Prise de parole - Interview

Fibre optique : "L'intérêt général, ce n'est pas l'intérêt d'un seul opérateur", une interview de Jean-Ludovic Silicani, président de l'ARCEP, au journal Les Echos, le 23 juin 2009

EXCLUSIF. Un peu plus d'un mois après sa nomination à la tête du gendarme des télécoms, Jean-Ludovic Silicani détaille le nouveau cadre réglementaire fixé pour le développement des réseaux Internet à très haut débit. Et explique pourquoi l'Arcep a décidé de permettre à chaque opérateur d'installer sa propre fibre optique dans les immeubles à l'encontre de ce que souhaitait France Télécom.

Vous venez de prendre les rênes du régulateur des télécoms. Comment abordez-vous cette fonction ?
La régulation est une fonction essentielle de l'Etat. Il l'exerce, dans tous les domaines, par ses propres services centraux ou via des autorités indépendantes comme l'Arcep. Cet Etat stratège et organisateur a une obligation de veille et d'écoute, à la suite de quoi il conçoit des politiques et édicte les " règles du jeu " de la société. Cela nécessite un dialogue fructueux entre politiques et experts. Quand les experts prennent le dessus sur le politique, on aboutit à une dictature éclairée. L'inverse peut conduire à une démocratie aveugle. Je prône une démocratie éclairée. Comme le disait Michel Debré, l'administration doit être un serviteur autonome des organes politiques. Le Parlement, bien sûr, a toujours le "dernier mot". C'est ma conception des autorités indépendantes et donc de l'Arcep.

Quels sont vos chantiers prioritaires ?
Comme le souhaitent le Parlement et le gouvernement, la mise en place dans des délais raisonnables du très haut débit pour l'ensemble de la population est clairement la priorité de l'Arcep : que ce soit par les réseaux fixes, avec la fibre optique, ou les réseaux mobiles, avec l'attribution des fréquences du dividende numérique. Aujourd'hui, sur le très haut débit, l'Europe est en retard par rapport à des pays comme le Japon ou la Corée. Il est essentiel de les rattraper pour rester compétitif. Au même titre que le développement durable, l'arrivée du très haut débit va bouleverser notre économie et notre vie quotidienne au cours des dix prochaines années. Cela concerne la vie des entreprises comme celle des particuliers puisque cela va révolutionner des secteurs comme la médecine, l'éducation, la domotique ou encore le télétravail.

Comment comptez-vous faire décoller le marché de la fibre optique ?
Il est nécessaire de fixer le cadre réglementaire pour sécuriser les décisions des acteurs économiques et des collectivités locales. C'est ce cadre que nous avons annoncé et qui, après consultation, devrait entrer en vigueur à l'automne. Tout d'abord, il apparaît que le mécanisme de la concurrence par les réseaux est celui qui fonctionne le mieux. Il faut donc commencer par définir les zones dans lesquelles les opérateurs peuvent se faire concur rence et donc installer leurs infrastructures, et enclencher ainsi le cycle d'investissement. Ces zones, très densément peuplées, concernent environ 5 millions de foyers (environ 150 communes), dont moins de la moitié sont situés en région parisienne, les autres dans une vingtaine d'agglomérations. Sur ces 5 millions de foyers, 3 millions habitent dans des immeubles de plus de 12 logements ou accessibles via un réseau d'assainissement comme à Paris. Dans ces zones, un opérateur pourra demander, dès l'origine, à l'opérateur chargé par la copropriété du fibrage de son immeuble, l'installation d'une fibre supplémentaire qui lui sera dédiée. Il devra toutefois prendre les coûts d'installation à sa charge, ainsi qu'une partie des coûts communs de la construction du réseau. Dans cette zone, les investissements nécessaires, à l'extérieur et à l'intérieur des immeubles, se situent entre 3 et 4 milliards d'euros.

France Télécom pointe du doigt des surcoûts allant jusqu'à 40% induits par la décision d'installer plusieurs fibres...
Installer plusieurs fibres implique un surcoût de l'ordre de 5% de l'investissement total, qui sera à la charge de l'opérateur qui le demandera. Ce sont des infrastructures qui serviront pour les cinquante prochaines années. Se priver de la liberté de choix de l'opérateur pour une différence de coût aussi faible serait totalement déraisonnable. Les recommandations européennes vont dans le sens du modèle proposé par l'Arcep. L'intérêt général, ce n'est pas l'intérêt d'un seul opérateur. Mais l'intérêt de France Télécom est aussi d'investir dans la fibre : il a déjà tiré des fibres près des immeubles desservant potentiellement plusieurs millions de foyers. Dès lors, quand l'opérateur historique affirme qu'il pourrait ne pas investir dans un réseau de très haut débit, contrairement à SFR et Free, cela me paraît plus relever d'une position tactique que d'un choix stratégique.

Au Japon, NTT, l'opérateur historique, a vu sa part de marché doubler dans la fibre optique. Pensez-vous que la même chose puisse arriver en France ?
L'objectif n'est clairement pas de créer un monopole dans la fibre optique, comme au Japon, où la part de marché de l'opérateur historique a bondi à 70%. Ceci est d'autant plus vrai qu'un tel réseau ne peut faire l'objet d'un dégroupage, contrairement au réseau de cuivre. En effet, la solution technique retenue par NTT ­ le PON ­ et pour laquelle a opté France Télécom, ne permet ni une mutualisation passive du réseau horizontal a posteriori ni le dégroupage. Nous aurions donc un "supermonopole" !

Que pensez-vous de l'évolution du prix de la quatrième licence mobile que le gouvernement prévoit de faire passer de 206 millions à 240 millions d'euros ?
L'ordre de grandeur de la valorisation de la licence est conservé. Cela ne change donc pas fondamentalement la donne. Maintenant que ce montant est clarifié, nous devrions pouvoir lancer l'appel à candidatures avant la fin juillet pour une attribution de la licence en janvier 2010.

Il est acquis pour beaucoup de monde que Free sera ce quatrième opérateur mobile. Qu'en pensez-vous ?
Les dossiers ne sont pas même déposés. Rien n'est donc acquis pour personne. D'après ce que j'entends, il y a une probabilité non négligeable qu'il y ait au moins deux candidats. Par ailleurs, la procédure de sélection peut très bien s'avérer infructueuse, comme cela s'est passé la dernière fois. L'Arcep examinera les dossiers à l'aune de nombreux critères, dont la crédibilité financière et technique du projet.

Mais y a-t-il réellement de la place pour un quatrième opérateur ?
Toutes les études le montrent. Je pense que l'arrivée d'un quatrième opérateur va faire baisser les prix. Ainsi, en outre-mer, où il y a plus d'opérateurs, certaines offres sont moins chères qu'en métropole. En revanche, je ne crois pas à une guerre des prix, qui est toujours une guerre-éclair visant à faire tomber les acteurs en place. En France, le marché est mature et les acteurs sont solides. Le rôle de l'Arcep est de permettre que se construise un marché durable où la concurrence est régulée, afin de permettre, à côté de la baisse des prix, aux investissements dans les réseaux et à l'innovation dans les services de se développer.

PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID BARROUX, GUILLAUME DE CALIGNON, JEAN-CHRISTOPHE FÉRAUD ET FRÉDÉRIC SCHAEFFER, Les Echos