Prise de parole - Discours

Discours de clôture des 4 èmes entretiens de l'Autorité - 28 janvier 2000 / Internet & télécommunications : les enjeux / Intervention de Monsieur Jean-Michel HUBERT, Président de l'Autorité de régulation des télécommunications

Mesdames et Messieurs,

Internet, c'est une part croissante, et bientôt majoritaire, du marché des télécommunications et des services associés. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer l’actualité quotidienne. Cette journée en est une illustration importante. Car c’est bien pour débattre de cette question que nous avons pu réunir aujourd’hui des acteurs majeurs des télécommunications, de notre pays et des Etats-Unis.

Le développement d’Internet, et plus généralement de la société de l’information, est une priorité pour notre pays. La présence de Monsieur Christian Pierret ce matin témoigne de l’importance accordée par les pouvoirs publics au rôle joué par les télécommunications dans le développement d’Internet. Monsieur Christian Pierret, ministre chargé des télécommunications, s'est vu confier la responsabilité de préparer le projet de loi sur la société de l’information ; c'est une illustration des enjeux portés par les interventions d'aujourd'hui.

Internet, c’est aussi l'ouverture totale à la dimension mondiale. Les Etats Unis ont eu une part déterminante dans sa naissance et son expansion prodigieuse. La présence et les propos du Chairman William Kennard nous en ont apporté une confirmation brillante et je le remercie encore d’être venu à Paris pour cette rencontre, pour un échange différent mais complémentaire des réflexions en cours au sein du Global Business Dialogue.

Nous en avons eu la démonstration au cours de cette journée : ce sont pour une large part les acteurs des télécommunications qui, du moins dans notre pays et en Europe, construisent, par leurs investissements, les bases de l’Internet de demain. L'intervention de trois grands acteurs d’envergure internationale à cette table est à cet égard pleinement significative, et je les remercie d'être venus, ensemble, nous éclairer sur leurs stratégies.

Internet, ce sont enfin les utilisateurs qui le font vivre et se développer. C'est, pour moi, une dimension essentielle car la mission fondamentale du régulateur des télécommunications consiste précisément à favoriser l'exercice de la concurrence, pour le bénéfice des utilisateurs.

I. L’économie d’Internet

La multiplication et le développement des usages constituent le principal moteur de la croissance d'Internet et du commerce électronique. Ainsi, chaque idée nouvelle introduite sur le réseau répond potentiellement au besoin de développement d'un nouvel usage, pas toujours identifié au préalable, mais qui peut bénéficier d'un potentiel de développement économique exceptionnel.

Cette logique économique n'est pas fondamentalement nouvelle : un produit ou un service se développe parce qu'il rencontre un marché, c'est-à-dire un besoin ou un usage. Ce qui est propre à ce nouveau mode de communication et d'information, c'est bien son mode de développement original, en réseau mondial et de façon largement spontanée, par lequel Internet touche l'ensemble de l'économie et suscite en lui-même de nouveaux usages, si bien qu'on ne perçoit pas aujourd'hui de limite à leur développement.

La compréhension du rôle des usages, donc des utilisateurs, est ainsi essentielle pour entrer dans l'univers d'Internet et appréhender son économie. Mais ce n'est pas, loin s'en faut, le seul élément. En effet, Internet, c'est une chaîne de valeur qui va des usages, donc des utilisateurs, vers les contenus, en s'appuyant sur des réseaux de télécommunications.

Pour les acteurs, comme pour le régulateur, l'enjeu est d'identifier, dans cette chaîne, le ou les maillons qui concentrent l'essentiel de la valeur. Celui-ci peut varier dans l'espace, en fonction de la situation économique, juridique, voire technique de chaque pays, mais également dans le temps, selon leur évolution.

Aux Etats-Unis, par exemple, une grande partie de la valeur est concentrée dans le secteur des contenus. Cette situation s'explique sans doute par l'importance de l'industrie des contenus dans ce pays et par la modestie des marges dégagées par les opérateurs sur les communications d'accès, c'est-à-dire sur les communications locales.

Dans les pays européens, en revanche, l’essentiel de la valeur est aujourd'hui concentré sur le marché des communications d'accès à Internet, c'est-à-dire dans les métiers liés aux réseaux de télécommunications, ouverts depuis peu à la concurrence. La place essentielle des grands opérateurs de télécommunications européens dans l'économie mondiale et le processus communautaire d'ouverture à la concurrence en constituent sans doute les principaux facteurs d'explication.

II. Internet et les réseaux de télécommunications

Les réseaux de télécommunications représentent ainsi un maillon déterminant dans l'économie d'Internet, non seulement en Europe, mais également aux Etats-Unis. Certes, la récente fusion entre AOL et Time Warner témoigne indiscutablement de la nécessité, pour un acteur majeur d'Internet, d'étendre sa maîtrise des contenus ; elle exprime cependant l'importance des réseaux de télécommunications dans ce développement : en effet, Time Warner apporte à son partenaire une position privilégiée sur les réseaux câblés aux Etats-Unis.

Au niveau mondial, l'essor d'Internet est dépendant de la capacité et de la qualité des réseaux. Or, il n'existe pas aujourd’hui de garanties en matière de délai, de bande passante et d’acheminement. A cet égard, nous suivons avec beaucoup d’intérêt les travaux pionniers de l’APEC (Asia Pacific Economic Cooperation), visant notamment à établir une cartographie du trafic Internet dans la région Asie-Pacifique. Cette démarche m’apparaît essentielle si l’on veut que tous les acteurs, qu’ils soient privés ou public, apprécient en toute connaissance de cause la portée économique et sociale d’Internet.

L’étude de l’APEC rejoint une préoccupation exprimée par Monsieur Francis Lorentz dans son dernier rapport sur le commerce électronique : dans plus de la moitié des cas, les connections qui se font du territoire français à destination de sites Web européens transitent par les Etats-Unis. Cela affecte la qualité de service, en raison de l’accroissement des délais. Les conditions tarifaires sont par ailleurs asymétriques entre les deux pays, ce qui augmente le coût d’accès à Internet. Une approche européenne concertée est assurément nécessaire sur ces questions.

L'importance des réseaux de télécommunications dans le développement d'Internet, nous la constatons tous les jours au travers de la régulation. Car l'ouverture de ces réseaux à la concurrence constitue à l'évidence l'un des enjeux majeurs d'Internet : c'est pourquoi la question de l'accès aux réseaux, et donc de l'accès aux contenus, est aujourd'hui cruciale. Nous y consacrons une part croissante de notre activité. Internet est au cœur de tous les grands dossiers, porteurs d’innovation, qui vont modifier le paysage des télécommunications dans les années à venir et nous mobilisent dès cette année 2000.

Avec l'introduction de la boucle locale radio d'ici l'été, une nouvelle voie s'ouvre pour la fourniture aux entreprises de services à haut débits. L'accès à Internet y figure naturellement en première place. C'est un choix concerté du marché français. La procédure pour l'attribution des licences est à présent largement engagée. La période de dépôt des candidatures touche à sa fin et nous avons recensé plus de vingt candidats déclarés. Cette technologie suscite un réel intérêt parmi les opérateurs. Son arrivée marque une étape importante pour l'ouverture de la boucle locale.

Le développement de l'accès à Internet à haut débit passe aujourd'hui par celui de l'ADSL. Nous avons largement évoqué cette question au cours de la journée et certains des acteurs qui occupent une position tout à fait privilégiée sur ce marché, au niveau mondial, se sont exprimés aujourd'hui. L'Autorité, je le dis avec force, est pleinement déterminée à encourager le développement de cette technologie et des services associés. Mon sentiment profond est que la France ne saurait être en retard sur ce marché. Ce n'est d'ailleurs pas le cas. Mais il importe d'assurer la mise à disposition de cet atout technologique majeur à tous les opérateurs qui entendent s'engager sur le marché et c'est bien l'objet des discussions en cours. C'est pourquoi le processus que nous avons engagé voici un an et demi en lançant une consultation publique sur le dégroupage est essentiel. Je me félicite que l'ensemble des acteurs y participe à présent activement. Un accord a été clairement passé le 22 décembre avec eux sur le processus, la progression et le calendrier du dégroupage de la paire de cuivre.

Je mentionne également les réseaux câblés, qui représentent une voie complémentaire pour la progression des hauts débits dans notre pays. Les initiatives industrielles et commerciales récentes apportent une traduction concrètes aux décisions et recommandations établies dès 1997 par l'Autorité.

Quatrième perspective de développement d'Internet, le mariage de la mobilité et de la technologie IP. Avec la future génération de mobiles, de nouveau usages, dont nous ne connaissons pas encore précisément les contours, vont apparaître. C'est, je le crois, une opportunité décisive pour l'Europe, qui bénéficie tout à la fois dans ce domaine de l'expérience du GSM et d'un cadre commun pour l'introduction de la nouvelle génération. C'est aussi une nouvelle illustration du rôle que vont jouer les réseaux de télécommunications dans la progression d'Internet. Comme l’a indiqué Serge Tchuruk, la complémentarité, dans le temps, de l’UMT et de solutions plus rapidement disponibles tels que le GPRS ou le système EDGE, ne nous a naturellement pas échappé.

Je souligne enfin le rôle que les satellites sont appelés à jouer dans le développement des moyens d’accès à Internet. Je pense plus particulièrement aux systèmes de deuxième génération, parmi lesquels figure naturellement Skybridge.

Au delà de cette énumération, Je n'oublie pas pour autant nos interventions dans le domaine tarifaire, pour améliorer à tous les niveaux - tarifs de détails, tarifs d'interconnexion - les conditions de l'accès à Internet.

Et, puisque Michel Bon a fait allusion tout à l’heure au dossier de la fourniture d’Internet dans les écoles, auquel nous avons apporté notre contribution, je me réjouis que notre intervention et celle du Conseil de la concurrence, dont la présidente, Madame Hagelsteen, est présente aujourd’hui, n’aient en rien constitué un frein au développement de ce service.

III. Internet et la régulation

Depuis deux ans, un large débat s'est engagé en France sur la régulation d'Internet, dans le cadre du programme d'action Gouvernemental pour la société de l'information. La publication du rapport du Conseil d'Etat, en septembre 1998 et l'engagement, à l'automne 1999, d'une consultation publique sur les questions juridiques posées par Internet en ont été deux étapes importantes.

Ce débat s'est établi autour de deux questions centrales : quelle réglementation doit s'appliquer à Internet et quel peut être le rôle d'une régulation?

S'agissant de la réglementation, je retiens des discussions juridiques en cours les principes suivants :

     

  • Internet n'a pas besoin d'une réglementation spécifique, puisqu'il est déjà, pour l'essentiel, encadré par le droit en vigueur.
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  • La réglementation doit être neutre par rapport aux différentes technologies présentes sur le marché. L'exemple de la téléphonie sur IP est à cet égard tout à fait parlant.
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  • Je retiens également l'objectif d'établir, dans notre pays, une société de l'information pour tous, et j'y souscris pleinement, même s'il ne m'appartient pas à cet instant de me prononcer sur le contenu qui doit être donné au service universel des télécommunications dans la perspective de la société de l'information.
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S'agissant de la régulation, il est naturellement essentiel de distinguer ces deux éléments complémentaires que sont les réseaux et les contenus.

La régulation des contenus fait par ailleurs l'objet d'une intense réflexion. Cette question a une dimension internationale ; elle doit prendre en compte la culture des acteurs présents, ouverts à l'autorégulation. C'est pourquoi la formule de la corégulation proposée par le Gouvernement me semble pleinement adaptée, en ce qu'elle constitue une solution pragmatique qui associe l'ensemble des acteurs, publics et privés. En effet, là comme ailleurs, la concertation est l'une des clés de la régulation. Je le répète souvent, on doit réguler pour le marché, c'est-à-dire pour les consommateurs ; on ne peut le faire qu'avec les acteurs.

L'analyse des réseaux, et plus généralement du secteur des télécommunications, montre qu'il existe des goulets d'étranglement qui limitent encore la progression d'Internet ; l'introduction de la concurrence y est en effet récente.

L'action de régulation appliquée aux réseaux demeure donc essentielle au développement d'Internet. Elle doit pouvoir s'exercer de façon cohérente et harmonisée sur l'ensemble des voies d'accès aux réseaux et services participant à la société de l'information. C'est ce que nous avons souligné dans notre contribution à la consultation du Gouvernement, en proposant un régime juridique commun, indépendant des services transportés, pour l'ensemble des réseaux. C'est, à mon sens, l'adaptation nécessaire à la réalité de la convergence technologique.

Pas plus que dans la loi de 1996, on ne trouve dans les directives qui encadrent la libéralisation des télécommunications le mot "Internet". Et pourtant, ces textes n'ont, pour certains d'entre eux, que deux ou trois ans d'existence. C'est dire le chemin que nous avons parcouru, malgré la date récente d'introduction de la concurrence en Europe. Nous le voyons dans les discussions auxquelles nous participons dans le cadre de la révision, Internet est à présent un point de convergence qui va déterminer pour une bonne part le futur paysage réglementaire des télécommunications en Europe.

Pour aller encore plus loin au delà de nos frontières, chacun sait que le continent nord-américain, et plus particulièrement les Etats-Unis, occupe depuis toujours, une position privilégiée dans l'économie d'Internet. Or, je vous l'ai indiqué, le modèle de développement américain n'est pas nécessairement le même que le nôtre. L'Europe doit avoir toute sa place dans la société de l'information et je suis convaincu qu'elle dispose d'atouts pour y parvenir.

J'observe à cet égard que l'Europe a ouvert son marché à des opérateurs venus de tous les horizons. Cette situation ne trouvera son véritable équilibre que lorsque des opérateurs français et européens auront rencontré les conditions requises pour s'implanter et se maintenir sur les marchés réciproques.

Conclusion

Pour conclure ce colloque, j'insisterai sur deux points qui me paraissent fondamentaux :

Premier point : nous avons, depuis trois ans, beaucoup travaillé ensemble. Votre présence à tous ici en témoigne. Je voudrais en profiter pour faire brièvement une remarque sur la situation de la concurrence dans notre pays. Lorsque j'observe les publications de tel ou tel organisme sur la progression de la concurrence dans les Etats européens, il m'arrive de trouver que la réalité française n'est pas toujours bien perçue.

Je rappelle simplement quelques faits :

     

  • près de 80 opérateurs ont obtenu une licence en deux ans.
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  • La présélection est aujourd'hui en place, ce qui n'est pas le cas pour l'ensemble de nos partenaires.
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  • Les tarifs d'interconnexion applicables en l'an 2000 ont baissé en moyenne de 11,2 % pour les opérateurs de réseau ; ils placent la France en très bonne position sur la grille des tarifs européens ; leur structure est en outre spécialement favorable au développement des communications d'accès à Internet.
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  • Et, comme je l'ai mentionné précédemment, le chantier du dégroupage de la paire de cuivre est engagé avec la fin de cette année pour objectif.
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Sur ce point, ma conclusion est que nous avons non seulement beaucoup travaillé, mais également bien travaillé ensemble. Cela ne signifie pas pour autant que nous devons relâcher notre effort : il reste beaucoup à faire et comme l’indiquait ce matin William Kennard, du point de vue du régulateur, les choses n’avancent jamais aussi vite que nous le souhaitons.

Second point : la régulation devient chaque jour plus complexe ; si peu de questions sont susceptibles d'un consensus, il nous faut poursuivre et renforcer cet effort de concertation et de travail en commun. Internet est de ce point de vue un domaine tout à fait privilégié.

Je souhaiterais ainsi placer la démarche de cette journée dans la perspective des enjeux industriels, économiques et sociaux d'Internet. Un travail de réflexion, de recherche et d'information sur son économie en France et dans le monde est nécessaire, afin de ne pas laisser retomber le souffle que vous avez donné aujourd'hui par votre présence et la qualité de vos interventions. L'Autorité prendra prochainement des initiatives pour progresser dans cette voie.

Je veux enfin remercier Dominique Roux ainsi que toute l’équipe qui a assuré l’organisation de cette journée.

Je vous remercie de votre attention et de votre participation à ces Entretiens.