êtes appelées à y occuper une place centrale et l'ARCEP rappellera aux opérateurs qu'ils doivent y participer activement et de façon transparente, non seulement à Paris mais aussi sur le terrain, dans chaque département ou région.

Je voudrais rappeler en deuxième lieu que la liberté des collectivités territoriales à déployer des réseaux, qui est très grande, est également une responsabilité

Depuis 2004, les collectivités ont joué un rôle décisif, qu'il est important de souligner, dans le succès du haut débit fixe en France. Certaines, comme la Manche, ont été pionnières et ont commencé à investir dès le début des années 2000. Par la mise en place de réseaux d'initiatives publiques portant principalement sur les réseaux de collecte, vous avez contribué à étendre le champ du dégroupage, au-delà de ce que les opérateurs alternatifs auraient pu réaliser seuls. Vous avez ainsi à la fois amené la concurrence sur de nouveaux territoires et assuré un accès au plus grand nombre à ce bien désormais essentiel qu'est internet. Forts de l'expérience acquise, vous envisagez désormais de renouveler cet engagement pour le déploiement des réseaux FttH.

Il est légitime que les collectivités veuillent assurer à leurs habitants un très large accès à des offres à très haut débit dans les meilleurs délais. Elles disposent pour cela d'une possibilité unique de participer, en tant qu'opérateur, au déploiement des réseaux FttH. Ce statut, prévu par la loi, depuis 2004, leur offre une très grande liberté d'intervention et de financement, limitée uniquement par l'impossibilité de subventionner des projets, au-delà de certaines limites, ce qui constituerait des aides d'Etat proscrites par le droit communautaire.

Mais cette liberté s'accompagne d'une responsabilité, puisque, en tant qu'opérateurs sur les marchés de gros, vous êtes soumis aux mêmes obligations que les opérateurs privés.

  • Vous devez veiller à ce que vos projets reposent sur un bilan économique solide, tenant compte de l'existence de concurrents potentiels, dès lors que vos déploiements, pas plus que ceux des opérateurs privés, ne peuvent bénéficier de droits exclusifs ou spéciaux conduisant à la constitution de monopoles locaux. En effet, il ne peut y avoir, par hypothèse, coexistence entre liberté d'action et monopole. Certains projets en cours, comme celui de l'Auvergne, montrent que le modèle économique d'un projet ne suppose pas nécessairement une péréquation locale entre zones denses et moins denses. Celle-ci n'est toutefois pas interdite par principe.
  • Autre obligation : celle de porter une très grande attention à la qualité de l'architecture retenue pour vos déploiements et des systèmes d'information employés.
  • Vous devez, enfin, définir des offres d'accès raisonnables pour assurer la venue rapide d'opérateurs de détail.

Mais, pour que les investissements des collectivités atteignent pleinement leurs objectifs, ils doivent être le résultat d'une étroite concertation avec l'ensemble des parties prenantes, notamment les opérateurs privés.

Je voudrais insister, en troisième lieu, sur le fait que l'intervention des collectivités territoriales doit résulter d'une planification stratégique impliquant les collectivités et les opérateurs privés

Les schémas directeurs territoriaux d'aménagement numérique (SDTAN), tels qu'ils résultent notamment des dispositions de la loi Pintat, sont des instruments essentiels de planification stratégique des déploiements et d'articulation entre l'investissement privé et l'intervention publique. Ils doivent, pour cette raison, être réalisés avec le plus grand soin. J'estime, comme certains élus, que ces schémas doivent devenir obligatoires. Mais, à condition que soit bien précisé par le législateur que la mission confiée aux collectivités locales, celle d'élaborer des schémas directeurs, est une prérogative de puissance publique, qu'aurait pu exercer l'Etat et que le législateur a choisi de décentraliser. C'est une bonne chose, mais cela emporte des conséquences. Cela implique que, lorsqu'un département élabore, avec tous les acteurs publics et privés concernés, un tel schéma, il a un rôle spécifique et distinct de celui qu'il aura, le cas échéant, en réalisant un réseau d'initiative publique. Dans le premier cas, il a une mission régalienne et élabore un document qui concerne tous les acteurs ; dans le second, il a un rôle d'opérateur. Autrement dit, quand vous élaborez, au sens de la loi Pintat, un schéma directeur départemental, vous n'élaborez pas le schéma directeur de la personne morale qu'est le département, mais celui du territoire du département sur lequel se déploient et vont se déployer des réseaux de tous les acteurs publics et privés. Vous devez donc être très vigilants pour éviter tout conflit d'intérêt, pour vous-mêmes, ou pour les prestataires qui travaillent pour vous.

Ces schémas, pour remplir leur objectif de planification stratégique, doivent passer par une étroite concertation entre les collectivités et les opérateurs. Car, de même qu'il est indispensable que les collectivités tiennent compte des projets de déploiement des opérateurs pour définir leurs projets, il est indispensable que les opérateurs précisent et respectent leurs intentions de déploiement. Des travaux sont menés, en ce sens, par l'Autorité, notamment dans le cadre du GRACO, groupe d'échange entre l'Autorité, les collectivités et les opérateurs, dont la réunion plénière annuelle se tiendra le 6 décembre prochain.

La procédure d'examen des dossiers de demandes de subventions auprès du commissariat général à l'investissement, au titre du fonds national pour la société numérique (FSN), prévoit également une étape formelle de consultation. L'ARCEP a accepté de prêter son appui technique à cette procédure et publiera, à partir du 1er octobre, les informations que les collectivités territoriales lui transmettront. Ces données permettront d'identifier le périmètre des déploiements des RIP. Les opérateurs privés auront alors deux mois pour faire part à la collectivité de leurs projets de déploiement sur les territoires concernés par ces RIP. L'Autorité a rendu publiques, ce matin, les conditions de dépôt et de publication de ces dossiers.

Enfin, l'ARCEP estime que le financement national issu des investissements d'avenir est essentiel pour soutenir, en complément des financements européens, l'effort financier des collectivités. Au-delà des 900 millions d'euros déjà prévus, au titre des investissements d'avenir, il est nécessaire - je l'ai répété à maintes reprises - de confirmer le financement pérenne de l'Etat, à travers une alimentation durable du FANT créé par la loi Pintat. C'est notamment à travers ce financement pérenne que pourra se faire la péréquation entre les territoires.

Je terminerai en rappelant les mesures d'accompagnement des déploiements des collectivités qui ont été prises

La bonne adéquation des investissements publics et privés est essentielle afin que chacun prenne une juste part de l'effort à réaliser pour assurer la couverture du territoire en FttH, mais il est également nécessaire d'améliorer les conditions d'intervention des collectivités. L'Autorité s'y est employée en travaillant avec France Télécom à l'amélioration de l'offre LFO.

Les collectivités, en disposant désormais d'une meilleure information sur la disponibilité réelle de la collecte de France Télécom, seront mieux à même de cibler leurs investissements. Ces progrès permettront de poursuivre les dégroupages sur des NRA de petite taille et faciliteront la migration vers le FttH. L'Autorité a ainsi engagé une réflexion générale sur les besoins en matière de collecte, pour le FttH comme pour les réseaux 4G, et les meilleurs moyens d'y répondre.

Naturellement, ces évolutions s'adressent surtout aux collectivités qui n'ont pas encore ou pas complètement investi sur la collecte, alors que la Manche a été un précurseur dans ce domaine.

L'Autorité mettra enfin à la disposition des collectivités, au début de l'année prochaine, un modèle géographique permettant d'évaluer localement le coût des déploiements à réaliser pour la montée vers le très haut débit.

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Nous avons en France, collectivement, et d'une façon générale, tendance à sous-estimer les forces dont dispose notre pays. N'est-ce pas une autre façon d'être orgueilleux que de penser que, si l'on n'est pas le meilleur, on ne peut alors qu'être le plus mauvais ? Cette remarque vaut pour les infrastructures de communications électroniques. La France bénéficie, rappelons-le, de réseaux, fixes et mobiles, de grande qualité, d'une concurrence dynamique et des moyens de maintenir une infrastructure de premier ordre, facteur d'attractivité économique de ses territoires.

Il y a donc lieu de se montrer à la fois exigeants et patients : le cadre est désormais établi, les opérateurs ont déjà investi près de deux milliards d'euros (entre les opérateurs privés et les RIP) et prévoient pour les années à venir des investissements importants en zone dense comme en zone moins dense ; les collectivités territoriales ont démontré à la fois leur ambition et leur compétence. Elles disposent désormais - depuis la publication d'une offre régulée de montée en débit - d'une palette complète d'instruments à leur disposition pour répondre à leurs besoins : vos projets en sont un excellent exemple, combinant très haut débit et montée en débit, solutions fixes et mobiles.

Le cadre réglementaire actuel n'est ni le " modèle américain " de libéralisme absolu, ni, à l'inverse, la recréation, selon le " modèle australien ", qui n'existe que sur le papier, d'un monopole proscrit, en tout état de cause, par le droit communautaire. Il constitue, au contraire, un compromis pragmatique et équilibré entre une concurrence porteuse d'innovations et une mutualisation gage de rationalisation des investissements. Il commence à porter ses fruits. La modification prématurée de ce cadre aurait pour premier effet de placer les opérateurs, publics comme privés, dans une situation d'attentisme et repousserait le déploiement. Nous risquerions, in fine, de faire porter l'essentiel de l'effort sur les finances publiques locales et nationales. Est-ce notre objectif ?

Pour autant, rien n'est gravé dans le marbre et l'Autorité demeure vigilante à l'évolution du marché. Comme nous l'avons prévu dès le départ, nous évaluerons, d'ici à la fin de l'année prochaine, notre analyse des marchés du haut et du très haut débit et réviserons, le cas échéant, les obligations asymétriques imposées à l'opérateur puissant.

Je vous remercie à nouveau, Messieurs les présidents, Mesdames et Messieurs, pour votre accueil et souhaite que ces échanges francs et constructifs vous aient été aussi profitables qu'ils le sont à l'Autorité.