Prise de parole - Interview

"Il faudrait une agence internationale veillant au bon développement d'Internet" : une interview de Jean-Ludovic Silicani, président de l'ARCEP, à La Tribune, le 14 avril 2010.

La Tribune : Quelle suite comptez-vous donner à ce colloque ? Faut-il une loi pour organiser Internet ?

Jean-Ludovic Silicani : La finalité de ce travail et de ce colloque, qui a eu un très grand succès, n’est pas forcément d’aboutir à une loi mais de s’assurer que l’Internet fonctionne bien dans la durée. Le colloque a fait apparaître la nécessité d’une intervention de la puissance publique. Les spécialistes estiment que dans une dizaine d’années environ 20 % du PIB mondial sera consacré à l’écosystème numérique, contre 6 à 7 % actuellement. Internet va devenir un bien collectif stratégique. S’il ne fonctionne pas, l’économie s’arrête. Les Etats ne peuvent pas rester les bras ballants face à ce constat. Il faut qu’il existe des « règles du jeu ». Pour certains, il s’agit de définir des règles pour qu’Internet se développe et se finance correctement, en acceptant des gestions de trafic ou des différenciations de service. Pour d’autres, les pouvoirs publics doivent intervenir pour faire respecter le principe de neutralité qui ne le serait plus. Dans tous les cas, même si ces demandes sont contradictoires, les acteurs du système Internet s’adressent aux pouvoirs publics. Cela n’était pas le cas il y a seulement deux ans.

Quelles solutions proposez-vous ?

Il ressort des débats qu’il faut écarter les deux postures extrêmes : refuser toute gestion d’Internet ou laisser les opérateurs de réseaux mettre en place librement et de façon opaque les outils de gestion de trafic, ce qu’ils font déjà (ce n’est pas illégal mais n’est pas satisfaisant). Compte tenu de l’accroissement massif du trafic, cela conduirait à la dégradation rapide de la qualité des services, au dysfonctionnement d’Internet, et permettrait à quelques acteurs de capturer tout le trafic. Le but est donc de trouver un niveau acceptable de gestion du trafic, de définir les mécanismes, de déterminer quand ils sont nécessaires, par exemple lorsqu’il y a un risque d’encombrement, quelles sont leurs limites et les critères à respecter. La gestion du trafic doit être transparente, donc effectuée dans des conditions connues de tous, consommateurs et fournisseurs de contenus, et non discriminatoire, afin que tous les utilisateurs comparables puissent accéder au même service dans les mêmes conditions. Pour cela, il faut que des règles du jeu, fixées par la loi et/ou par des recommandations, soient mises en œuvre par les acteurs, d’abord via des mécanismes d’autorégulation, et, si c’est nécessaire, par une régulation publique.

Les opérateurs télécoms ont-ils raison d’affirmer qu’ils sont injustement rétribués de l’accès à leurs réseaux ?

Les trois groupes d’acteurs, fournisseurs de contenus et de services, opérateurs télécoms et consommateurs participent déjà au financement des réseaux. Mais le font-ils au bon niveau et selon les bons mécanismes économiques ? On connaît mal l’économie de l’Internet contrairement à celle des réseaux de téléphonie classique. La connectivité de l’Internet s’est développée de manière « coopérative », les points d’interconnexion étaient souvent gérés, à l’origine, par des universités. Aujourd’hui, les conditions de l’interconnexion et du « peering » (l’échange de trafic Internet entre des pairs, NDLR) sont très opaques. Il existe un petit nombre de grands opérateurs de dorsales Internet (« backbones »), ces réseaux de fibre longue distance qui fournissent de la connectivité. C’est parfois gratuit, parfois payant, certains acteurs ont un accès privilégié sur un réseau moyennant un financement, les tarifs ne sont pas les mêmes selon que l’on est un petit ou un gros acteur. C’est un marché archaïque et peu transparent. Avec l’explosion de l’usage de la vidéo, extrêmement consommateur de bande passante, le problème change d’échelle. Il faut s’interroger sur la pertinence du modèle économique actuel et donner les bons signaux économiques aux acteurs.

Quel rôle l’Arcep peut-elle jouer pour redéfinir ce modèle ?

Il va falloir sortir d’un système où le fournisseur d’accès à Internet fixe ou mobile ne s’engage pas sur un niveau de service, grâce à la notion de « best effort ». Pour cela, nous devons définir ce qu’est l’accès à l’internet de base, avec des normes en termes de débit minimum et de qualité de service. Il faut aussi favoriser l’organisation du marché de l’internet. Si le législateur français décide qu’il faut respecter un certain nombre de règles, il faudra aussi que la loi précise quelle autorité publique est chargée de réguler ce marché. L’Arcep fera évidemment ce que le Parlement décidera.

Qui devra payer l’accès au réseau, les Google et autres Dailymotion ou l’utilisateur ?

C’est d’abord aux acteurs économiques (fournisseurs de contenus et FAI) d’organiser leurs relations commerciales, techniques et financières. Toutefois, in fine, c’est toujours, directement ou indirectement, le consommateur final qui paye.

Comment l’Arcep peut-elle intervenir face à des opérateurs globaux ?

Les compétences de l’Arcep ont été renforcées par le nouveau « paquet télécoms » européen. Si un éditeur de contenus se plaint du comportement ou d’une pratique de la part d’un opérateur de télécoms, il pourra nous saisir en règlement de différend.

Et dans le cas contraire ?

Pour le moment, seule l’Autorité de la concurrence ou le juge sont compétents. Il y a donc un vide juridique en matière de régulation. Mais surtout, personne n’est en charge aujourd’hui de veiller au bon développement de l’Internet au niveau mondial. Cela impliquerait qu’il existe une véritable instance de régulation, ou au moins de coordination, à ce niveau. Certaines existent déjà, l’Icann par exemple pour la gestion des adresses et des noms de domaine Internet, mais elles se limitent souvent à des sujets techniques et sont très largement entre les mains des Etats-Unis.

Souhaitez-vous la création d’une instance internationale ?

Il y aurait place pour une telle instance du type des agences existant dans de multiples secteurs (santé, alimentation, commerce…). La situation actuelle est imparfaite mais logique, puisque Internet s’est développé initialement et très largement aux Etats-Unis. Des lors qu’Internet est devenu un réseau mondial d’intérêt stratégique, les organes assurant son bon fonctionnement ne peuvent plus se limiter à un club d’acteurs privés anglo-saxons.