Prise de parole - Discours

Discours introductif de Jean-Ludovic Silicani, président de l'ARCEP, lors du colloque " Croissance, innovation, régulation ", le 4 mai 2011

Seul le prononcé fait foi

Monsieur le ministre,
Mesdames et Messieurs les parlementaires et élus locaux,
Mesdames et Messieurs les présidents et directeurs,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,

L'ARCEP est très heureuse de vous accueillir aujourd'hui si nombreux.

Le colloque annuel de l'Autorité est un rendez-vous important pour tous les acteurs concernés et pour l'Autorité elle-même. Il est d'abord l'occasion d'une réflexion partagée et d'échanges, francs et fructueux ; mais il vise également à dégager des voies d'action. Cela a été particulièrement éclatant pour le colloque de 2010 sur la neutralité du net qui a été immédiatement suivi d'actions et de travaux menés par le Parlement, le Gouvernement et le régulateur.

C'est avec cette ambition - réfléchir pour agir - que se tiendront nos travaux dont je vais brièvement vous exposer le contexte et les enjeux.

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Contexte de ce colloque

La régulation est, par essence, tournée vers le futur. Un régulateur doit être capable de comprendre les lignes de force qui animent le secteur dont il a la charge afin de faciliter son développement et de prévenir les évolutions qui seraient préjudiciables à celui-ci. C'est dans ce but que l'Autorité a mis en place, à la fin de l'année 2009, un comité de prospective dont le premier cycle de réflexion, mené en 2010, a porté sur l'évolution de l'offre et de la demande de communications électroniques. Il s'agissait, pour les membres de l'Autorité et les sept personnalités extérieures qui composent ce comité, dont plusieurs sont présents aujourd'hui (je les salue), de mieux cerner les conditions de développement des nouveaux marchés et le rôle que pourrait y jouer la régulation. Nos travaux de ce jour se placent dans le prolongement de cette réflexion, mais en l'élargissant à l'ensemble du champ économique. Pourquoi ?

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Enjeux de ce colloque

La crise financière puis économique, qui a durement frappé la quasi-totalité des économies de la planète, a suscité des attentes à la fois fortes et multiples. Elle a notamment modifié les relations entre la sphère publique et les marchés, dans leurs fondements comme dans leurs modalités. Elle a montré les limites de la dérégulation jusqu'alors érigée en modèle, notamment dans les pays anglosaxons. Mais la crise a également alimenté l'inquiétude latente à l'égard de la mondialisation et de marchés affranchis des frontières nationales, conduisant certains à prôner un retour pur et simple à l'étatisme et au protectionnisme.

Au moment où l'économie mondiale semble sortir de la crise, il apparaît utile de se reposer la question de la place de l'Etat dans l'économie : non plus un Etat producteur direct de biens ou de services marchands, mais un Etat régulateur prévenant certains risques inhérents aux marchés et facilitant leur croissance.

Il convient, me semble-t-il, d'avoir à l'esprit qu'en matière économique, l'action d'un tel Etat régulateur vise deux objectifs complémentaires : là où la concurrence est insuffisante, la stimuler ; là où la concurrence conduit à des excès, ou à des carences, notamment sur le plan social, la corriger. Nous verrons que les deux objectifs trouvent à s'appliquer tout particulièrement dans le secteur des communications électroniques : il faut non seulement y prévenir la reconstitution de monopoles mais, en même temps, éviter l'apparition d'une fracture numérique.

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Les questions à aborder lors de ce colloque

 

  • La première interrogation porte sur ce que les sociétés, les citoyens et les entreprises attendent désormais de la croissance. La crise a en effet conduit à remettre en cause le primat accordé à une croissance purement quantitative comme indicateur de progrès. C'est notamment le sens des travaux de la commission présidée par Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi, réalisés à la demande du Président de la République. Leur rapport propose une définition de la croissance prenant correctement en compte les externalités positives et négatives : le bien-être et le gaspillage des ressources. L'accent est ainsi mis sur une croissance à la fois plus durable, plus qualitative et créatrice d'emplois.

Cela devrait donc nous conduire, en premier lieu, à examiner le lien entre cette nouvelle croissance et la régulation. Comment celle-ci peut-elle favoriser un équilibre dynamique entre liberté du marché et objectifs d'intérêt général ? La régulation des communications électroniques en est un exemple : ces réseaux sont en effet devenus indispensables à la productivité et à la croissance de l'ensemble de l'économie, déterminants pour l'attractivité d'un territoire, pour les citoyens qui souhaitent y vivre autant que pour les entreprises désireuses de s'y implanter ou de s'y développer.

Cette question sera l'objet de la première table ronde, introduite par Jean-Pierre Jouyet, président de l'Autorité des marchés financiers. Elle nous permettra de nous pencher sur les conditions dans lesquelles la régulation, sous ses multiples formes, peut contribuer à assurer une croissance équilibrée et durable de l'économie, dans les pays développés comme dans les pays émergents.

 

  • La régulation doit également être mise en lien avec l'innovation. Comment créer un environnement favorable à son développement, tout en maîtrisant les risques qui peuvent en résulter ? C'est ainsi que les mêmes innovations qui ont été au cœur de la croissance des marchés financiers pendant 20 ans ont été assez largement la cause de leur chute depuis 2008. Le premier réflexe, face à cet échec systémique, fut de renforcer les mécanismes et d'étendre le champ de la régulation prudentielle entendue comme un garde-fou. Dans ce schéma défensif, l'innovation demeure souhaitable, mais elle se trouve mise sous contrôle, afin d'en minimiser les risques.

Etendue à des secteurs moins directement soumis au risque, le rôle du régulateur vis-à-vis de l'innovation est différent. Il est en effet possible, et je pense que nos échanges de ce jour le démontreront, de mettre en œuvre une régulation créant des conditions propices à l'innovation, aptes à l'accompagner tout en veillant à ce qu'elle soit mise au service d'une croissance équilibrée.

La régulation sectorielle, notamment celle des communications électroniques, est, selon les principes mêmes posés par les directives européennes, une régulation pro-concurrentielle. S'interroger sur les liens entre innovation et régulation conduit donc très naturellement à examiner les effets de la pression concurrentielle sur l'incitation à l'innovation. Or la théorie économique énonce à ce propos qu'une trop forte intensité concurrentielle décourage les entrepreneurs innovants, si bien que le régulateur doit viser une concurrence "optimale" plutôt que "maximale". À cet égard, les oligopoles auxquels a conduit la régulation des communications électroniques en Europe offrent un exemple de résonance bien accordée entre marché et innovation, ainsi que l'atteste le rythme soutenu des transformations observées, qu'il s'agisse des technologies ou des usages.

La deuxième table ronde, qu'introduira Nicolas Curien, membre de l'Autorité s'attachera à identifier les conditions d'émergence et à dessiner les contours d'une régulation incitative à l'innovation.

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Au regard des liens que les deux premières tables rondes auront permis d'établir entre croissance, innovation et régulation, se posera la question de l'application qui peut en être faite au secteur des communications électroniques.

Le secteur des communications électroniques a connu une croissance pratiquement ininterrompue depuis son ouverture à la concurrence en Europe il y a de cela bientôt 15 ans. Mesurons le chemin parcouru : en France, le secteur engendrait l'équivalent de 26 milliards d'euros de revenus en 1997; il a dégagé, en 2010, un peu plus de 41 milliards. Cette croissance de près de 60% en 13 ans a été entretenue par une innovation continue concernant les réseaux comme les usages qu'ils permettent. Elle s'est poursuivie en France, certes à un rythme ralenti, même pendant les années de crise, alors que l'activité du secteur baissait dans les autres grands pays d'Europe. En 2010, l'investissement, en France, dans les réseaux fixes et mobiles, a dépassé pour la première fois les 6 milliards d'euros. La régulation a accompagné et entretenu ce processus de croissance par l'innovation sans pour autant y sacrifier les autres objectifs d'intérêt général que lui assigne le législateur, qu'il s'agisse de l'équité territoriale ou de la protection des utilisateurs, notamment dans le cadre du service universel.

 

  • Cette dynamique ne doit pas être remise en cause. Mais l'équilibre sur lequel elle se fondait est toutefois aujourd'hui ébranlé. Des décisions déterminantes pour l'avenir du secteur devront être prises. Face à la convergence des réseaux et des contenus, mouvement constaté à l'échelle planétaire, les modèles économiques changent et le partage de la valeur se modifie. Dans ce nouveau contexte, les objectifs et les modalités de la régulation doivent eux-mêmes évoluer.

Nous assistons en effet à l'émergence d'une " infostructure électronique " bâtie sur une nouvelle génération de réseaux, fixes et mobiles, qui devront être adaptables aux besoins des 30 ou 40 prochaines années. Les conséquences de la construction de cette " infostructure " sont profondes :

- elles sont d'abord financières : le déploiement de ces nouveaux réseaux fixes et mobiles nécessitera une importante mobilisation des opérateurs, mais également de l'Etat et des collectivités locales, qui peut être estimée, au total, à 30 milliards d'euros sur 15 ans en France ; les décisions qui devront être prises dans les mois à venir seront déterminantes pour que ces investissements se réalisent ;

- ces conséquences sont également technologiques : l'architecture technique de ces réseaux devra être adaptée à des usages toujours plus exigeants en termes de capacité, de disponibilité et de qualité de service ;

- elles seront également économiques : pour les opérateurs, car cette nouvelle infrastructure, en accélérant le processus de convergence déjà à l'œuvre, redéfinira leur modèle de croissance ; mais aussi pour l'ensemble de l'économie qui trouvera dans ces réseaux un nouveau moyen d'expansion face à la concurrence internationale ;

- ces conséquences seront enfin sociales : cette nouvelle " infostructure " devra être ouverte et accessible au plus grand nombre dès lors qu'elle devient une condition de la participation à la vie économique, culturelle ou politique d'un pays.

Dans la troisième table ronde, Joëlle Toledano, membre de l'ARCEP, ouvrira ainsi le débat sur les conditions de construction et de financement de cette " infostructure " bâtie sur le rapprochement des contenus et des contenants et la convergence des réseaux. Cette " infostructure " sera un axe structurant de la nouvelle économie, largement représentée au sein du nouveau conseil national du numérique dont je salue plusieurs membres ici présents.

 

  • Ces nouveaux réseaux, ces nouveaux usages, les nouveaux équilibres entre les acteurs de réseaux et de contenus appellent sans doute une nouvelle régulation. La mise en œuvre d'une régulation, désormais symétrique, des réseaux de fibre optique en est un exemple annonciateur. Elle a impliqué, depuis 2008, un processus itératif et des échanges soutenus avec l'ensemble des acteurs concernés. Il en a été de même, depuis 2009, pour préciser et commencer à mettre en œuvre le principe de neutralité.

Il reviendra à la quatrième et dernière table ronde ouverte par Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence, la lourde tâche de tracer les chemins à venir de la régulation. L'enjeu est central puisqu'il influencera tant la forme que le rythme de développement de l' " infostructure ".

Quelles sont les formes que prendra cette nouvelle régulation ? Sectorielle ou générale ? Interne au marché, extérieure à lui ou conjointe avec les acteurs publics? Concurrentielle ou prudentielle ? Symétrique ou asymétrique ? Préventive ou curative ? En effet, si l'action des régulateurs doit obéir à des principes assez constants, elle est toutefois indissociable du contexte économique et social dans lequel elle s'inscrit. Cette capacité d'adaptation, propre à la régulation, est une condition de son efficacité et, au-delà, de sa légitimité. L'action des régulateurs doit, en outre, s'articuler avec celle des autres pouvoirs publics. Régulation et politiques industrielles sont ainsi complémentaires et non pas, comme on l'entend trop souvent, alternatives ou concurrentes.

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Je suis convaincu que nos travaux de ce jour permettront de préciser les évolutions de la régulation. Ils seront enrichis par les interventions des responsables des principaux opérateurs du secteur, Stéphane Richard, Jean-Bernard Levy, Xavier Niel, Martin Bouygues, et Pierre Danon que je remercie beaucoup d'avoir dégagé du temps dans leurs agendas très chargés. Je ne doute pas que leurs analyses et leurs préconisations seront stimulantes.

Je remercie enfin le journal Les Echos et le directeur de la rédaction d'Enjeux - les Echos, Eric le Boucher, ainsi que Philippe Escande, éditorialiste, qui animeront les quatre tables rondes du colloque.

Et, sans plus attendre, je passe la parole à Stéphane Richard, président de France Télécom.