JDN. En France, le haut débit est en pleine croissance mais l'usage des TIC reste modéré. Comment expliquer ce paradoxe ?
Jacques Douffiagues. Il faut d’abord que des accès existent pour que des services puissent suivre dans de bonnes conditions. En un an, le nombre d’abonnés haut débit ADSL a doublé, passant de 1,5 à plus de 3 millions. Les accès se développent, les usages vont suivre. Je n'y vois pas de paradoxe ou de contradiction. C'est une question de chronologie.
Jusqu'où peut-on pousser le dégroupage en France ?
Cette question intéresse surtout les opérateurs dégroupeurs. Logiquement, ils ont commencé par les agglomérations de plus de 100.0000 habitants, les plus rentables. Actuellement, il est techniquement possible de dégrouper 10 millions de lignes, soit un tiers des lignes en France, donc, globalement, les villes de 10 000 habitants. Tout dépend ensuite de la stratégie des opérateurs dégroupeurs qui seuls savent jusqu’où ils veulent aller, jusqu’où ils peuvent être rentables.
Comment favoriser la concurrence sur le transport et la collecte ADSL, segments sur lesquels France Télécom détient 90% de part de marché ?
France Télécom reste le principal opérateur pour le raccordement et la collecte sur l'option 3 et 5. Les trois objectifs du régulateur sont de laisser des espaces économiques suffisants entre les différentes options tout en incitant les opérateurs dégroupeurs à poursuivre leur déploiement, de faire baisser les prix de gros en espérant une répercussion indirecte sur les prix de détail et enfin de développer le marché en permettant l’accès au haut débit au plus grand nombre. C'est la combinaison de ces trois objectifs qui permet de progresser.
A votre avis, le décalage sur la date d’entrée en vigueur des tarifs de gros ADSL, apparu entre l'ART (au 16 février 2004) et le ministre délégué de l'industrie (au 1er janvier 2004), s'explique-t-il par des activités de lobbying de France Télécom ?
L'homologation est un système à double détente. L'ART a donné un avis justifié avec des recommandations parfaitement claires et le ministre délégué à l'Industrie a pris une décision. Nous souhaitions reporter l'application au 15 février 2004 pour laisser le temps aux concurrents de France Télécom de procéder aux investissements complémentaires nécessaires à une concurrence véritable et d'élaborer de nouvelles offres. Je n'ai pas d’autre commentaire à faire sur cette question qui concerne Mme Nicole Fontaine.
Toujours dans l'avis sur les tarifs de gros ADSL, pourquoi l'ART s'interroge –t-elle sur la réduction de l'espace économique entre les options 3 et 5 ?
La baisse des tarifs de gros de l’option 5 permet de conserver un espace économique entre les différentes options. Il appartient aux opérateurs de choisir leurs options en fonction de leurs intérêts. Si l'on regarde la répartition des abonnés par options ADSL, on recense 100.000 abonnés ADSL sur l'option 3 qui constitue à ce jour l’option la moins utilisée. Quoiqu’il en soit, le niveau des tarifs de l’option 5 doit éviter un effet de ciseau (" squeeze ") avec l’option 3.
Une "option marginale" qui condamne le modèle de développement de Tiscali...
A priori, je ne le pense pas. Mais il ne m’appartient pas de me prononcer sur la situation propre de tel ou tel FAI ou opérateur.
Dans quelle mesure le haut débit constitue t-il un marché dit pertinent selon la définition de la Commission européenne ?
L'ART analyse actuellement les 18 marchés dit pertinents selon la définition de la Commission européenne. Les marchés 11 et 12 comprennent des éléments constitutifs du haut débit. Le premier concerne le marché de la fourniture en gros des lignes dégroupées et le second la fourniture en gros des accès à large bande. L’analyse des marchés conduite par l’ART amènera à préciser le contour exact de ce marché de gros des accès à large bande.
Que pensez-vous de l'initiative de cinq opérateurs télécom qui ont publiquement demandé une intervention immédiate de l'ART pour, notamment, homologuer l’offre de télévision sur ADSL de France Télécom ?
Afin de favoriser l’innovation, l'ART n'a effectivement pas jugé, en l’état actuel du déploiement de cette technologie émergente et des textes législatifs et réglementaires, de soumettre l’offre de France Telecom de TV sur ADSL à homologation du ministre. Cela ne préjuge en rien des futures actions qui pourraient être entreprises si la situation concurrentielle sur ce marché le nécessitait. En revanche, l’Autorité veille d’ores et déjà à ce que toutes les conditions techniques nécessaires soient réunies afin que les opérateurs alternatifs puissent répliquer l’offre de France Telecom. En outre, la transposition actuelle des directives européennes en droit national permettra, le cas échéant, la mise en place d’outils réglementaires idoines .
On présente les câblo-opérateurs comme les acteurs les plus exposés aux changements intervenant dans le monde des télécommunications. Comment rééquilibrer la concurrence par rapport aux autres supports de communication électronique ?
D’abord, on oublie souvent une chose : la vraie concurrence, ce n’est pas celle que se livrent les câblo-opérateurs entre eux mais celle des câblo-opérateurs avec les autres opérateurs. Pour qu’il y ait égalité des chances entre les uns et les autres, dans une approche de la concurrence technologiquement neutre, il faut d’abord desserrer les contraintes juridiques qui enserrent les câblo-opérateurs en veillant à ce que l’obligation du " must carry " ne les concerne pas seuls. L’autre vraie question est de savoir quand France Telecom, qui est très présent dans trois des principaux câblo–opérateurs (Noos, Numéricable et France Télécom Câble), sortira du câble et si l’opérateur historique n’a pas la tentation de contourner le câble au profit de l’ADSL. Il est évident qu’il serait opportun que France Telecom envisage son désengagement actif du câble.
Compte tenu de la convergence télécommunication-audiovisuel, voyez-vous un intérêt à rapprocher les deux structures de régulations dédiées (ART et CSA en l’occurrence) ?
Je ne pense pas que la réunion des deux organismes de régulation serait réellement convaincante. Même s'ils ont quelques sujets de recouvrement en commun, leurs principaux domaines d'activités restent fondamentalement différents. Le cas de l'Italie l’illustre bien avec un organisme unique de régulation mais qui comprend deux collèges différents pour les télécommunications d'un côté et l'audiovisuel de l'autre.
Que vous inspire les critiques de Thierry Breton, PDG de France Télécom, sur "le manque de réactivité de l'ART face à l'évolution rapide des nouvelles technologies" ?
C'est évidemment erroné. Si l'ART ne respectait pas les délais que lui impose le Code des Postes et Télécommunications - trois semaines au maximum pour rendre un avis sur une proposition tarifaire de France Télécom - ses décisions pourraient faire l’objet de procédures contentieuses auprès des juridictions. Cela ne s’est jamais produit. Au quotidien, nous vivons au rythme du marché et des opérateurs. S’il s’agit d’autre chose, en l’occurrence du catalogue d’interconnexion, c’est également erroné. France Télécom peut toujours faire durer les délais en maintenant des intentions clairement inacceptables puisque l’ART n’a pas le pouvoir de les modifier.
Concernant France Télécom, dans quelle circonstance avez-vous déclaré qu'il existe "un risque de passer d'un monopole public à un monopole privé" ?
J’ai fait cette déclaration juste après la discussion parlementaire du 5 décembre dernier. A partir d’un contexte, la perspective de la bascule du statut public de France Télécom vers le secteur privé, il est clair que certains amendements, notamment sur l’homologation tarifaire et la question du médiateur, qui ont été reportés en janvier prochain, vont dans le sens d’un renforcement ou d’un rétablissement du monopole. Ce monopole privé n’irait en tout cas pas dans le sens de la concurrence.
L'ART est-elle intervenue dans le projet à très haut débit de Pau (Pau Broadband Country) ?
L’ART n’a donné aucun avis et n’a pas de position à avoir sur le dossier de telle ou telle collectivité. Je rappelle d’ailleurs que nous sommes dans l'incertitude. Le L.1511-6 n’est pas encore tout à fait mort et le L. 1425-1 n’est pas encore tout à fait né. Les collectivités locales naviguent à vue sur l'extension de leurs prérogatives dans le domaine des télécommunications. Sans encadrement juridique, certaines collectivités vont vers la DSP (Délégation de service public), d’autres vont vers l’AOSP (Appel d’offres sur performance), le tout dans le flou le plus artistique. La seule chose que l’on constate, c’est qu’il n’y a pas eu de recours devant la juridiction administrative.
Les collectivités locales pourraient développer des activités télécom sans un contrôle de l'ART ?
Si elles deviennent opérateurs, elles entrent dans le droit de la concurrence.
Le développement local d'offres Internet haut débit ne risque-t-il pas de faire éclater le paysage des télécommunications ?
Il y a deux conceptions: d'un côté, un monopole public qui, dans sa conception jacobine, permet à tout le monde d'avoir des services partout au même prix. De l'autre, la décentralisation qui pousse les collectivités locales à déterminer si, oui ou non, elle souhaitent mener une politique locale de télécommunication. Ce sont in fine les électeurs qui décident librement de quels services ils souhaitent disposer et à quel prix.
Au dernier pointage, l'ART recense 68 opérateurs Wi-Fi. Après le changement de régime survenu en juillet (passage d'un régime d'autorisation à un mode de déclaration auprès de l’ART), avez-vous observé une inflation des demandes ?
En dehors de la forte poussée des débuts, nous n’avons pas énormément de demandes nouvelles, mais il est encore trop tôt pour porter un jugement définitif. Les autorisations attribuées avant le changement de régime le 24 juillet dernier l’ont été à titre expérimental pour 18 mois, ce qui permettra de faire un bilan. Ce que nous observons toutefois, comme nous l’avions vu pour la boucle locale radio, c’est que l’apparition d’une nouvelle technologie suscite toujours au début un véritable engouement jusqu'au moment où les opérateurs se rendent compte qu'elle ne résoud pas, à elle seule, tous les problèmes. Il faut insister sur la complémentarité des modes de communications (satellite, wi-fi, etc.). Il n’y a pas de solution miracle.