Parce que la concurrence ne fonctionne plus, le président de l'Arcep, Sébastien Soriano prône une régulation préventive des géants du Web.
Défenseur de la neutralité du Net et partisan de forts investissements dans la 5G, « gendarme des télécoms » au verbe haut et fonctionnaire soumis au devoir de réserve, Sébastien Soriano s'avance sur une étroite ligne de crête et fait régulièrement entendre son point de vue dans la sphère publique. Le président de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), connu pour sa défense acharnée de la concurrence dans le secteur des télécoms, est une voix « qui compte » lorsqu'il s'agit de débattre des conséquences de l'irruption du numérique dans la vie des citoyens.
Critique des positions monopolistiques des Gafam, défricheur de sujets encore peu audibles - à l'image de la neutralité des plateformes -, Sébastien Soriano fut l'un des invités du Grand Barouf numérique, organisé à Lille les 20 et 21 mars derniers. Convié à disserter sur " Comment gouverner à l'heure des Gafam ? ", il a répondu à nos questions à la suite d'un débat qui l'aura notamment vu ferrailler avec Benjamin Bayart, cofondateur de la Quadrature du Net et partisan d'une stricte régulation des Gafam par l'autorité politique.
Le Point : Dans un discours prononcé récemment lors du festival South by Southwest, vous avez tenu des propos critiques à l'encontre des grandes plateformes, et mis en avant des solutions précises - à l'image d'un démantèlement dit " doux " des Gafam. En parallèle, vous avez insisté sur le rôle des individus et des communautés plus que sur celui de la puissance publique dans la régulation de ces mêmes Gafam. Est-ce un aveu de modestie, de faiblesse ?
Sébastien Soriano : Je pense qu'il est temps de sortir de l'opposition binaire entre " laissons faire le marché autorégulateur ", et " c'est l'État qui décide ". J'insiste là-dessus : aujourd'hui, nous avons un problème d'état d'esprit, à la fois chez le législateur et chez le régulateur. On raisonne dans une logique de l'ancien monde, avec une vision du pouvoir résidant soit dans les mains des entreprises, soit de l'État. Il faut casser cette opposition. Les solutions apportées par l'État doivent donner plus de pouvoir et de responsabilités aux communautés et aux individus. L'important est d'inciter ces derniers à se structurer afin de peser sur le devenir du numérique.
Mais les citoyens peuvent-ils peser face à la puissance économique et politique des grandes plateformes ?
Aujourd'hui, l'asymétrie est effectivement forte entre, d'un côté des multinationales aux leviers financiers colossaux, et de l'autre l'individu. Ces plateformes ont une capacité d'action et de contrôle qui dépasse sans doute tout ce qui a pu exister dans l'histoire de l'humanité. La Compagnie britannique des Indes orientales ne contrôlait pas autant de sphères de la vie des individus à son époque. Ce déséquilibre est d'autant plus marqué que le principal ressort d'ajustement sur lequel nous avions parié, qui est la concurrence, ne fonctionne plus.
Pourquoi cela ?
Car dans notre esprit, nous vivons encore à l'époque du paradigme schumpétérien. J'y ai personnellement contribué lorsque je travaillais à l'Autorité de la concurrence il y a une dizaine d'années, à l'époque des premiers avis rendus sur Google. L'un d'eux préconisait de ne pas réguler Google, car l'entreprise finirait par être remplacée par un autre service - à l'image de ce qui est arrivé à MySpace et Yahoo. Nous pensions encore que la théorie des cycles d'innovation s'appliquait, que l'acteur majeur allait être balayé. Dix ans après, force est de constater que cela n'arrive pas, notamment à cause de ce que l'on appelle la " loi de Metcalfe ", liée aux effets de réseau.
Pouvez-vous nous expliquer ce que sont ces effets de réseau ?
Ces effets de réseau ont à voir avec la protection dont vous disposez lorsque le nombre d'utilisateurs de votre service croît. Cette accumulation d'utilisateurs vous permet d'être plus efficace, plus attractif. Un exemple classique : lorsque tous vos amis et proches s'inscrivent à Facebook, vous allez en faire de même. Ces effets peuvent déjouer les mécanismes classiques de concurrence.
Il faut bien comprendre que la concurrence est un mécanisme autocorrectif fabuleux : c'est la crainte de celle-ci qui pousse les acteurs économiques à proposer des services de qualité à un prix modeste, et à investir de manière forte. En tant que régulateur des télécoms, je mesure tous les jours la puissance de cet instrument, qui nous a permis de baisser les prix et de favoriser l'investissement en France. La concurrence est un instrument qui discipline les grandes firmes. Lorsqu'on la perd, c'est l'édifice qui s'écroule. Le discours sur la " main invisible " du marché s'effondre.
Dans l'histoire, des lois anti-trust ont été votées et appliquées lorsque la concurrence était faussée par des entreprises monopolistiques, à l'image de la Standard Oil. Nous trouvons-nous dans une situation similaire aujourd'hui ? Est-ce à l'autorité politique d'entrer dans la mêlée ?
Absolument, car les outils de régulation dont nous disposons aujourd'hui sont datés. Le droit de la concurrence a été construit au sein d'une économie fordiste, dans le cadre d'une expansion mondiale pilotée par l'Occident. Il a permis à l'économie européenne d'être compétitive à l'export, et aux ménages de bénéficier de prix attractifs. Le monde dans lequel nous rentrons - Pierre Veltz, dans un ouvrage assez lumineux, le nomme La Société hyper-industrielle - se caractérise par des mécaniques de concentration dans différents pôles mondiaux - concentration des talents, des données, des brevets, des centres de recherches, des capacités industrielles. Dans ce fonctionnement-là, nous ne pouvons plus raisonner avec des mécanismes de droit de la concurrence classiques.
Dans la doctrine économique contemporaine, inspirée par la pensée de l'école de Chicago, le primat est donné à ce que l'on appelle " le surplus du consommateur ", l'intérêt à court terme, qui s'apprécie par la faiblesse des prix. Problème : aujourd'hui, les Big Tech proposent des services bien souvent gratuits ! Si l'on suit un raisonnement lié à l'interprétation actuelle du droit de la concurrence, on devrait dire : " C'est bien, c'est gratuit, on n'y touche pas. " C'est une limite forte de la doctrine actuelle, et il est plus que jamais nécessaire de l'amender. Cela peut se faire de plusieurs manières, non exclusives : d'un côté, une réflexion théorique, en lien avec des travaux universitaires. De l'autre, via la mise en place de nouveaux mécanismes légaux, qui permettront aux autorités d'être proactives.
Aujourd'hui, au niveau européen, nous en sommes quand même à la troisième procédure contre Google. Les standards de preuve sont extrêmement élevés, et les sujets envisagés par le petit bout de la lorgnette. Cela nous empêche de structurer le marché. Je défends une régulation européenne préventive permettant de fixer des règles du jeu spécifiques à destination de quelques plateformes gigantesques, et qui ne concernerait pas l'ensemble des acteurs économiques - contrairement au Règlement général sur la protection des données (RGPD), par exemple.
Quelle forme prendrait cette régulation ? Faut-il suivre les conseils de certains économistes, dont Jean Tirole, qui défendent un contrôle très strict des acquisitions d'entreprises par ces grandes plateformes ?
Absolument. Ce dont vous parlez, c'est la problématique des killer acquisitions. Il arrive que des acteurs majeurs de l'économie numérique rachètent des start-up car celles-ci les menacent. Le rachat d'Instagram par Facebook, c'est ça - Facebook a eu peur de devenir le MySpace de l'affaire. Aujourd'hui, nous n'arrivons pas à réguler de tels rachats à cause d'un problème de seuil. Le contrôle des fusions-acquisitions s'applique à tout entreprise : du boucher du coin jusqu'à Google. Pour éviter les charges démesurées, les acquisitions s'effectuant en dessous d'un certain chiffre d'affaires ne sont pas contrôlées. Et dans certains cas, le chiffre d'affaires de start-up naissantes est très faible !
Face à cet état de fait, deux opportunités s'offrent à nous. Un : changer les règles du jeu pour tout le monde. Le problème est que vous créez une charge administrative sur toute l'économie. De plus, vous généralisez une incertitude juridique si le contrôle s'effectue ex post, après l'acquisition. Ma proposition est donc de viser uniquement les " plateformes structurantes ", peu nombreuses, auxquelles on appliquerait des règles spécifiques, notamment un contrôle des concentrations afin d'éviter les killer acquisitions. Il s'agirait d'appliquer la recommandation de Jean Tirole, qui est de renverser la charge de la preuve en présumant que tout achat de start-up par une Big Tech est anticoncurrentiel sauf si celle-ci arrive à prouver le contraire.
Alors que certains décideurs politiques européens défendent une taxe Gafam à la portée limitée, de l'autre côté de l'Atlantique Elizabeth Warren appelle à démanteler les Big Tech. Le cœur de la lutte anti-Gafam se situe-t-il en Amérique du Nord ?
Aux États-Unis, cette position concerne le camp démocrate, pas forcément majoritaire. Au sein de ce camp, il est vrai que les critiques sont très fortes. Nombreuses sont les voix qui appellent à un recours aux lois anti-trust - ce qui, dans les faits, ne nécessite aucun changement législatif. Pour autant, je dis : attention, le démantèlement n'est pas forcément la solution miracle. Lorsqu'on lit dans le détail les déclarations des démocrates, on observe qu'ils appellent à la déconstruction d'opérations de concentration déjà acceptées. Le démantèlement de Google laisserait Google Search intact, AdWords intact - soit le générateur de cash majeur de Google à l'heure actuelle. Ces services ont des positions de marché extrêmement fortes, pour ne pas dire monopolistiques. Le démantèlement permettrait d'amoindrir " l'effet pieuvre " de ces acteurs, pas de casser les monopoles en tant que tels.
L'effet pieuvre des grandes plateformes s'incarne, entre autres choses, dans la problématique de la " neutralité des terminaux ", que l'Arcep défend avec force. De quoi s'agit-il ?
Au sein de l'Arcep, nous militons en faveur de la concurrence et de l'investissement, afin que les réseaux soient de bonne qualité. L'Arcep défend également la neutralité totale de ces mêmes réseaux. L'utilisateur est le seul maître à bord dès lors qu'il s'agit d'utiliser tel ou tel service, d'aller sur tel ou tel site. Mais au-delà de la neutralité des réseaux, les " tuyaux ", nous défendons la neutralité des terminaux - les " robinets ", c'est-à-dire nos smartphones, nos tablettes, nos assistants vocaux, et demain nos voitures connectées. À la suite d'une enquête d'un an, nous avons constaté que la situation au niveau de ces robinets était catastrophique.
Dans le cas d'un smartphone, les systèmes d'exploitation - iOS ou Android, par exemple - limitent strictement les contenus et services auxquels vous pouvez accéder. Un exemple, parmi tant d'autres : il est impossible de supprimer certaines applications lorsque vous achetez un smartphone. Au final, l'utilisateur est enfermé dans un écosystème. Notre intuition est que cette situation va empirer avec le développement de la commande vocale. Lorsque vous serez en voiture et direz à votre assistant - Siri, Alexa, Google et j'en passe - de faire les courses pour vous, vous recevrez vos courses en temps et en heure. Problème : jamais vous n'aurez choisi la marque des produits, les fournisseurs, le coursier, etc. Il ne s'agit pas de remplacer le pouvoir d'Apple par le pouvoir de l'Arcep : nous désirons simplement laisser tous les choix à l'utilisateur.
Propos recueillis par Romain Gonzalez