Prise de parole - Discours

Discours de Joëlle Toledano, membre de l'Autorité, lors de la 17ème conférence sur l'économie postale, 27 mai 2009

Je tiens à vous remercier de cette invitation. La première conférence du CCRI à laquelle j’ai pris part s’est tenue à Stockholm, en 1994. Depuis, j’ai participé à quinze conférences et j’ai eu l'occasion d'entendre des dizaines de discours comme celui que je prononce ce soir. Véritable "aficionada", j’ai naturellement été très honorée par la proposition de Michael et de Paul. Néanmoins, je sais très bien que tout le monde ici attend que Michael annonce le moment de se rendre au bar, car je n’oublie pas que nous sommes à Bordeaux! C’est pourquoi je veillerai à ne pas retenir votre attention trop longtemps.

Je vous dirai tout d’abord quelques mots au sujet de l'Autorité de régulation française, l'ARCEP, et de ses principales missions dans le domaine postal, puis j’aimerais aborder avec vous deux points particuliers.

Le premier est une question de spécialiste, à savoir: quelles sont les conséquences de l’asymétrie d’information sur le comportement des opérateurs et des régulateurs, et sur leur stratégie ?

Quand au second point, étant donné qu’il compare le présent au passé, il n’est pas de ceux que traitent volontiers les femmes … Mais, pour vous, je ferai un effort. Au cours de ces quinze années – et j’ai vraiment du mal à avouer que je suis là depuis si longtemps – pourquoi les mêmes questions n’ont-elles cessé de se poser ? Pourquoi sont-elles toujours si nombreuses à demeurer sans réponse ?

Mais commençons par l’ARCEP, l’acronyme pour "Autorité de régulation des communications électroniques et des postes", en place depuis 2005, date à laquelle le législateur a confié à l’ancienne Autorité de régulation des télécommunications (acronyme: ART) la responsabilité supplémentaire du secteur postal.

  • Un collège comptant sept membres, au nombre desquels je figure. Ils sont nommés pour six ans non renouvelables. Le Président de la République désigne trois d’entre eux, et notamment le Président, tandis que le Président de l’Assemblée Nationale et le Président du Sénat nomment respectivement deux autres membres.
  •  

  • Les sept membres du collège sont à la fois chargés des télécommunications et des postes, sans être spécialisés dans l’un ou l’autre domaine.
  •  

Au total, l’ARCEP emploie 160 personnes, dont 11 travaillent sur les dossiers postaux et 80 dans le domaine des télécommunications. Le reste du personnel est affecté aux différentes directions – Economie, Affaires juridiques, Affaires internationales, Communication et Administration générale – qui couvrent les deux secteurs.

Comme les autres autorités de régulation postale, et comme bon nombre d’entre nous ici présents, l’ARCEP concentre principalement ses activités sur les obligations de service universel et l’organisation du marché.

1. Nous contrôlons les obligations de service universel, en veillant à son financement et à la protection des consommateurs, ce qui suppose d’étudier les prix et de fixer des plafonds tarifaires, d’examiner la comptabilité, d’assurer un suivi de la qualité du service ou encore d’évaluer le coût de service universel . Le rôle de l’ARCEP consiste à vérifier que La Poste assure convenablement sa mission de service universel, notamment en ce qui concerne la qualité de la prestation, et à en superviser le mode de financement. A ce titre, nous sommes chargés de réguler les tarifs du service universel, plus particulièrement en fixant le plafond tarifaire de l’opérateur historique. Par ailleurs, l’ARCEP spécifie les règles comptables qui s’appliquent et établit les exigences auxquelles doit satisfaire le système de comptabilisation des coûts ainsi que le mode de présentation des états de comptes réglementaires. Dernier volet des activités, et non des moindres: le contrôle des conditions de financement du service universel. La loi postale charge notamment l’ARCEP de recommander au gouvernement toute mesure nécessaire en vue de garantir la prestation du service universel. Elle prévoit également la possibilité de mettre en place un fonds de compensation.

Bénédicte Bouin, qui travaille à la direction de la régulation postale de l’ARCEP, traitera la question du plafond tarifaire dans le cadre d’une session de cette conférence. Pour tous les autres domaines concernés, vous pouvez consulter notre rapport d’activités et nôtre site Internet.

2. Parallèlement au service universel , l’organisation du marché postal et son ouverture à la concurrence constituent le second grand domaine d’intervention de l’ARCEP en matière de régulation postale. La mission consiste ici à délivrer des autorisations, à assurer une régulation en amont et à travailler sur des données statistiques. Néanmoins, les activités de régulation courantes peuvent aussi intégrer des aspects très techniques, tels que l’accès aux boîtes aux lettres dans les immeubles collectifs ou encore les cachets postaux multiples sur les envois. L’ouverture du marché postal ne va pas sans entraîner des coûts de transaction qui n’avaient pas été prévus et qu’il n’est pas toujours facile de réduire.

Lors de la dernière conférence du CCRI, à Albufeira, l’ARCEP a présenté la situation du marché en France. En ce qui concerne les services d'envois de correspondance, il n’existe qu’une dizaine d’opérateurs locaux autorisés pour la distribution des envois de correspondance intérieure. La concurrence de bout en bout n’est pas significative à un échelon macroéconomique, mais le marché en amont s’est développé et il est relativement ouvert: 200 entreprises environ y exercent leurs activités. D’après les estimations, les entreprises de routage traitent jusqu’à 85 % d’envois publicitaires. Quant au courrier international, la quasi-totalité des opérateurs historiques des pays voisins sont présents sur ce segment.

Venons-en maintenant au problème de l’information.

Chacun sait combien l’information est un aspect crucial de la régulation et à quel point l’asymétrie d’information se révèle être un enjeu stratégique. Or, nous devrions nous y intéresser davantage et de manière plus concrète que nous ne l’avons fait jusqu’à présent.

Selon une théorie communément admise l’opérateur historique garde par devers lui autant d’informations que possible afin de préserver ses rentes informationnelles. Toutefois en tant que praticienne du dilemme de l’asymétrie, j’ai peu à peu acquis la forte intuition que choisir de coopérer avec le régulateur peut aussi constituer une bonne option stratégique pour cet opérateur. Je vais donc tenter ici de réconcilier ces deux points de vue opposés.

La théorie économique nous a appris comment la répétition tendait à réduire les incitations du mécanisme du plafond tarifaire pluriannuel. Il est vrai que, si les résultats financiers en fin de première période affichent des rentes indues, le régulateur modifiera le plafond tarifaire pour la seconde période, et il sera alors difficile de préserver les rentes en question. Heureusement, le système de "price-cap" n’est pas le seul "jeu répété".

En fait, la relation entre un opérateur historique et un régulateur s’inscrit dans la durée. Bien sûr, tous les sujets ne sont pas examinés régulièrement - la stratégie consistant à ne pas communiquer certaines données peut donc s’avérer profitable - mais bon nombre d’entre eux reviennent régulièrement, et notamment la comptabilité, la qualité de service, les tarifs, etc… Personne (et surtout pas un régulateur) n’aime découvrir que certaines des informations demandées ont été dissimulées ou faussées. Ma propre expérience me fait dire qu’il s’agit là d’un sujet hautement sensible. L’information est bel est bien la matière première dont a besoin le régulateur, comme un moteur a besoin de carburant.

Par crainte d’être percé à jour, un opérateur engagé dans une relation avec une autorité de régulation pourra être amené à comprendre qu’une pratique de coopération "raisonnable" a aussi de bonnes chances de porter ses fruits à long terme, même si une partie de ses rentes informationnelles lui semblent être plus particulièrement en danger.. La question est alors de savoir comment le régulateur pourra vérifier s’il y a falsification ou dissimulation d’informations. L’histore économique de la régulation des monopoles nous a appris combien cela était difficile.

La qualité des informations mises à la disposition du régulateur ne doit pas seulement dépendre de la bonne volonté ou de la bonne foi de l’opérateur historique. Les incitations à coopérer sont plus fortes lorsque le régulateur peut s’appuyer sur d’autres sources, et il en existe au moins quatre:

  1. La première de ces sources est banale, puisqu’il s’agit de la concurrence, qui permet d’affiner la qualité des informations, sauf dans les cas de collusion. Il est un fait que les marchés sont pourvoyeurs d’informations sur les prix et les coûts. Le secteur des télécommunications en est un parfait exemple car les entreprises qui y sont en concurrence sont aussi d’une grande utilité au régulateur en ce sens qu’elles lui apportent une aide précieuse dans le cadre des consultations publiques. Dans le secteur postal, toutefois, le niveau de concurrence est relativement faible et il se trouve de plus que les principaux concurrents sont les opérateurs en place dans d’autres pays. Bien qu’il leur soit possible d’être parties prenantes au processus de régulation et d’apporter leur contribution aux consultations publiques, ils ne sont pas enclins à divulguer des informations, car ceci pourrait nuire à leurs intérêts dans leur propre pays. Quant aux concurrents de moindre envergure, une participation effective leur coûterait trop cher car ils manquent de compétences ou des ressources propres..
  2.  

  3. La deuxième source d’information extérne provient du "benchmarking", L’une analyse comparative des opérateurs européens, permet de remédierau problème de l’asymétrie d’information. Le benchmarking fonctionne comme un mécanisme de "concurrence par comparaison"("yarstick competition"). Dans le cas des télécommunications, les règles et procédures du cadre réglementaire européen sont largement harmonisées. Les instruments et les pratiques des régulateurs sont donc très similaires. Par conséquent, les analyses comparatives sont ici des outils aussi utiles qu’efficaces. Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples dans le secteur postal car, dans ce domaine, seuls les principes harmonisés au niveau communautaire. De fait, même la définition du marché du courrier peut varier d’un pays à l’autre! Il est donc plus difficile d’interpréter les écarts observés au sein de l’Europe.
  4.  

  5. La troisième source d’information réside dans les notes d'évaluation financière des opérateurs réalisés par les analystes financiers. Ceci pourrait être d'ailleurs nouveau pour les universitaires et/ou les spécialistes de l’économie postale. Quand je suis arrivée à l’ARCEP, j’ai été réellement étonnée de l’importance du rôle joué par les analystes financiers dans le secteur des télécommunications. La régulation étant un processus technique et de longue haleine, ces derniers semblent presque être les seuls observateurs à bien comprendre la teneur des débats et des décisions. Pour mieux appréhender les entreprises, ils utilisent des données comparées et des informations sur le marché boursier. Il peut aussi arriver que les opérateurs soient plus préoccupés par la notation boursière que par la régulation! C’est pourquoi les analyses financières du secteur des télécommunications peuvent être aussi bien informés et utiles. En revanche, très peu d’entreprises postales, même privatisées, sont cotées en bourse. Les analyses à leur sujet sont donc beaucoup moins fournies que celles visant leurs homologues des télécoms.
  6.  

  7. A l’instar de la concurrence, l’innovation agit aussi comme un facteur dynamique de révélation d’informations. L’innovation, tout comme les autres formes de changements perturbateurs, est génératrice d’incertitude pour les opérateurs comme pour les régulateurs. La crise financière actuelle et la chute du trafic de courrier peuvent aussi valoir comme une forte incitation à échanger des informations. Lors de la préparation de le la Conférence de haut niveau de l’UPU qui s’est tenue le mois dernier, des opérateurs, d’ordinaire réticents à communiquer des données, ont décidé de prendre part à l’élaboration d’un rapport global consacré à l’impact de la crise économique sur les activités postales. Bien que n’intégrant pas de renseignements individualisés sur les différents opérateurs concernés, ce document permet de comprendre que les situations se ressemblent dans les pays industrialisés et que la chute d'activité du secteur postal est comparable à celle de l’express.
  8.  

En résumé, je dirais que la concurrence, le benchmarking international, les analyses financières et l’innovation – ou les bouleversements structurels – sont autant d’éléments qui fournissent de bons arguments pour convaincre les opérateurs historiques qu’il peut être intéressant de communiquer davantage d’informations, si ce n’est des données exhaustives, au régulateur. Etant donné que le processus de régulation s'inscrit dans une relation durable, le fait de dissimuler des informations peut s’avérer préjudiciable dès lors qu’il est découvert. J’ai tenté d’expliquer pourquoi certains opérateurs livrent plus de renseignements que le voudrait la simple sauvegarde de leurs intérêts de court terme et pourquoi, vu sous cet angle, le problème de l’asymétrie d’information se pose probablement avec plus d’acuité pour les Postes que pour les acteurs d’autres secteurs, tels que celui des télécommunications.

Bien entendu, l’asymétrie d’information existe également dans les télécoms. Elle cristallise même des enjeux considérables! Mais en comparant les informations mises à disposition dans l’un et dans l’autre secteur et en cherchant à savoir comment elles peuvent être vérifiées, on s’aperçoit très vite que le régulateur postal ne bénéficie pas des mêmes possibilités que le régulateur des télécommunications pour se les procurer.

Comment pourrais-je conclure mon propos sans faire référence à la période difficile que nous traversons? A l’image de tant d’autres secteurs, le marché du courrier est orienté à la baisse. Avant même la crise financière, les tendances observées étaient peu réjouissantes. En moyenne, et depuis le début des années 90, le taux de croissance du trafic dans les pays industrialisés se situe à un niveau inférieur à celui de la croissance économique. Pire, dans la plupart de ces pays, le trafic est en stagnation depuis le début de la décennie! Mais les plus vifs motifs d’inquiétude tiennent au fait que les données les plus récentes font apparaître une nette diminution du nombre d’envois de marketing direct. Or, avant que ne survienne la crise actuelle, ce segment du marché faisait figure de moteur de croissance, compensant ainsi le déclin du courrier transactionnel. Doit-on voir dans l’Internet la cause structurelle d’une inévitable substitution électronique? Ou est-on confronté à l’impact de la crise financière sur la conjoncture économique?

Bien qu’indéniablement problématique, le déclin du courrier n’est pas vraiment étonnant en soi. Par contre, il est surprenant de constater que les thèmes des débats postaux qui ont cours actuellement ont peu évolué par rapport à ceux qui dominaient le paysage des années 90. Heureusement, certains des sujets de discussion les plus sensibles à cette époque, par exemple la qualité du service international ou les frais terminaux, sont aujourd’hui moins sur le devant de la scène. Mais d’autres questions essentielles, comme le service universel ou encore le réseau de guichets, et leurs financements, ne sont toujours pas réglées. Ces thèmes sont au cœur du rapport rendu par la régulateur postal Américain, comme ils sont au cœur de notre programme pour cette année. De même, le rapport Hooper publié en Grande-Bretagne à la fin de l’année dernière, et dont je tiens à souligner la qualité technique, ressemble fortement au livre vert britannique paru en 1994.

Dans la plupart des autres secteurs soumis à la régulation, que celle-ci soit appréciée ou non, il semble que les problématiques aient changé. Pourquoi n’est-ce pas le cas dans le secteur postal? Est-ce parce que nos réponses d’économistes ne sont pas suffisamment précises? Ou est-ce parce que nous ne répondons pas aux bonnes questions?