Enjeux Les Echos -Le débat sur la neutralité d'Internet a émergé cette année : l'Arcep a émis dix propositions, le gouvernement a fait ses recommandations, une loi est en préparation... Internet est-il en danger ?
Joëlle Toledano (Membre du collège de l'Arcep, régulateur français des télécoms) -Internet change en permanence et se réinvente tous les matins, et même la nuit quand vous dormez. Ces dernières années, les acteurs se sont considérablement diversifiés : création de l'iPhone d'Apple, émergence de Facebook et des réseaux sociaux, montée en puissance de Google, essor de la vente à distance... A côté des usages marchands, les usages non-marchands jouent un rôle croissant et le Net est devenu une composante essentielle du pluralisme. En fait, il est à la fois un fabuleux terrain démocratique et un énorme enjeu économique. Ces deux dynamiques, marchande et non-marchande, s'entrechoquent et se refabriquent en permanence. Internet est solide car il a encaissé tous les changements de ces trois décennies, mais il est aussi fragile car chacun veut tirer le maximum de profits de cette dynamique. Pour préserver ce bien collectif, il est nécessaire de fixer des règles.
Internet est-il neutre aujourd'hui ?
J. T. -La neutralité consiste à traiter sur un même pied les différents types de flux, sans faire de discrimination indue entre les internautes, les applications, les services, les terminaux. Elle a déjà été mise à l'épreuve : les conditions d'accès au site Dailymotion ont été dégradées pour les abonnés de Neuf Cegetel ; Free a fait une offre payante d'utilisation privilégiée des ressources partagées du réseau pour son offre de TV Replay ; Orange mobile favorise l'accès à son partenaire, la plateforme musicale Deezer ; Google Voice est bloqué sur certains terminaux... Mais ces discriminations sont rares en Europe dans le fixe car la concurrence a contribué à préserver la neutralité. En effet, le jour où un opérateur décide de faire passer certains flux en premier sans justification légitime, ses abonnés risquent de le quitter.
Les opérateurs disent qu'ils ne vont plus pouvoir financer le déploiement du réseau s'ils ne sont pas autorisés à vendre des services premium. Une étude Juniper estime que leur modèle va voler en éclats en 2014 si rien ne change. L'heure est grave ?
J. T. - Tous les acteurs que nous avons rencontrés expriment des inquiétudes ! Les opérateurs, notamment mobiles, dont plusieurs doivent rattraper un retard d'investissement face à l'émergence rapide de la consommation de données ; les fournisseurs de services ; les représentants des consommateurs et de la société civile. Je constate juste que l'opacité est colossale sur les relations économiques le long de la « chaîne Internet ». Or nous avons besoin de connaître les flux financiers entre opérateurs et avec les prestataires de services, en particulier les accords d'interconnexion. Quand on demande à changer les règles du jeu, l'opacité n'est plus possible.
Dans quels cas faut-il faire des exceptions au principe de non-discrimination des flux ?
J. T. - Prenez le triple play proposé par Orange, Bouygues Telecom, SFR ou Free. Dans cette offre, vous avez Internet et deux services « gérés » -le téléphone et la télévision -qui bénéficient de traitements particuliers pour garantir un certaine qualité. On ne peut pas se parler au téléphone s'il y a des délais pour acheminer la voix ! Demain, émergeront d'autres services gérés. Peut-être les jeux en ligne, pour jouer en temps réel ; peut-être des services sécurisés liés à la médecine ou à la domotique. Mais certains principes de base devront être respectés : la non-discrimination entre les acteurs, la transparence vis-à-vis du consommateur, la pertinence, l'efficacité et la proportionnalité des mesures mises en place. Nous n'avons rien contre les services premium, si leur développement ne se fait pas au détriment du service standard d'accès à Internet.
Google et Verizon veulent sanctuariser les réseaux mobiles aux Etats-Unis et appliquer la neutralité uniquement aux réseaux fixes. Qu'en pensez-vous ?
J. T. - Les pouvoirs publics américains font face à une difficulté : dans l'une des licences mobiles qu'ils ont attribuée, ils ont spécifié que les fréquences utilisées devaient rester neutres. Les opérateurs en ont alors déduit qu'ils n'avaient pas d'obligation de neutralité sur les autres bandes de fréquences ! A l'Arcep, nous pensons que les règles doivent être les mêmes pour les réseaux fixes et les réseaux mobiles. Certes, il faut prendre en compte le risque de saturation, plus important sur le mobile. Mais les règles de transparence sont les mêmes pour tous. Quand on demande à l'internaute d'être responsable, on doit lui dire clairement ce qu'il consomme ! Et de ce point de vue, on en est aux balbutiements.
Propos recueillis par Solveig Godeluck