Prise de parole - Discours

Intervention de Jean-Ludovic Silicani, président de l’Arcep, lors de la conférence du journal Les Echos, le 3 juillet 2009

Mesdames, Messieurs,

Le thème de cette table-ronde est la régulation face aux stratégies des acteurs en matière de convergence.

Il y a encore quelques années, les réseaux étaient spécialisés par service offert et, en conséquence, les acteurs des différents marchés concernés étaient généralement distincts : d’un côté les opérateurs télécoms, créant et gérant des réseaux, de l’autre les distributeurs de contenus ou de services. De la même façon, à l’exception de l’opérateur historique, les acteurs n’étaient pas les mêmes sur les marchés fixes et mobiles.

Deux évolutions technologiques majeures sont en train de changer la perspective : la numérisation des réseaux et des contenus, qui permet de transporter sur un même réseau de communication électronique tout type d’information (voix, données, images), et la généralisation du protocole Internet qui conduit à une intégration de plus en plus forte des réseaux d’accès autour d’un cœur de réseau multiservice unique. Ces deux révolutions étant souvent, comme on le sait, résumées sous ce terme un peu vague de convergence.

Cette convergence se décline, me semble-t-il, selon deux axes : horizontal, d’une part, avec l’intégration croissante des réseaux et des terminaux autour du protocole IP, dont la convergence fixe / mobile est le meilleur exemple ; vertical, d’autre part, la numérisation des réseaux et des contenus conduisant certains acteurs à développer une stratégie d’intégration verticale sur ces deux marchés.

Ces tendances posent des questions complexes aux autorités publiques (sectorielles ou généralistes) en matière de concurrence (effets de levier entre marchés, distribution exclusive, etc) et de liberté du consommateur (principe de neutralité de l’Internet).

  • La convergence fixe/mobile s’impose comme une convergence structurelle, de long terme. Elle se manifeste à la fois au niveau des acteurs, de leurs offres commerciales, et de leurs complémentarités géographiques et temporelles.

Pour les acteurs, le phénomène est évident : outre la présence historique d’Orange sur les marchés fixe et mobile, SFR est désormais un acteur majeur du fixe à la suite des rachats successifs de Tele2 en 2007 puis surtout de Neuf Cegetel en avril 2008, et Bouygues a lancé ses premières offres ADSL en septembre 2008 sur le fixe. De même, le groupe Iliad est candidat déclaré à la 4ème licence 3G.

En ce qui concerne les offres de convergence fixe/mobile, elles ont commencé à faire leur apparition en 2007. Ces offres " quadruple play " peuvent relever soit d’une convergence commerciale, comme la récente offre Idéo de Bouygues Télécom, soit d’une convergence technique, comme l’offre Unik d’Orange.

Enfin, la convergence fixe / mobile, c’est aussi la possibilité pour les consommateurs, quel que soit le réseau, fixe ou mobile, qu’ils utilisent, d’accéder, dans des conditions satisfaisantes au service téléphonique, à Internet, et, de plus en plus, à des services audiovisuels.

  • En ce qui concerne la convergence entre contenus et contenants, elle est encore plus évidente : le succès des offres triple-play incluant, outre accès à Internet, service téléphonique et services audiovisuels attractifs, témoigne de l’appétence des consommateurs pour des offres convergentes, nécessitant des débits de plus en plus élevés. La France est d’ailleurs le leader mondial en nombre d’abonnés à la télévision par ADSL avec plus de 6,2 millions au 31 décembre 2008.

Certes, l’existence de groupes intégrés d’acteurs à la fois de la téléphonie mobile, de l’Internet et de l’audiovisuel n’est pas nouvelle. Il en va ainsi depuis plusieurs années des groupes Vivendi et Bouygues, qui disposent toutefois de filiales spécifiques pour les communications électroniques d’une part (SFR, Bouygues Télécom) et l’audiovisuel d’autre part (Canal+ France, TF1).

Mais la convergence se manifeste désormais également par des choix stratégiques majeurs et nouveaux, tels l’entrée d’Orange sur le marché de la télévision payante, à tous les niveaux : acquisition de droits, notamment de la Ligue 1 de football, édition de chaînes, distribution de bouquets.

Dans ce contexte de double convergence, les autorités de régulation et les juridictions compétentes sont confrontées à de nouvelles problématiques, liées notamment aux accords d’exclusivités, qui peuvent être de plusieurs ordres : exclusivité de distribution d’une offre de télévision payante sur un réseau donné, exclusivité de distribution d’une chaîne par un distributeur donné, exclusivité de distribution d’un terminal mobile par un opérateur, etc.

Ces pratiques ne sont pas en soi bonnes ou mauvaises. Chaque situation doit s’apprécier au cas par cas, au regard de deux principes structurants. D’une part, il est essentiel que les utilisateurs finaux puissent communiquer librement entre eux et accéder au maximum de contenus sur tous les réseaux, d’autre part que les pratiques d’exclusivités ne remettent pas en cause la dynamique concurrentielle existante sur les marchés concernés.

Sous réserve du respect de ces principes, la convergence constitue même sans doute une opportunité pour l’ensemble des acteurs et pour les consommateurs.

Par exemple, pour le très haut débit, les revenus supplémentaires liés à l’image joueront un rôle important dans l’économie des déploiements et l’extension de la couverture des offres de très haut débit. En outre, le déploiement de ces réseaux constituera un nouveau mode de diffusion, et donc un facteur de croissance du marché et un moyen supplémentaire pour les ayants droit de valoriser leurs œuvres.

Plus généralement, l’entrée de nouveaux acteurs sur un marché donné ne peut qu’être favorable à la dynamique concurrentielle sur ce marché, pris isolément. A titre d’exemple, l’entrée d’Orange dans les contenus est susceptible d’animer le marché de la télévision payante, à côté du groupe Canal + France.

De manière générale, les pratiques d’exclusivités peuvent générer des progrès économiques en termes d’investissement et d’innovation. Elles favorisent également la différenciation entre acteurs.

De même, les offres de convergence fixe/mobile peuvent améliorer les usages des consommateurs : possibilité de téléphoner sans interruption en quittant son domicile, de n’avoir qu’une unique facture pour tous les services de communications électroniques et des forfaits tout compris plus avantageux que des offres disjointes.

Bien entendu, il ne s’agit pas de donner un blanc-seing à toute pratique " convergente " ou relevant d’accords d’exclusivités. En effet, certaines pratiques suscitent des interrogations ou soulèvent des risques d’ordre concurrentiel.

En premier lieu, l’Autorité de la concurrence a d’ores et déjà eu l’occasion de mettre fin à certaines pratiques exclusives au motif qu’elles étaient de nature à introduire un facteur de rigidité sur les marchés concernés. Je pense notamment aux mesures conservatoires prononcées par l’Autorité de la concurrence sur les pratiques d’Orange et d’Apple pour la distribution de l’iPhone.

En second lieu, afin que les consommateurs puissent avoir accès, sur le plus grand nombre de plateformes de diffusion et d’opérateurs, aux offres de contenus les plus riches, à des tarifs abordables, les pratiques mises en œuvre par les uns et les autres doivent être surveillées. Cela passe à la fois par un accès équitable des distributeurs aux principaux contenus audiovisuels et par un accès équitable des consommateurs aux principales offres des distributeurs, quel que soit le réseau ou l’opérateur de communications électroniques qu’ils utilisent.

Dans le cas contraire, des exclusivités non technologiquement neutres ou manifestement excessives, quant à leur durée ou leur périmètre, seraient susceptibles d’induire des distorsions de concurrence sur tout ou partie des marchés concernés, d’augmenter les coûts de changement d’opérateur pour les usagers, voire de renforcer la position dominante d’un acteur sur l’un des marchés concernés.

Pour apprécier ces différents cas, les périmètres d’action des autorités de régulation et des juridictions compétentes sont finalement assez clairs :

  • ainsi, l’ARCEP est compétente sur les contenants et le CSA sur les contenus ;
  • l’ARCEP applique une régulation ex ante des marchés pertinents, notamment les marchés de gros entre opérateurs, en appliquant un droit sectoriel, alors que l’Autorité de la concurrence mène une régulation ex post en appliquant le droit de la concurrence, notamment sur les marchés de détails concernés ;
  • sur des problématiques comme les exclusivités audiovisuelles, le partage des rôles est également apparu clairement entre la juridiction compétente (Tribunal de commerce), appliquant le droit de la consommation, et l’autorité de concurrence, appliquant son droit spécifique.

La convergence renforce cependant la nécessité des échanges entre les différentes autorités de régulation sectorielle, ce que prévoient d’ores et déjà les textes, et se traduit par des saisines respectives pour avis des différentes autorités concernées.

Plus généralement, la convergence pose une question structurelle de long terme à laquelle l’ensemble des acteurs mais aussi des autorités de régulation ou juridictions seront confrontées tôt ou tard. Dans un contexte de déploiement des réseaux de nouvelle génération et d’augmentation constante des débits accessibles et consommés par les usagers, quel va être le partage de la valeur et quelle va être la contribution au financement des réseaux entre les différents maillons de la chaîne de valeur ? Cette question se pose non seulement entre les acteurs classiques de l’audiovisuel et des communications électroniques, mais aussi entre opérateurs de réseau et fournisseurs de services. Je pense notamment aux Google, Microsoft et autres acteurs majeurs de l’Internet, dont les sites, notamment ceux de vidéos en ligne, représentent une part majeure de la bande passante consommée aujourd’hui sur les réseaux.

À ce titre, vous l’avez entendu comme moi, l'opérateur britannique BT a annoncé son intention de limiter l'accès à certains services pour ses abonnés haut débit, dans un souci de meilleure gestion de son réseau, battant en brèche la conception traditionnelle du concept de " net neutrality ". A suivre…

Les diverses autorités auront donc un rôle essentiel à jouer pour contribuer à résoudre ces problématiques passionnantes afin de permettre que la convergence et les modifications des équilibres stratégiques et économiques se fassent au bénéfice des consommateurs, et non à leurs dépends.