Ils bousculent tout sur leur passage. Les GAFA (pour Google, Apple, Facebook et Amazon) ont pris le contrôle d’un monde numérique en expansion continue. Leur emprise soulève une opposition croissante de la part des citoyens comme des gouvernements, que ce soit parce que ces entreprises évitent massivement l’impôt, ou parce que l’économie de plate-forme qu’elles instaurent bouleverse les règles d’organisation de notre économie. Comment les pouvoirs publics peuvent-ils réagir ? Sébastien Soriano, à la tête de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), s’est saisi de cette question. Pour Alternatives Économiques et en parallèle des États généraux du numérique qu’organise actuellement le gouvernement, celui qui dirige le « gendarme » des télécoms livre sa vision et les bases d’une régulation de ces géants du numérique.
Pourquoi la puissance acquise par les géants du numérique doit-elle nous inquiéter aujourd’hui ?
La particularité de ces acteurs est qu’ils représentent un risque systémique, ce n’est pas seulement un secteur de l’économie qui dysfonctionne. L’action des GAFA [Google, Amazon, Facebook, Apple NDLR] et des autres géants du numériques a des répercussions sur l’ensemble du corps économique et social. Cela dépasse le seul champ de l’économie numérique, et pose ainsi des questions de différents ordres : démocratique, à travers l’enjeu des fake news par exemple ; social, avec le statut des chauffeurs de VTC type Uber ou celui des livreurs comme ceux de Deliveroo ; ou sur d’autres plans, telle la désertification des centres-villes sous l’effet du déploiement d’Amazon. Nous sommes donc face à un problème d’une envergure réellement nouvelle.
L’action des GAFA et des autres géants du numériques a des répercussions sur l’ensemble du corps économique et social
Personne n’avait prévu l’ampleur avec laquelle le numérique s’est propagé. Du fait de cette rapidité, sa régulation et sa gouvernance n’ont pas été pensées. Nous payons aujourd’hui cet impensé initial. La croissance du numérique est en soit quelque chose de positif et fait partie du progrès, mais nécessite d’être encadrée.
En outre, la promesse initiale du web, dont la logique décentralisée était censée empêcher qu’un acteur ne s’accapare le pouvoir, s’est avérée un leurre. C’est pourquoi d’ailleurs certains milieux libertaires du net ont longtemps demandé aux Etats de ne pas s’immiscer dans la gouvernance de l’Internet. Cependant le danger n’est pas venu des Etats, en tous cas pas des Etats démocratiques. Nous observons aujourd’hui une fantastique re-concentration autour de quelques passages obligés. Environ 50% du trafic d’internet en France est concentré sur quatre points du réseau : Google, Netflix, Akamai1 et Facebook.
La problématique désormais n’est donc pas celle du contrôle opéré par un Etat démocratique, mais par des puissances économiques, dont le degré de transparence et de légitimité est largement discutable.
Comment en est-on arrivé à une concentration aussi rapide ?
Principalement à cause des effets de réseau2. Il faut savoir gré aux géants du numérique d’avoir apporté des services géniaux, plébiscité par les utilisateurs. Mais la contrepartie est que les effets de réseau qu’ils génèrent permettent d’asseoir une domination qui n’est pas dans l’intérêt ni des utilisateurs des plates-formes ni même de leurs partenaires.
Prenons le cas des petites entreprises. Une petite structure, qui met son application sur un magasin d’applications comme l’App Store d’Apple ou le Play Store de Google, a ainsi accès à un marché très important, qu’elle n’aurait pas pu connaître sans cette plate-forme. Mais elle est aussi totalement dépendante des changements de versions des systèmes d’exploitation (OS), des interfaces de programmations (API), des conditions générales d’utilisations (CGU) de ces acteurs.
Le fait que ces plates-formes procurent des services de qualité et gratuits constitue un fort apport d’efficacité productive. Mais si nous nous intéressons à l’efficacité allocative, c’est-à-dire à la manière dont la rente générée par ces plates-formes est réinvestie, il y a de quoi s’interroger. Celles-ci font vivre des départements entiers d’innovation ou des projets de diversification dont nous pouvons questionner l’utilité. Facebook a lancé des drones dans la stratosphère puis a abandonné ce projet. Que se dégage-t-il de tous ces efforts ? Ne pourrions-nous pas mettre ailleurs toute l’énergie, la force de travail et l’inventivité de ces chercheurs, start-ups, ou centres de recherche ?
Ce raisonnement s’applique également aux données collectées par ces plates-formes. Quand Waze propose un trajet, il s’appuie sur des données qu’il n’a pas produites mais uniquement recueillies. Celles-ci ne pourraient-elles pas être partagées avec d’autres acteurs ou des collectivités pour une utilité plus grande ?
Doit-on considérer que les inconvénients engendrés par la domination des GAFA l’emportent désormais sur les bénéfices liés à leurs services ?
Je pense que nous assistons à un moment de retournement, où l’intérêt des utilisateurs n’est plus aligné sur celui des plates-formes. La phase où elles rendent un service puissant et très utile est terminée. Les effets de réseau protègent désormais leur domination de la concurrence et des innovations. Les nouveaux services que développent ces acteurs pourraient être mieux rendus aux consommateurs dans un marché libéré de leur domination.
Je pense que nous assistons à un moment de retournement, où l’intérêt des utilisateurs n’est plus aligné sur celui des plates-formes
Sur le plan de la théorie économique, cette évolution remet en cause la pensée libérale, telle qu’elle existe depuis plusieurs siècles. La main invisible d’Adam Smith, qui croit aux mécanismes auto-correcteurs du marché lui permettant d’évoluer naturellement vers l’intérêt général. Mais aussi la vision schumpetérienne, souvent mobilisée pour décrire des évolutions du numérique. Selon elle, les innovations l’emportent un temps et puis la domination se redistribue par des effets de cycles. En réalité, ce que nous observons, c’est une main invisible sclérosée et une domination des GAFA très difficile à remettre en cause.
Tout l’édifice de l’économie libérale s’écrase donc sur lui-même. Les mécanismes auto-régulateurs qui sont au cœur de l’économie de marché ne sont plus opérants. Si l’on croit aux vertus du marché, je pense qu’il faut prendre acte très sérieusement de ce problème.
Les géants du web opèrent sur de multiples marchés possédant chacun leurs spécificités. Peut-on dégager une problématique de concurrence commune à tous ces acteurs et marchés ?
Les plates-formes numériques sont extrêmement multidimensionnelles et il faut effectivement faire attention aux raccourcis. L’aspect saillant de ce modèle est la concurrence en silo. Dans le domaine de l’innovation, nous sortons du paradigme d’après-guerre caractérisé par une innovation principalement incrémentale. Pendant de longues décennies, il suffisait d’inventer une voiture plus performante que la précédente. Grace à un rythme d’innovation raisonnable, ce modèle s’est fortement appuyé sur un monde de standards, mis au point par des organismes interprofessionnels, nationaux, voire internationaux.
Mais avec l’émergence d’une économie des start-ups à la fin des années 1990, nous avons basculé dans un modèle d’innovation axée sur le marché et dans laquelle il n’y a même plus de standards de fait, mais plusieurs standards qui cohabitent. Cette caractéristique se retrouve partout et il en découle une absence d’interopérabilité3 entre les biens et services proposés par les entreprises.
Or, ce monde de standards permettait une « coopétition »4, c’est-à-dire une participation à un édifice commun permettant la construction d’un environnement plus ouvert. Dorénavant, du fait de cette concurrence en silo, la tâche du consommateur se complique. Lors par exemple d’un changement de système d’exploitation de smartphone, de Android (Google) à IOS (Apple), ou l’inverse, ils ne peuvent faire migrer facilement leurs achats, leurs données, personnelles ou non, et leurs préférences d’utilisateurs. Cela pose également nombre de problèmes aux différents écosystèmes qui évoluent autour de ces systèmes d’exploitation. Du fait de cette absence de standards, un développeur d’applications doit se soumettre à plusieurs systèmes d’exploitation, plusieurs conditions générales d’utilisations, etc.
Cette concurrence se joue dans un club très fermé
L’avantage cependant d’une concurrence en silo réside dans la forte incitation à l’innovation. En effet, si un acteur rate une innovation et loupe une étape, tout le silo peut s’effondrer. L’effet négatif est que cette concurrence se joue dans un club très fermé. Être présent sur tous les services est en effet très compliqué. Prenons l’exemple du smartphone : il offre un magasin d’application, ce qui est très complexe à créer et gérer ; un moyen de paiement, dont la mise en place nécessite un nombre important de partenariats avec des banques et des systèmes de paiement ; un système d’authentification, de géolocalisation, etc. Tout cet ensemble de services devient de plus en plus important et dense, ce qui rend quasi-impossible l’entrée d’un nouveau concurrent. Ainsi les barrières à l’entrée du marché s’élèvent de plus en plus, en raison de cette concurrence en silo.
Compte tenu de ces barrières à l’entrée, peut-on encore réellement croire à des alternatives aux GAFA ?
Cette question est cruciale : voulons-nous seulement cohabiter avec des géants ou souhaitons-nous remettre en cause leur domination ? Je propose de nous attaquer au cœur du problème, ce qui nécessite de penser ces acteurs comme des infrastructures.
Voulons-nous seulement cohabiter avec des géants ou souhaitons-nous remettre en cause leur domination ?
Par infrastructures, j’entends les terminaux, et donc les magasins d’applications, mais aussi les principaux moteurs de recherche, systèmes d’échanges, jeux de données etc. Au politique d’en définir une liste précise. Ce sont des carrefours essentiels, des passages obligés, sur lesquels va se construire toute une partie de la société et qu’il faut réguler : l’infrastructure est un bien commun, donc elle doit obéir à certaines règles d’intérêt général qui dépassent le seul prisme consumériste. Je propose une régulation ex ante, qui permette de rebattre les cartes pour permettre à de nouveaux acteurs de pénétrer sur ces marchés. Ces régulations ne viseraient pas tous les acteurs, mais uniquement les plus puissants. L’enjeu n’est pas celui d’un démantèlement traditionnel des GAFA, mais d’une dissolution progressive des points de concentration d’internet, qui permette de redistribuer le pouvoir dans le réseau et à des alternatives d’émerger. Qu’il s’agisse de start-up classiques, ou bien citoyennes, ou encore d’initiatives sur le modèle du logiciel libre.
Je pose en outre une question faussement naïve : l’objectif des politiques de libéralisation que nous menons depuis vingt ans est-il de remettre en cause le service public ou bien d’assurer un fonctionnement concurrentiel du marché ? Les monopoles publics ne sont pas les seuls à poser problème, les monopoles privés aussi. Je m’inscris totalement dans la vision de Jean Tirole et de l’économie du bien commun, selon laquelle la régulation est un instrument majeur de l’économie du XXIe siècle. Les marchés d’infrastructures ne fonctionnement pas naturellement de façon concurrentielle. Ils nécessitent une régulation pour lutter contre les effets de réseau et ouvrir des brèches afin de permettre l’apparition de nouveaux acteurs.
Qu’avons-nous fait avec France Telecom ou EDF ? Nous sommes passés d’une situation de monopole à une situation de concurrence. Toutes les politiques de libéralisation des entreprises dans les secteurs d’infrastructures ont une logique commune : créer les conditions pour que le monopole s’efface au profit d’un paysage pluriel. L’exemple des télécoms est édifiant : nous avons ouvert en 1998 le secteur à la concurrence. Les acteurs alternatifs à Orange avaient à cette époque une part de marché à peine supérieure à 0%. Aujourd’hui, des acteurs comme SFR, Bouygues ou Free représentent ensemble plus de la moitié du chiffre d’affaires et de l’investissement du secteur.
Concrètement, comment peut-on mettre en place une telle politique de régulation ?
La solution est de revenir à un monde de standards et d’interopérabilité. Nous avons réalisé à l’Arcep une étude complète sur les terminaux. Ma conviction fondamentale est que nous basculons progressivement vers un monde d’internet des objets, dans lequel des outils comme la télévision connectée ou le véhicule connecté sont amenés à prendre une place prédominante. Toute l’architecture décentralisée du net met l’intelligence aux extrémités des réseaux, les terminaux vont donc prendre progressivement le pouvoir. Par conséquent, la gouvernance et la régulation de ces terminaux est une question prioritaire. De plus, les terminaux sont des éléments objectifs et définis : se connecter sur Internet sans Google ou sans Amazon est possible, mais pas sans terminal.
Nous sommes passés d’un monde où n’importe qui met son site en ligne et est visible partout, à un monde où il faut recevoir une autorisation pour être visible sur la place de marché.
Nous avons donc formulé un certain nombre de propositions sur leur régulation. Prenons le cas des magasins d’applications. Nous sommes passés d’un monde où n’importe qui met son site en ligne et est visible partout, à un monde où il faut recevoir une autorisation pour être visible sur la place de marché. En effet pour proposer une application sur un smartphone, il faut soit avoir la force de frappe d’un acteur comme Epic (l’éditeur du jeu Fortnite) soit obtenir la validation des magasins d’application, c’est-à-dire à l’App Store d’Apple et au Play Store de Google. Or sur ce sujet, nos équipes se sont aperçues qu’une solution existe : les Progressive Web Apps. Ce type d’application permet d’afficher des pages web de la même manière qu’une application sans passer par les magasins et donc sans autorisation. Mais à cause de certaines limites venant de navigateurs n’adoptant pas les derniers standards de support des PWA (longtemps contraint par iOS), ces solutions manquent de fonctionnalités pour en faire une alternative crédible. Pourquoi ne pas accélérer leur standardisation et imposer qu’elles soient acceptées sur tout terminal ?
Notre deuxième proposition est d’étendre le principe général de neutralité du net5 aux terminaux. Nous proposons d’assurer a minima à l’utilisateur une liberté de choix vis-à-vis de son terminal et qu’il ne soit pas prisonnier d’un silo. Que le consommateur puisse acheter un smartphone A, choisir le moteur de recherche B, l’assistant vocal C et le navigateur D. Ce système de neutralité aurait des exceptions, exactement comme la neutralité du net qui n’est pas absolue et prévoit par exemple que si le réseau s’effondre, une intervention pour limiter le trafic est possible. Etendre cette même philosophie aux terminaux nous paraît souhaitable.
Une troisième proposition, qui n’est pas propre aux terminaux et qui va au-delà des préconisations de l’Arcep, consiste à dégrouper des données. Il y a un certain nombre d’informations qui gagneraient à être partagées entre tous les acteurs du marché. Certains jeux de données ont une utilité sociale et leur partage pourrait être imposé par la puissance publique dans une logique d’intérêt général. Cette ouverture existe déjà, mais elle se fait uniquement sur une base volontaire. Pourquoi pas le faire de manière obligatoire avec un mécanisme coercitif ? Cette politique de régulation est possible, nous le faisons déjà dans les télecoms.
Compte-tenu de l’ampleur des enjeux, le régulateur peut-il corriger seul le tir ?
Ces plates-formes sont en quelque sorte les nouveaux féodaux, qui exercent leur pouvoir via un mécanisme de servitude volontaire
Le régulateur est un bras armé, il n’est que l’opérateur d’une politique publique. La responsabilité incombe donc au politique. A cet égard, les Etats généraux du numérique, lancés par le secrétaire d’État chargé du Numérique Mounir Mahjoubi, sont un réveil salutaire. Si ces Etats généraux portent bien leur nom, cela peut permettre d’adopter une approche systémique sur un enjeu systémique. Si vous me permettez ce jeu de mots, j’appelle donc à une prise de la Bastille numérique. Ces plates-formes sont en quelque sorte les nouveaux féodaux, qui exercent leur pouvoir via un mécanisme de servitude volontaire
L’échelle européenne n’est-elle pas plus adaptée pour agir que le niveau national ?
La dimension européenne est le bon horizon, mais la divergence de points de vue est très forte entre les pays nordiques, très atlantistes et libéraux, et un axe continental qui peine à se structurer. La difficulté à aborder la question de la fiscalité l’illustre. C’est pourquoi miser seulement sur l’Europe, ce serait prendre le risque d’une désillusion, et en tout état de cause, il ne faut pas espérer de solutions avant de longues années. Agir aujourd’hui au niveau national me paraît par conséquent plus réaliste pour avancer rapidement, ou via des coopérations limitées avec certains pays. C’est néanmoins au politique de le dire.
La Commission européenne a infligé une amende de plus de 4 milliards d’euros à Google cet été pour abus de position dominante avec son système d’exploitation pour mobiles Android. N’est-ce pas une avancée ?
Nous finissons par faire ce qui aurait dû être fait dix ans auparavant. Bruxelles dit à Google : « Vous êtes allés trop loin », mais cela après la prise de pouvoir. De plus, la décision concernant Android ne comporte pas de solution visant à remédier à cette situation. L’enjeu n’est plus de punir le passé mais de construire l’avenir. Même s’il est trop tard, cette amende est cependant salutaire, car elle envoie un signal fort.
- 1. Société américaine spécialisée dans la mise à disposition de serveurs de cache (la mise en cache des contenus permet une économie de bande passante) auprès des grands médias et des grands acteurs du web.
- 2. Principe selon lequel, plus une plate-forme attire d’utilisateurs, plus d’autres utilisateurs, annonceurs ou partenaires ont intérêt à utiliser cette même plate-forme. Les effets de réseau tendent donc à faire émerger un seul acteur pour chaque marché.
- 3. Capacité d’un système informatique à fonctionner avec d’autres produits ou systèmes informatiques.
- 4. Coopération entre différents acteurs économiques qui, par ailleurs, sont des concurrents.
- 5. Principe fondateur d’Internet qui exclut toute discrimination de la part du fournisseur d’accès à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information qui y transite.
Propos recueillis par Marc Chevallier et Justin Delépine