Prise de parole - Discours

Conclusion du GRACO plénier par Jean-Ludovic Silicani, président de l'ARCEP, le 6 décembre 2011

Mesdames et Messieurs,

Chers amis,

L'ARCEP a bien noté toutes les questions posées et toutes les pistes proposées par les intervenants des deux tables rondes de cette matinée de débat : soyez assurés qu'elles seront toutes examinées de très près.

J'avais suggéré dans mon introduction que nous adoptions un ton franc et constructif : cela a été le cas. Chacun a pu exprimer ses positions, parfois consensuelles, parfois opposées, mais il n'y a eu ni invective ni stigmatisation. Je remercie les intervenants parce que cela n'a pas toujours été le cas, lors des débats récents sur le numérique.

Voici quelques observations immédiates que je souhaite partager avec vous.

1 - Il me semble qu'il y a un assez large accord sur les points suivants.

- Sur la forte attente des particuliers, des entreprises et des élus pour le très haut débit qui est associé à la montée en compétitivité des territoires et à la possibilité d'apporter aux populations, aux entreprises et aux services publics, des nouvelles capacités et des nouvelles prestations qu'elles soient individuelles ou collectives. Je pense que cette attente du très haut débit est encore plus forte dans les territoires peu denses que dans les grandes agglomérations où l'ADSL est excellent. Pendant un certain temps encore, ce haut débit suffira à satisfaire les besoins, alors que dans les territoires peu denses et a fortiori les territoires ruraux où le haut débit est moins bon, voire parfois médiocre - et nous essayons de résorber ces poches le plus vite possible -, le passage au très haut débit sera vraiment un changement fondamental et permettra sur ces territoires qui, aujourd'hui, cumulent des handicaps, de bénéficier demain d'un atout.

- Sur le plan du modèle économique, on est conduit à se demander si, en définitive, le modèle économique des territoires peu denses n'est pas de nature, à un moment donné, à être au moins aussi rentable que celui des zones intermédiaires. Il y a une attente considérable de la population et des petites entreprises ; on le constate, par exemple, lors des expérimentations faites par le CGI dans des territoires peu denses où il y a eu assez souvent des demandes d'abonnements importantes de la population. Il y a là une vraie question.

- Sur le rôle du régulateur : il fixe le cadre et les règles de déploiement technico-économiques des nouveaux réseaux, en application à la fois des directives communautaires (très précises et qui laissent une marge de manœuvre limitée), de la loi LME de 2008, pour les zones très denses (dispositions de mutualisation spécifiques), et de la loi Pintat de 2009. C'est dans ce cadre, qui s'impose à nous, que nous fixons la règlementation qui s'applique au déploiement de la fibre optique sur l'ensemble du territoire. Je ne dis pas qu'il n'y a pas des possibilités de choix mais on ne peut pas tout faire.

- Ce cadre peut bien sûr évoluer. Dans l'analyse du marché du haut et du très haut débit, nous avons d'ailleurs fixé un rendez-vous fin 2012 pour dresser un premier bilan et voir s'il y a lieu, à ce moment-là, en fonction des déploiements qui seront intervenus, d'ajuster le cadre du très haut débit. Toutefois si ajustement il y a, ce sera toujours dans les limites que permet le cadre communautaire.

- Mais, s'agissant du déploiement des nouveaux réseaux, il y a beaucoup d'autres questions qui ne relèvent pas du régulateur. Ce sont des questions de choix politiques, au meilleur sens du terme, qui relèvent du Parlement, du Gouvernement, des élus locaux ou des associations qui les représentent. Par exemple, définir le degré de couverture en fibre optique choisi pour notre pays : 100 % du territoire en fibre optique ou pas ? (d'autres pays ont fait d'autres choix que le nôtre à ce sujet). A quel rythme ? En y mettant quel montant d'investissement public au regard des investissements privés ? Ce sont des questions qui ont bien sûr une dimension économique mais qui sont surtout des choix politiques et qui relèvent donc d'autres acteurs publics que le régulateur.

2 - Cela me permet de faire la transition avec les attentes et les préoccupations exprimées ce matin par les intervenants.

- On a redit ce matin quelque chose qui avait déjà été exprimé à plusieurs reprises : il faut, maintenant que l'on passe à la phase opérationnelle du déploiement du très haut débit fixe, renforcer le pilotage stratégique et politique. Mais il faut bien voir que, derrière cette question, il n'y a pas simplement celle, le cas échéant, du renforcement des capacités, au niveau central, en matière de numérique. Il y a également, et on l'a entendu lors des débats des quinze derniers jours sur le sujet, une autre question, beaucoup plus politique : veut-on que ce soit l'Etat ou les collectivités territoriales qui pilotent cette stratégie numérique ? J'ai entendu des élus locaux importants dire que ce n'était pas à l'Etat mais aux collectivités territoriales de piloter cela. Et c'est leur droit de le penser. Il y a donc un choix à faire : pilotage national ou local du développement numérique du territoire ? Comme on le voit, beaucoup de questions ne relèvent évidemment pas de l'ARCEP.
Au-delà du renforcement du pilotage stratégique, il faut sans doute aussi un renforcement du pilotage opérationnel. Au niveau territorial, c'est ce que font les préfets de région et les représentants des collectivités territoriales dans le cadre des commissions régionales qui ont été mises en place. Un suivi régulier des projets, de leur avancement, de leur réalisation, des points de blocage, est en effet nécessaire. Mais il y aurait sans doute aussi besoin d'une mutualisation, entre les collectivités territoriales et certains opérateurs, du traitement et du suivi des nombreuses questions opérationnelles. L'Etat (services centraux et ARCEP) pourrait évidemment y participer.

- La deuxième attente concerne la solidarité nationale. Les territoires qui risquent d'avoir le plus besoin, en termes d'avantages relatifs, du très haut débit, sont les territoires les moins denses, mais c'est aussi là qu'il y a le moins de ressources. Il y a donc un mécanisme de solidarité, et de péréquation nationale, à mettre en place sur le long terme. Le fonds national d'aménagement numérique des territoires tel qu'il a été créé par la loi Pintat de décembre 2009 peut, sans doute, être cet outil. Les collectivités territoriales ont exprimé le souhait que le principe de la création de ce fonds soit confirmé afin de les rassurer et de leur donner une visibilité à long terme pour leurs propres investissements.

- Une autre question a été soulevée ce matin : c'est le souhait d'une plus forte sécurisation des programmes d'investissement présentés par les opérateurs. Il faut, bien sûr, d'abord utiliser les outils existants : les schémas directeurs ont été créés à cette fin. Le département ou la région (dispositif décentralisé voulu par le législateur en 2009) rassemble " autour d'une table " tous les acteurs, privés et publics, dresse l'inventaire des réseaux existants et identifie les projets envisagés, à la fois privés et publics. Enfin, il leur donne une cohérence sur le territoire, par rapport aux spécificités économiques et sociales du département ou de la région en question. Ces schémas directeurs sont un élément clef ; c'est pour cela que l'ARCEP estime qu'ils doivent être obligatoires, c'est-à-dire que l'ensemble du territoire doit être couvert par des schémas directeurs. De fait, ce sera le cas dans peu de temps. Mais il faudra que ces schémas directeurs soient réactualisés régulièrement pour tenir compte de l'évolution des déploiements et qu'ils soient faits avec encore plus de rigueur et avec une méthodologie encore plus exigeante que celle qui a été utilisée pour démarrer. Ce n'est pas une critique des schémas directeurs réalisés, mais le constat qu'il y a sans doute des effets d'apprentissage permettant leur amélioration au cours du temps. C'est un premier élément décisif de mise en cohérence des initiatives publiques et privées.

- Le deuxième élément se situe à une échelle plus " micro ". Sur chaque commune ou agglomération sur laquelle un opérateur a prévu un déploiement - je pense notamment à l'accord de co-investissement entre Orange et SFR - il y a un travail à faire avec les collectivités territoriales concernées, et en cohérence avec le schéma directeur du département où se trouvent ces communes, afin que soient précisés, dans un document, les engagements que prennent les opérateurs, notamment le calendrier (quand démarre effectivement le déploiement, le premier coup de pioche, les étapes intermédiaires, la fin des travaux, …). On a également évoqué l'idée que les opérateurs confirment chaque année leurs engagements. Parce que, si une collectivité locale doit attendre 3 ans pour s'apercevoir, au bout du compte, que l'opérateur a renoncé à son projet, c'est une catastrophe. Si l'opérateur ne confirme pas son engagement, alors le projet sera caduc et la collectivité territoriale pourra immédiatement engager, si elle le souhaite, un projet d'initiative publique. Voici pour les engagements que doivent prendre les opérateurs.

Mais il y a aussi les engagements des collectivités territoriales pour faciliter ces déploiements (autorisations de voierie, de passage, …). Ces engagements réciproques sécuriseraient beaucoup les choses. En effet, un opérateur et une collectivité qui auraient signé une convention rendue publique, et qui ensuite ne la respecteraient pas, auraient quelques problèmes. La réflexion doit se poursuivre sur le contenu et la portée de telles " conventions territoriales ", plus " micro " que le schéma directeur qui lui est fait au niveau départemental ou régional.

- Quatrième constat relevé ce matin : il ne faut ni sous-estimer ni surestimer les difficultés opérationnelles du déploiement des réseaux. Ne pas les sous-estimer, parce que déployer des réseaux est un métier, au croisement des télécoms et des travaux publics, un métier qui ne s'improvise pas et, par ailleurs, il faut qu'il y ait des entreprises et des capacités humaines pour déployer des réseaux. Ce serait absurde, si tous les autres facteurs étaient réunis (le cadre réglementaire, les financements, les accords entre opérateurs publics et privés), que l'on bute sur un problème purement opérationnel, c'est-à-dire que l'on n'ait pas les entreprises, les ouvriers, les techniciens, les ingénieurs, pour déployer les réseaux. Les estimations des spécialistes conduisent à penser qu'au-delà de 1 à 1,5 million de lignes par an, il y a un vrai risque de goulot d'étranglement. Mais un tel rythme (1 à 1,5 million de lignes par an), permettrait d'atteindre largement l'objectif visé.

Il ne faut pas non plus surestimer les problèmes opérationnels : les chiffres dont nous parlons, que ce soit 21 ou 25 milliards d'euros, sont importants mais, enfin, le PIB français est de plus de 2.000 milliards d'euros. En 15 ans, la France va produire 30.000 milliards d'euros ; pendant ces 15 ans, elle peut évidemment dégager 20 à 25 milliards pour construire sur l'ensemble du territoire national le réseau de communications du XXIème siècle. Heureusement qu'il n'y avait pas d'analystes financiers en 1880 ou en 1920 parce que l'on n'aurait réalisé ni les chemins de fer, ni les réseaux d'électricité car ce n'était évidemment pas rentable dans les 5 ans. Les investissements longs impliquent une vision différente, qui est celle adoptée par le régulateur. Investir 20 ou 25 milliards d'euros en 15 ans pour un pays comme la France est parfaitement possible, selon un partage qui se fera, et son évaluation se précisera au fur et à mesure, entre investissements privés et investissements publics.

- J'ai également noté des travaux à compléter ou à parachever. Les réseaux de collecte doivent être mis à niveau. Ceci pour éviter que les boucles locales soient en fibre et que la partie amont ne soit pas fibrée ou mal optimisée. L'ARCEP fera prochainement des propositions sur ce sujet. Il faut aussi creuser la question de la partie terminale du réseau, celle qui est réalisée au moment de l'abonnement. Cela n'aurait pas de sens d'ajouter ce coût dès le départ, puisque les abonnements pourront s'étaler sur un nombre d'années considérable. Pour le téléphone, par exemple, dans certains immeubles parisiens, le raccordement au téléphone a été effectué en 1890 et certains abonnements n'ont été souscrits qu'en 1990. Ce sont des dépenses qui auront lieu, qui ne sont pas négligeables (plusieurs milliards d'euros), et qu'il ne faut donc pas ignorer, mais elles vont s'étaler sur une très longue période. La question n'est donc, à ce stade, pas tant d'évaluer ce chiffre, mais plutôt de savoir qui paiera le coût du raccordement final effectué lors de l'abonnement ? Il n'y a pas de règles spécifiques en matière de télécoms sur ce point-là. On doit donc regarder ce qui s'est fait pour le financement des réseaux d'eau, d'assainissement, d'électricité, de gaz, de téléphone,… L'usage a été un partage du financement de cette terminaison entre l'abonné et l'opérateur. Je ne sais pas ce qui se fera pour la fibre optique mais c'est une question qui est ouverte et qu'il faudra peut-être préciser, le moment venu, par une disposition législative. Ça a été fait, pour les immeubles des zones très denses, par la loi LME, et l'ARCEP en a précisé la portée à l'occasion de décisions de règlement de différends en 2011.

3 - Je conclurai cette synthèse de nos travaux de ce matin par les raisons qu'il y a d'être raisonnablement optimiste (mais c'est mon caractère).

D'abord, il existe des réponses à toutes les questions que je viens de rappeler.

Ensuite, il y a aujourd'hui énormément de projets d'initiative publique sur l'ensemble du territoire. Les membres du collège et les cadres de l'ARCEP sont extrêmement sollicités par les collectivités pour découvrir sur le terrain, non seulement des projets, mais aussi des investissements en cours de réalisation, que les élus locaux veulent nous présenter. Dans la limite de nos disponibilités, nous répondons aux demandes qui nous sont faites. Pour reprendre une remarque du sénateur Sido ce matin, c'est dans l'action que beaucoup de problèmes seront réglés et que d'autres apparaîtront. C'est en réalisant ces réseaux dans des départements ruraux, urbains, de montagne, de plaine, que l'on s'apercevra que certains problèmes qui apparaissaient délicats se sont résolus assez facilement et d'autres, que l'on n'avait pas prévus, ont surgi. A un moment donné, il faut bien sûr continuer à réfléchir et à débattre, mais il faut " se lancer à l'eau " et réaliser ces réseaux, qu'ils soient faits par les opérateurs privés ou par les collectivités publiques. Je rappelle aussi qu'il y a 10 ou 15 ans, pour le dégroupage et pour le développement des technologies DSL, on a identifié une multitude de questions d'ordre opérationnel qui ont été progressivement résolues. A un moment donné, le " précipité a eu lieu et l'eau s'est clarifiée ". Les choses ont alors rapidement avancé avec les résultats excellents sur l'ADSL que l'on connait.

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L'ARCEP est et reste disponible, dans la limite de ses compétences, pour travailler avec tous les acteurs publics et privés et nous privilégierons toujours la conjugaison des initiatives publiques et privées plutôt que leur opposition.