Prise de parole - Discours

Intervention de Jean-Ludovic Silicani, président de l'ARCEP, en introduction du colloque annuel de l'ARCEP, sur le thème " Les territoires du numérique " - 25 septembre 2012

Madame la ministre,

Mesdames et Messieurs les parlementaires et élus locaux,

Mesdames et Messieurs,

Chers amis,

C'est avec un plaisir toujours renouvelé que l'ARCEP vous reçoit pour son colloque annuel. Merci, Madame la Ministre, d'avoir accepté d'ouvrir ce colloque en nous éclairant sur l'analyse et les orientations du Gouvernement. Merci encore à Solveig Godeluck et Guillaume de Calignon, journalistes des Echos bien connus, d'animer les différentes tables rondes de la journée.

Ce colloque marque le point d'orgue d'une réflexion engagée au sein du comité de prospective de l'Autorité. Je souhaite rendre hommage au professeur Kleindorfer, membre de ce comité, qui vient de nous quitter et dont la contribution aux réflexions sur la régulation était unanimement reconnue au plan international.

Notre rencontre constitue un moment important pour l'Autorité et pour ses interlocuteurs. J'en veux pour preuve le colloque sur la neutralité de l'internet qui, en avril 2010, a marqué le début d'un cycle de travaux sur un sujet qui n'avait pas encore été véritablement abordé en Europe. Deux ans plus tard, le rapport que nous avons remis la semaine dernière au Gouvernement et au Parlement démontre l'importance du chemin parcouru et les applications pratiques, pour les opérateurs, les utilisateurs et les pouvoirs publics, de cette question.

I. Des services et des infrastructures inscrits dans les territoires

Le numérique a ceci de particulier qu'il est, par nature, immatériel et qu'il peut donc largement s'affranchir de toute contrainte géographique. Les services, les échanges interpersonnels, administratifs ou commerciaux n'impliquent plus nécessairement de présence territoriale, ce qui peut être, de prime abord, inquiétant. Ils irriguent ainsi, sans contrainte, de vastes territoires et peuvent toucher des populations que les distances géographiques et, dans certains cas, sociales, laissaient auparavant à l'écart. Cela peut donc être une chance et une opportunité pour nos sociétés ; c'est également un facteur de leur transformation profonde. L'enjeu n'est pourtant pas nouveau : il est intéressant de noter que, dès 1979, le rapport Nora-Minc soulignait les mêmes craintes de bouleversement des modèles sociaux et économiques, à propos de l'introduction des premiers services Télétel. Mais les changements apportés par les nouveaux services numériques sont d'une toute autre ampleur. Ce sera à la première table ronde d'en débattre. Elle sera introduite par Jacques Stern, membre de l'ARCEP.

En même temps qu'il est immatériel et affranchi des contraintes géographiques, le numérique, et c'est son paradoxe, nous ancre plus fermement dans les territoires où nous vivons, travaillons et communiquons. Nous en sommes tous les témoins au quotidien : les téléphones que nous utilisons, et qui exploitent les puces GPS, permettent de mieux appréhender notre environnement en fournissant des informations cartographiques, historiques ou pratiques localisées.

Ce paradoxe ne concerne pas que les usages. Il concerne aussi les infrastructures. Nous avions eu des échanges très riches, lors du colloque de l'année dernière, sur l'émergence d'une " infostructure " où se mélangent et se complètent toujours plus étroitement infrastructures et services. Pourtant, si les services peuvent être utilisés, par le net, en tout point du globe, l'effectivité de cet usage dépend des réseaux que nous employons et du lieu où nous nous trouvons. Vous comprendrez dès lors pourquoi la dimension territoriale et géographique est essentielle aux missions confiées à l'ARCEP. C'est l'objet de la deuxième table-ronde, celle du début de cet après-midi, qui sera introduite par Jérôme Coutant, membre de l'Autorité.

Laisser-moi vous en donner quelques illustrations.

II. Une régulation au bénéfice de l'ensemble des territoires

La dimension territoriale est inscrite, depuis l'origine, dans les missions confiées au régulateur. L'ouverture régulée à la concurrence devait en effet - le législateur de l'époque l'avait bien anticipé - être mise au service d'une couverture équilibrée des territoires par l'ensemble des réseaux télécoms. Cet enjeu s'est d'abord traduit, dans les attributions de fréquences, par l'inscription systématique d'obligations de couverture dans les licences mobiles. L'ARCEP a sanctionné, en 2009, les opérateurs mobiles qui n'avaient pas respecté leurs obligations. Elle demeurera, pour l'avenir, n'en doutez pas, tout aussi vigilante pour le déploiement du quatrième réseau 3G et des réseaux 4G.

Avec l'attribution des licences 4G, celles de l'internet mobile à très haut débit, une nouvelle marche a été franchie. Le Parlement, en 2009, avait souhaité que l'aménagement du territoire constitue un critère prioritaire dans l'attribution les licences. L'ARCEP, malgré des résistances d'origines diverses que nous avons surmontées par le dialogue et la persévérance - c'est le lot d'un régulateur indépendant de vivre dans un environnement complexe où les mêmes acteurs appellent à l'aide un jour et souhaitent sa disparition le lendemain -, l'ARCEP est donc parvenue à donner corps à cet objectif prioritaire voulu par le législateur, en prévoyant que les déploiements doivent être réalisés aussi vite dans les territoires les moins denses (63 % de la surface mais 18 % de la population) que dans les zones urbaines, ce qui est une première en Europe, et en fixant, ce qui est aussi une première, des obligations de couverture départementale. En contrepartie, afin de tenir compte de l'économie des déploiements et dans l'intérêt du secteur, l'Autorité a également prévu une très forte incitation à la mutualisation de l'infrastructure dans la zone de déploiement prioritaire. Je rappelle que cette décision fixant les critères d'attribution, comme toutes les autres décisions de ce type, a été homologuée par le Gouvernement en juin 2011.

Ces mêmes principes ont guidé l'action de l'Autorité sur les réseaux fixes, d'abord pour le dégroupage de la boucle locale de cuivre de France Télécom qui a permis d'apporter progressivement la concurrence et ses innovations dans des territoires de plus en plus ruraux : sur l'ensemble des 15 300 répartiteurs, 6 200 sont déjà dégroupés, représentant 86 % de la population, grâce notamment à l'intervention des collectivités territoriales, et 2/3 des lignes permettent de proposer des offres triple-play, auxquelles il faut bien sûr ajouter la possibilité d'accéder à ces offres par satellite. Le travail se poursuit et les opérateurs alternatifs sont désormais en mesure d'être présents sur des répartiteurs de petite taille et d'y proposer l'ensemble de leurs services. Mais, pour le régulateur, la création d'un réseau entièrement nouveau, à très haut débit et en fibre optique, constituait un important défi, puisqu'il s'agissait de définir des règles du jeu favorisant des déploiements cohérents, dans des conditions adaptées à chaque territoire, tout en incitant les opérateurs déjà présents sur le marché du haut débit à investir.

Entre le très haut débit fixe et le très haut débit mobile, ce sont plus de 30 milliards d'euros qui seront investis au cours des 15 prochaines années, ce qui, en régime de croisière, contribuera à la création de plus de 20 000 emplois permanents chez les équipementiers, dans le génie civil et de nombreuses entreprises de service.

Le cadre réglementaire achevé en 2011 est désormais, je crois, bien compris et accepté, même s'il devra évidemment faire l'objet des ajustements nécessaires à l'occasion de la prochaine analyse de marché. Il fixe des règles identiques pour tous les acteurs, privés comme publics, impliqués dans les déploiements, et adapte le degré de mutualisation de l'infrastructure aux différences de densité. En effet, en dehors des zones très denses, donc pour 95 % de la surface du territoire, la mutualisation représentera jusqu'à 90 % des coûts. En revanche, une concurrence par les infrastructures a un sens dans les plus grandes villes françaises (5 % du territoire) qui sont souvent très denses. Peu de gens savent, en effet, que le Paris haussmannien est un peu plus dense que Manhattan et trois fois plus dense que Londres ! Le cadre réglementaire facilite enfin le financement des déploiements en incitant les opérateurs à recourir au cofinancement, mécanisme qui porte ses fruits, comme l'ont confirmé les annonces des opérateurs faites au cours de l'année écoulée.

Mais l'action du régulateur s'inscrit, bien sûr, dans un ensemble plus large, celui de la politique d'aménagement du territoire et des politiques en faveur du développement des usages qui reposent sur l'intervention complémentaire de l'Etat, des collectivités territoriales et des acteurs privés. Une articulation renforcée de ces interventions est indispensable pour que le numérique puisse effectivement bénéficier à tous. Il y a désormais, et je dirai enfin, un véritable consensus sur ce point et nous comptons sur vous, Madame la Ministre, pour impulser et mettre en perspective et en cohérence toutes ces actions nationales et locales. Plusieurs des parlementaires spécialistes du numérique sont présents aujourd'hui, je les remercie. Ils pourront eux aussi, je l'espère, tirer profit de nos débats.

La modernisation de nos infrastructures de réseaux correspond à un besoin avéré, exprimé par nos concitoyens et relayé par nos élus. La deuxième table ronde sera aussi l'occasion d'examiner la relation entre le développement de ces infrastructures et l'attractivité des territoires. Autrement dit, compte-tenu des externalités positives, comme disent les économistes, que les réseaux génèrent sur le tissu économique local, nous pourrons examiner les conditions qui doivent être remplies pour voir se développer un écosystème favorable à la croissance, à la compétitivité et à l'emploi d'un secteur - celui des TIC - qui est passé, en 15 ans, de 300 000 à près d'un million d'emplois. On chercherait en vain un autre secteur aussi bénéfique à l'emploi.

Dans le secteur du numérique, l'action publique, et notamment les régulateurs nationaux, doivent tirer les conséquences de l'abolition des frontières qu'entraîne le développement d'internet. C'est là l'un des enjeux de la troisième et dernière table ronde de la journée, introduite par Françoise Benhamou, membre de l'ARCEP.

III. Une régulation nationale, des enjeux internationaux ?

En effet, dans le champ du numérique, les modes de gouvernance et de prise de décision des pouvoirs publics, comme certains des leviers d'action à la disposition des Etats, sont dépassés car leurs fondations sont fragilisées non seulement par la taille et le poids économique de certains acteurs, mais aussi par la déconnexion entre la localisation des infrastructures et les marchés où sont fournis les services. C'est le cas des grands acteurs de l'internet. Il ne s'agit pas là, d'une stigmatisation mais d'un simple constat, celui du succès foudroyant d'acteurs économiques qui, à partir de start-up, grâce à l'énergie de jeunes entrepreneurs et d'un environnement favorable, sont devenus des géants. Mais ces géants font partie du village global et ils doivent en être solidaires : s'ils semblent en avoir de plus en plus conscience, encourageons-les à persévérer en ce sens.

La gouvernance même d'internet reflète des rapports de force et des modes de gestion très éloignés de ceux hérités du multilatéralisme d'après-guerre et il nous faut faire face à de multiples nouveaux défis. Dans l'actualité récente, ils ont pris des formes aussi diverses que les interrogations autour de l'open data, de la protection des données personnelles, de la fiscalité du numérique, de l'e-administration, de la lutte internationale contre le piratage ou de la gouvernance de l'ICANN. Les réponses ne viendront pas en un jour, mais j'espère que nos débats apporteront une pierre, fut-elle modeste, à l'édifice. L'Union européenne, forte d'un marché intérieur de 500 millions de consommateurs et d'autant de citoyens animés de valeurs communes, peut, si elle le veut, jouer un rôle moteur sur toutes ces questions. S'agissant de la gouvernance de l'internet, on ne peut plus se satisfaire du face à face entre la défense du statu quo prônée par nos amis américains, et l'émergence d'inquiétants projets de règlementation de l'internet prônés par plusieurs grands pays en développement.

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Vous le voyez, le thème qui nous réunit aujourd'hui est très riche et offre de multiples dimensions. Je laisse donc sans plus tarder la parole aux intervenants de la première table ronde, mais je souhaitais remercier, dès à présent, l'ensemble des intervenants des 3 tables rondes et les opérateurs qui ont accepté de nous livrer leur point de vue sur ces sujets à l'occasion de deux " tours de table ", l'un ce matin, l'autre cet après-midi, que nous attendons avec impatience. Je tenais également à remercier Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la CNIL, qui nous fera le plaisir de conclure ce colloque en apportant la vision transversale et complémentaire de la CNIL, en première ligne sur l'évolution des usages numériques et sur la nécessité de trouver les moyens de concilier règles nationales et pratiques des acteurs internationaux.

Je vous souhaite à tous une excellente journée de débats et d'échanges.