Les objectifs de l’action publique sont pluriels. Ils sont parfois difficiles à concilier. L’action publique repose également sur une pluralité d’instruments. Une spécialisation des niveaux d’intervention de l’action publique a été mise en place progressivement : au niveau européen, national, infranational, mais aussi en termes d’objectifs et plus encore en termes d’instruments. Cette spécialisation tient à des raisons politiques mais aussi à des raisons économiques. En particulier, l’idée est largement répandue chez les économistes que le fait de spécialiser les institutions et les instruments et le fait d’établir des correspondances entre les objectifs et les instruments est une initiative qui va dans le bon sens. Malheureusement, cette théorie ne s’applique pas sans heurts. En effet, force est de reconnaître qu’il n’existe pas de correspondance simple et complète entre les objectifs publics et les instruments de l’action publique. Par exemple, la politique de concurrence est un instrument et non un objectif, mais la politique de concurrence répond à plusieurs objectifs : des objectifs d’efficacité économique, d’innovation, de satisfaction des consommateurs finaux, etc. Or les responsables politiques ont naturellement tendance à évoquer les objectifs les plus légitimes de l’action publique afin de justifier une action publique particulière. Par ailleurs, il existe le risque institutionnel qu’un instrument devienne un objectif en soi. Tel peut être le cas pour la concurrence.
Un peu d’histoire
En 1980, on parlait de services publics marchands, c'est-à-dire de services payés par l’usager final. Parmi ces services publics marchands, il existait le sous-ensemble des grandes entreprises à réseau. Dans un pays comme la France, elles constituaient un monopole légal (France Télécom, SNCF, La Poste, EDF-GDF, etc.). D’autres services publics marchands pouvaient être organisés autrement (collecte et traitement des déchets, radiodiffusion, etc). A cette époque, le monopole légal des grandes entreprises à réseau était un type d’organisation adopté partout en Europe. Cette organisation répondait à des objectifs multiples (intérêt du consommateur, efficacité de l’entreprise, aménagement du territoire, etc). En contrepartie de ce monopole légal, ces entreprises devaient se soumettre à des obligations de service public. Par ailleurs, la situation de monopole était justifiée par le type de technologie et la structure des coûts, ces conditions conduisant à des situations de monopole naturel.
Aux Etats-Unis, si l’organisation était un peu différente, les différences n’étaient pas fondamentales. Par exemple, dans le secteur des télécommunications, il existait également un monopole légal. Mais il était détenu par une entreprise privée, et son champ était encore plus large que le champ du monopole public en Europe. En outre, il faut noter que cette entreprise privée était sous le contrôle d’un régulateur, la FCC (Federal Communication Commission) créée au cours des années 1930.
Quels sont les inconvénients du monopole ?
Une situation de monopole crée un cloisonnement strict des marchés nationaux. Elle implique une structuration des entreprises amont, c’est-à-dire les entreprises productrices de biens d’équipements spécialisés, en " champions nationaux ". Toutefois ces champions nationaux sont souvent trop petits et trop dépendants de leur acheteur national pour être compétitifs et innovants de façon pertinente sur les marchés mondiaux.
Dans certains secteurs, en premier lieu les télécommunications, la rapidité du progrès technique et la diversification des techniques ont fortement réduit les arguments en faveur d’une situation de monopole naturel. Cela s’est vérifié tout d’abord sur les télécommunications longue distance, où les choix techniques des monopoles existants s’étaient éloignés de l’efficacité qu’auraient permis les technologies disponibles. Aux Etats-Unis, il a alors été décidé de casser le monopole légal et de conserver un monopole pour la téléphonie locale tandis que les télécommunications longue distance s’ouvraient à la concurrence, au nom de la diversification des techniques.
A ces raisons techniques d’ouvrir les marché, s’est ajoutée une perte de confiance sur la capacité de tutelle de l’entreprise publique et sur la capacité du régulateur du monopole privé à atteindre les objectifs fixés. Ce phénomène a donné lieu à pléthore de publications dans les pays anglo-saxons mais a été peu commenté en France : les publications sur les risques de la régulation d’un monopole privé sont donc plus abondantes que celles sur le contrôle exercé par sa tutelle sur un monopole public. Pourtant, le phénomène est semblable, même si les formes prises sont très variables suivant les secteurs.
Dans le secteur des télécommunications, on a assisté à un désajustement massif entre les structures de prix et les structures de coûts. Ce décalage procédait souvent d’une volonté politique. Les prix rapportés aux coûts appliqués aux consommateurs résidentiels étaient inférieurs à ceux des professionnels. De la même manière, les télécommunications locales étaient privilégiées par rapport aux télécommunications longue distance. De toute évidence, ces comportements n’allaient pas dans le sens de l’amélioration de l’efficacité économique.
Quelques particularités locales ont également pesé sur cette efficacité. Par exemple, au Royaume-Uni, le sous-investissement était manifeste tandis qu’en France le surinvestissement était fréquent. Ces situations tenaient aussi aux mécanismes institutionnels. Dans de nombreux pays, le pouvoir politique avait tendance à faire réaliser par l’intermédiaire de son pouvoir de tutelle des missions qui ne relevaient pas de la vocation du monopole. Par exemple, les revenus tirés de ces monopoles pouvaient être utilisés par la puissance publique pour financer d’autres projets, sans avoir recours à la fiscalité.
L’action publique au niveau européen
Il y a environ 20 ans, la prise de conscience des contraintes du monopole a été générale en Europe. Elle a coïncidé avec la volonté de construire un grand marché intérieur. L’Europe a pris conscience que les normes et standards, qui constituent un instrument fondamental de politique industrielle, ne pouvaient pas se limiter à un marché domestique national de taille trop modeste. En effet, dans certains secteurs, la taille du marché constitue un facteur essentiel de compétitivité et d’innovation. Seule l’Europe avait une dimension suffisante pour définir des normes et des standards qui puissent peser sur la scène mondiale.
Aujourd'hui en Europe, on ne parle plus de services publics marchands, mais on utilise le vocable de services d’intérêt économique général (SIEG). En l’espace de 20 ans, un régime juridique européen a été défini, et transposé au niveau de chaque pays, pour s’appliquer aux secteurs où de grandes entreprises à réseau se trouvaient en monopole. Chacun de ces secteurs a été graduellement ouvert à la concurrence. Bien entendu, il n’était pas concevable de passer immédiatement d’une situation de monopole à une situation de concurrence de droit commun. Les facteurs technologiques et les structures de coûts qui tendaient à créer des situations de monopole naturel n’avaient pas disparu du jour au lendemain. Il a fallu apprendre progressivement à mieux apprécier leur importance.
Dans chaque secteur, un régime concurrentiel spécifique et dérogatoire au droit commun de la concurrence a été mis en place. En effet, le droit commun de la concurrence n’est pas en mesure de permettre l’ouverture à la concurrence, puisque sa vocation est de maintenir un état de concurrence déjà existant. Le plus souvent, la gestion courante d’un régime concurrentiel spécifique et dérogatoire est confiée à une institution spécialisée indépendante, c'est-à-dire une autorité de régulation nationale (ARN). C’est la mission fondamentale de l’ART dans le secteur des télécommunications. Mais l’ART est aussi au service d’objectifs plus généraux, comme la recherche de l’intérêt des consommateurs, l’innovation et l’investissement, l’aménagement du territoire, etc. La concurrence n’est pas une fin en soi, et l’idée selon laquelle il n’existe qu’un seul type de concurrence est une idée fausse. Aussi, le système doit être évolutif car les acteurs sont différents, les problèmes rencontrés divers. Par ailleurs, la mise en concurrence a commencé à des époques différentes suivant les secteurs.
La facilité, ou la difficulté, à faire apparaître la concurrence varie d’un secteur à l’autre. Le degré de concurrence atteint dans chaque secteur et dans chaque pays est par conséquent variable. Par ailleurs, si la concurrence se développe et s’enracine, la logique veut que la régulation sectorielle s’allège avec la perspective d’un effacement au profit du droit commun de la concurrence. Aujourd'hui, le secteur des télécommunications, premier secteur ouvert à la concurrence en France, est doté d’un nouveau régime juridique issu de différentes directives européennes, dites " paquet télécoms ", transposées en droit français. Ce nouveau régime se trouve à la croisée du régime dérogatoire spécifique et du droit commun de la concurrence. Il précise les mécanismes permettant de passer d’un régime à l’autre. De nombreux pays ont saisi l’occasion de l’ouverture à la concurrence pour s’engager dans des programmes de privatisation partielle ou totale de leurs entreprises publiques, bien que la Commission européenne ne soit pas intervenue dans ce domaine.
Les obligations de service public
La notion ancienne de service public recouvrait des obligations de service public, parfois mal explicitées. La définition et le contrôle de ces obligations étaient souvent inextricablement mêlés à l’exercice par l’Etat de la tutelle sur l’entreprise publique dont il était propriétaire. Les textes européens imposent désormais que les deux exercices soient séparés : la puissance publique exerce pleinement son pouvoir d’actionnaire mais le pouvoir de régulation courante de la concurrence et la surveillance du respect des obligations de service public sont confiés à l’autorité de régulation sectorielle. Cela permet d’éviter des interférences entre les deux pouvoirs et de garantir l’indépendance du régulateur à l’égard de l’Etat actionnaire.
Les obligations de service public n’ont pas pour autant disparu ; elles ont été explicitées. Cette logique a conduit progressivement à définir un sous-ensemble d’obligations donnant droit à compensation financière : les obligations de service universel. Dans le secteur des télécommunications, la fourniture du service de téléphonie fixe sur l’ensemble du territoire à un prix unique et abordable fait partie du service universel et en constitue le principal élément. France Télécom qui assume aujourd'hui cette obligation reçoit une compensation financière, à ce titre, de la part de ses concurrents qui ne fournissent pas ces mêmes prestations. Ce système est articulé et géré de manière à ne pas créer de distorsions de la concurrence. Il existe également des obligations de service public qui n’ouvrent pas droit à compensation financière. Le cahier des charges d’un opérateur de téléphonie mobile comporte des obligations de couverture du territoire, de continuité, de sécurité et de qualité de service, en contrepartie d’un droit d’usage d’une partie du spectre hertzien. Cette contrepartie est cependant essentielle compte tenu de la rareté des ressources.
Par ailleurs, il existe encore d’autres charges de service public qui ne font pas partie du service universel dont il est difficile d’imaginer qu’elles puissent être assumées par une entreprise qui ne serait pas publique. On peut citer en particulier l’accès au haut débit dans les zones de très faible densité démographique. Dans ces conditions, il n’apparaît pas illégitime que les collectivités territoriales s’intéressent à l’accès au haut débit dans les zones où le marché est peu incité à intervenir. Ces collectivités peuvent alors proposer des subventions. Il est probable que l’Europe s’emparera de cette question afin de mettre en place des procédures harmonisées pour garantir une concurrence loyale. L’Europe n’est cependant pas la seule institution qui doit se préoccuper de la concurrence, l’Etat national comme les collectivités territoriales doivent aussi s’y intéresser sur leur territoire.
Régulation ou régulation ?
La régulation ne se limite pas à la mission d’une autorité de régulation sectorielle indépendante. Au sens commun du terme, elle dépasse cette notion. Par exemple, la mise en place de normes et standards fait partie de la régulation d’un secteur. Or ce ne sont pas les autorités de régulation nationales qui se chargent de définir ces normes et standards. Ils sont fixés au niveau européen et naissent d’un dialogue noué entre les Etats et les industriels. Il faut d’ailleurs reconnaître que leur mise en place a été un succès européen, on l’a vu notamment pour le GSM.
La Régulation, avec un grand " R " est constituée d’abord d’un cadre législatif et réglementaire. Dans le secteur des télécommunications, il existe des directives et des règlements européens qui régissent le secteur et qui sont repris dans des lois et des décrets au niveau national.
La mission de réguler, la régulation avec un petit " r ", est confiée à une autorité de régulation nationale par les lois et règlements. Le pouvoir ainsi accordé à une autorité de régulation est encadré et contrôlé à un triple niveau. Il existe des mécanismes d’harmonisation européenne et de surveillance des ARN par la Commission. Il existe également un regroupement des régulateurs européens, c'est-à-dire une instance qui permet à ces autorités d’échanger et de comparer leurs pratiques. Enfin, comme dans tous les Etats de droit, il existe un droit d’appel.
La Régulation, au sens large du terme, porte sur le fonctionnement de l’ensemble du système. Les gouvernements ont pour mission d’évaluer le fonctionnement de la Régulation et de réfléchir à ses éventuelles évolutions. Aux Etats-Unis, la FCC a perdu beaucoup de son pouvoir au profit du système judiciaire. C’est une dérive continue que certains régulateurs déplorent (" the regulation fell into a litigation black hole "). Cette situation crée un climat d’incertitude, facteur de délais puisque la mécanique judiciaire est lente. Une telle dérive n’est pas complètement à exclure en Europe.
La notion de politique industrielle a été peu évoquée, mais il est évident qu’il existe des corrélations entre les objectifs de cette politique et les objectifs fixés aux ARN. Opposer politique industrielle et politique de concurrence est un non-sens car la politique de la concurrence et la politique industrielle concourent à la réalisation d’objectifs largement communs. Elles sont complémentaires.