Mesdames et Messieurs,
La mise en place d’une réglementation propre à introduire la concurrence dans le secteur des télécommunications est un processus complexe et difficile. L’enjeu est de conjuguer les règles d’une économie mondialisée avec les spécificités politique, économiques et sociales de chaque Etat.
Les difficultés sont encore plus grandes pour les pays en développement, pour qui le marché doit d’abord répondre à des besoins essentiels pour équiper leur territoire et étendre l’accès aux services de la société de l’information.
Avant d’évoquer les principes d’une réglementation et d’une régulation efficace, ainsi que l’importance de l’environnement international, je voudrais m’arrêter un instant sur les principaux enjeux des télécommunications pour le développement.
1. Les enjeux du développement des télécommunications dans une économie mondialisée
- L’entrée dans la société de l’information
L’entrée dans la société de l’information est, chacun d’entre vous en est convaincu, un défi majeur à relever. Les technologies de l’information sont en effet un formidable outil de développement économique et social. Elles le resteront indépendamment de la conjoncture et des aléas économiques. Notre objectif commun est que toutes les régions du monde puissent être partie prenante de la société de l’information, qui ne saurait être réservée aux pays les plus riches.
Développement social d’abord, car la finalité ultime de notre action en faveur des télécommunications, c’est de favoriser, pour le plus grand nombre, la circulation de l’information, l’accès au savoir et la communication entre les hommes. Cela passe d’abord par la généralisation de l’accès au service téléphonique ; et cela passe aujourd’hui, dans les pays en développement, par l’utilisation des nouveaux outils de communications que sont le téléphone mobile et Internet.
Mais qui suppose l’émergence d’un marché, et donc le développement économique. En effet, nous l’avons constaté en Europe depuis près de quatre ans : la mise en place d’une économie ouverte et concurrentielle, donc la formation d’un marché, favorise l’efficacité économique, la croissance, la baisse des prix et l’innovation.
- De la fracture numérique au développement numérique
On parle beaucoup aujourd’hui de la " fracture numérique ", pour désigner une réalité complexe, qui ne peut se résumer par une formule. Pour favoriser la croissance des pays dits du Sud, l’important aujourd’hui est moins de constater cette réalité que de trouver des solutions pour y remédier. Cela passe d’abord par un changement de perspective. Je partage l’approche du Président Powell, pour qui nous avons aujourd’hui un sentiment tout particulier d’amitié, qui suggère de concentrer nos efforts sur le " développement numérique ", un terme qui rassemble les peuples plutôt que de les diviser en deux catégories, et je partage parallèlement l’objectif de la Commission européenne récemment exprimé par le Commissaire Nielson, chargé de la politique de développement et de l’aide humanitaire, visant à ce que la population des pays en développement bénéficie d’infrastructures et de services durables accessibles par tous. Chacun doit pouvoir trouver sa place et son rythme propres dans le développement numérique mondial.
A cet égard, l’entrée des technologies de l’information à l’école représente pour tous les pays un enjeu décisif et un facteur de développement majeur ; car l’école, instrument d’égalité culturelle et éducative, doit donner aux nouvelles générations les compétences indispensables aux exigences de la vie moderne. L’école est ainsi l’un des pivots de la société de l’information et tient une place déterminante dans ce que j’appelais tout à l’heure le " développement numérique ".
- L’accès et le service universel
Autre point crucial pour les pays en développement, l’accès aux réseaux et services de télécommunications. Car la concurrence n’est pas une fin en soi.
Elle doit assurément s’inscrire dans un objectif de développement et d’aménagement du territoire, au bénéfice du plus grand nombre. Cette question recouvre deux réalités complémentaires :
- L’équipement du territoire en réseaux de télécommunications. L’un des enjeux majeurs est de desservir toute la population et de fournir les outils de l'activité économique. Cela suppose des investissements, qui peuvent être facilités par la concurrence, complétée par une politique publique incitative. Plusieurs technologies sont aujourd’hui disponibles pour couvrir les zones les plus difficiles d’accès : réseaux fixes, réseaux mobiles, satellites, boucle locale radio, etc. Leur complémentarité peut se révéler un atout pour réduire le coût de cette couverture. L’exemple du développement du téléphone mobile dans plusieurs pays mérite à cet égard d’être salué.
- L’accès du plus grand nombre aux services de télécommunications suppose le déploiement des réseaux sur le territoire mais intègre en outre une dimension d’équité. Pour y répondre, l’Europe, et singulièrement la France, font appel à la notion de service universel, qui se traduit par des obligations de couverture et éventuellement un partage des coûts entre opérateurs. Le service universel des télécommunications concerne aujourd’hui uniquement le service téléphonique. Des réflexions sont conduites en Europe sur l’opportunité de son extension à de nouveaux services (Internet notamment), mais il n'est pas évident qu'une solution législative soit la plus rapide et la plus efficace.
On observe d'ailleurs que, sans attendre, les pouvoirs publics de certains Etats contribuent à la création d'infrastructures et donc à la baisse du coût des offres de services et à un accès plus large à l'Internet. En d'autres termes, le marché est le moteur de l'accès universel, mais l'enjeu n'en échappe pas aux Etats.
Cela pourrait constituer une référence pour les pays en développement, même si les questions du coût et du financement du service universel ne sont pas comparables dans les pays industrialisés et dans d’autres pays. En tout état de cause, les mêmes termes "service universel" recouvrent des réalités très différentes selon les pays ; il faut donc en trouver des traductions diverses dans les licences attribuées aux opérateurs.
2. La mise en place d’un cadre réglementaire efficace
Il n’y a pas à mon sens de modèle unique de développement économique et je considère que chaque pays doit adapter le processus de libéralisation des télécommunications à ses spécificités à sa culture, tout en faisant siens les principes de l’économie mondiale. Ouvrir un marché, c’est faire naître une offre qui doit correspondre à une demande. Or les besoins des consommateurs peuvent être très différents selon l’histoire et la géographie de chaque pays et selon le degré de maturité de son marché.
- L’objectif : le développement d’un marché concurrentiel au bénéfice du consommateur
L’objectif premier demeure la formation d’un marché. Or, la clé de ce développement, c’est le consommateur, celui qu’on a appelé un usager. C’est à la fois un objectif pour la politique publique et une condition du succès de la concurrence. Pour que le marché devienne une réalité, il faut que le consommateur comprenne l’offre qui lui est proposée et y adhère ; il faut qu’il reconnaisse le service offert comme la réponse appropriée au besoin qu’il exprime. C’est une des raisons du succès du GSM en Europe et dans le monde, un service simple, techniquement fiable, à un prix abordable.
La pertinence d'une politique publique n'est donc pas dissociable de l'efficacité et de la réussite des opérateurs. L'une et l'autre reposent sur la satisfaction du consommateur.
- De nouvelle relations économiques et institutionnelles
L’émergence d’un véritable marché, point de rencontre entre des offres concurrentes et une demande solvable, passe généralement par une modification des structures économiques et institutionnelles.
En termes économiques, l’opérateur historique doit être prêt à entrer dans le jeu de la concurrence. Cela suppose qu’il s’adapte, notamment en matière d’organisation et de démarche commerciale, ce qui exige généralement des changements culturels importants. La privatisation, totale ou partielle, de l’opérateur historique n’est pas une condition immédiate ou préalable à cette démarche nouvelle, mais elle peut constituer une incitation forte au changement. De fait, la plupart des États membres de l’Union européenne ont procédé à l’introduction en bourse partielle, voire totale, du capital de leur opérateur historique.
En termes institutionnels, la mise en place d’une régulation efficace, dotée de compétences fortes, constitue un atout décisif dans le processus d’ouverture :
- Tout d'abord, le rôle assigné au régulateur est de créer dans la durée et de maintenir à tout moment les conditions d’une concurrence effective, équitable et loyale.
- A cette fin, la régulation doit reposer sur une base juridique claire et cohérente, permettant au régulateur d’exercer pleinement ses compétences, dans l’application des règles nationales
- L’institution d’une régulation d’abord asymétrique, visant à appliquer des obligations renforcées à l’opérateur historique, constitue en troisième lieu une nécessité pour permettre au marché de naître et de se développer.
La question de l’indépendance institutionnelle du régulateur est assurément un point fondamental, qui devient même crucial lorsque l’opérateur historique demeure sous contrôle majoritaire de l’état. Plus la part que détient l’Etat dans son capital est importante, plus l’indépendance du régulateur est décisive.
Tous les pays européens ont institué un régulateur indépendant pour marquer leur volonté de séparer les fonctions de régulation et d’exploitation et mettre ainsi le régulateur à l’abri des pressions politiques et économiques. Le groupe des régulateurs indépendants (GRI) qui associe aujourd’hui les régulateurs des quinze Etats membres de l’Union européenne et de quatre autres Etats voisins, a d’ailleurs récemment établi un document qui explicite les critères essentiels de l’indépendance du régulateur, qui a été publié sur le site de G-Rex
J’ajoute que ces évolutions ne sont possibles que dans un contexte de stabilité institutionnelle et réglementaire, seule à même d’apporter au marché la visibilité nécessaire à son développement.
- Un dialogue constant avec le secteur privé
Réguler, c’est agir pour et avec le marché, en lui permettant de se développer à son rythme, dans le cadre d’un dialogue constant avec le secteur.
Chacun des marchés évolue en effet à un rythme propre, déterminé en grande partie par le temps nécessaire à la rencontre d’une offre et d’une demande. Pour un régulateur, il est donc essentiel de respecter la capacité d’adaptation du marché et de trouver l’équilibre entre l’impulsion qu’il doit donner en faveur du dynamisme et le maintien d’une concurrence durable, garante d’un développement continu. Il faut à cet égard éviter les à-coups et les accélérations sans lendemain.
Le dialogue avec le marché se traduit par le recours permanent à la concertation, qui constitue un élément clé de la méthode de l’Autorité. Ce travail nécessaire de concertation doit être relayé par des décisions et des positions claires, indispensables pour éclairer le marché : C’est ce que nous faisons régulièrement à travers la publication de recommandations et de lignes directrices.
A la lumière de cette expérience, l’initiative d’ouvrir le dialogue avec le secteur privé à l’occasion du colloque d’aujourd’hui me semble donc tout à fait positive.
- Une réglementation appelée à évoluer
La réglementation sectorielle des télécommunications est par nature appelée à évoluer, parce qu’elle a pour objet la régulation d’un secteur sujet à des transformations économiques et technologiques importantes. Pour éviter les mutations trop brutales, qui ne favorisent pas la visibilité pour les acteurs, il est essentiel de concevoir une réglementation fondée sur le principe de neutralité technologique, conçue de façon suffisamment générale pour s'appliquer durablement aux réseaux et services en tenant compte des innovations techniques, sans de trop fréquentes modifications législatives. Mais il faut également être conscient que l’adaptation de la réglementation est inévitable à moyen terme.
Ainsi, l’efficacité de la réglementation européenne repose en partie sur ces deux principes : elle s’est toujours appuyée sur la neutralité technologique pour assurer la pérennité de ses principes ; mais elle a également prévu un processus de révision. C’est pourquoi elle est aujourd’hui en cours d’adaptation, à peine quatre ans après l’ouverture complète du marché. Cette réforme est motivée principalement par trois objectifs :
- Favoriser la progression de la concurrence, en permettant à la régulation de mieux ajuster son action à la situation des différents marchés qui composent le secteur (longue distance, boucle locale, mobiles, Internet, liaisons louées, etc.)
- Harmoniser les conditions d'exercice de la concurrence dans l'ensemble de l'Union européenne, de manière à créer un véritable marché unique européen.
- Tenir compte de la convergence technologique, par la mise en place d’une réglementation et d’une régulation communes à l’ensemble des réseaux de la société de l’information. Cela appellera sans doute dans de nombreux pays une évolution dans l’organisation et le fonctionnement du régulateur.
A ce sujet, je sais que des réflexions sont en cours pour étudier la possibilité d’instaurer, dans les pays en développement, des régulateurs multisectoriels, afin de réduire le coût de la régulation. Il existe sans doute des possibilités de mutualisation et de synergie, mais je voudrais faire deux remarques :
- Il existe une limite au caractère généraliste du régulateur : l’objectif de la régulation sectorielle est bien d’instaurer une régulation adaptée aux spécificités de chaque secteur. C’est notamment par son expertise juridique, technique et économique, dans son domaine de compétence, que le régulateur acquiert sa légitimité.
- Les exemples de régulateurs dotés de compétences multisectorielles sont peu nombreux. Certaines autorités régulent à la fois la poste et les télécommunications, généralement pour des raisons historiques ; d’autres, notamment aux Etats-Unis, au Canada, en Italie, exercent une double compétence, sur les télécommunications et sur le secteur audiovisuel.
Si un tel rapprochement se comprend naturellement pour ces deux secteurs, dans la perspective de la convergence, il reste que la régulation des réseaux et celle des contenus demeurent deux disciplines distinctes. L’institution d’un régulateur unique pour des secteurs aussi différents que les télécoms, l’électricité, l’eau, les chemins de fer, etc., pourrait enfin se révéler très complexe dans sa mise en œuvre, et nous sommes intéressés de connaître les résultats des premières expériences.
3. Créer un environnement international favorable
Dans une économie mondialisée, l’environnement international est déterminant pour permettre la réussite des transformations économiques. Plusieurs voies complémentaires doivent être poursuivies pour rendre cet environnement favorable :
- La normalisation
La normalisation joue un rôle important dans l’établissement de cet environnement, parce qu’elle conduit à des choix techniques et industriels qui ont un impact décisif sur l’évolution des marchés au niveau mondial, notamment au sein de l’UIT. Si ce processus ne relève pas de la seule responsabilité des Etats, ceux-ci sont partie prenante des décisions stratégiques adoptées. En outre, normalisation et régulation sont deux notions étroitement imbriquées. La normalisation favorise notamment la réduction des coûts des équipements au bénéfice de l’ensemble des acteurs, la visibilité sur les technologies et les ressources en fréquences associées, la simplification des conditions techniques d’interconnexion, l’émergence de nouveaux services, etc. Les régulateurs nationaux doivent donc rester attentifs à la normalisation et s’y impliquer afin d’anticiper les transformations profondes du secteur.
- La coopération internationale
La coopération internationale est un outil indispensable pour permettre aux pays du sud de développer leur marché des télécommunications et des technologies de l’information. Il s’agit en effet d’un secteur à la fois très technique et très capitalistique ; l’expérience des pays qui ont ouvert leur propre marché peut se révéler très utile ; les aides au développement peuvent également contribuer au financement du processus de libéralisation.
L’UIT est un cadre privilégié pour favoriser cette coopération, précisément en raison de son caractère intergouvernemental, qui lui offre la neutralité nécessaire à l’égard des intérêts économiques. Le sommet d’aujourd’hui en est une illustration très concrète, et constitue en même temps la reconnaissance du rôle propre de la régulation, que la langue française distingue de la réglementation. D’autres rencontres, telle la Conférence mondiale de Développement des Télécommunications qui aura lieu à Istanbul en mars 2002, permettront de faire progresser la coopération et le dialogue.
Comme le montre l’exemple de l’Europe, la coopération régionale à l’échelle d’un groupe de pays, voire d’un continent, est aussi un puissant atout pour favoriser le développement d’un marché ; elle permet en effet d’augmenter la taille d’un marché, donc de favoriser les économies d’échelle. Toute initiative en ce sens, à l’image de ce que j’indiquais avec le groupe des régulateurs européens, doit donc être encouragée.
Mais il appartient aussi aux pays industrialisés d’engager, avec les moyens dont ils disposent, des actions de coopération bilatérales et multilatérales avec leurs partenaires du Sud. Le rôle des régulateurs va, dans cette perspective, prendre une importance croissante.
- La contribution de la régulation française
Pour sa part, la France souscrit pleinement à cette démarche, et elle peut à mon sens apporter une contribution importante à la coopération avec les pays en développement, notamment parce qu’elle entretient avec la plupart d’entre eux une tradition forte en matière de coopération et d’aide au développement, mais aussi parce qu’elle bénéficie désormais d’une expérience significative du processus d’ouverture du marché.
L’Autorité, qui est au cœur du dispositif français de libéralisation, est donc prête à prendre toute sa part dans cet effort de coopération ; de fait, elle s’est déjà largement engagée dans cette voie depuis sa création. Elle a développé des contacts bilatéraux avec de nombreux pays afin de leur apporter son expérience en matière de régulation et de concurrence.
Elle reçoit de nombreux cadres des administrations de ces pays et participe, dans la mesure de ses moyens, à leur formation. Elle s’efforce ainsi d’être disponible pour conseiller et informer ses homologues des pays du Sud.
Deux actions spécifiques, engagées dans le cadre de cette démarche, me tiennent tout particulièrement à cœur :
- Nous avons signé récemment un accord de coopération entre l’ART et l’ANRT marocaine. Il s’agit d’une première ; je suis convaincu que nous serons amenés très prochainement à renouveler cette expérience positive avec d’autres partenaires.
- Nous avons souhaité réunir, dans le cadre du présent colloque de l'UIT, tous les régulateurs de la communauté francophone, au cours d’un petit déjeuner de travail qui aura lieu demain matin.
Il s’agit de renforcer les liens qui unissent tous les pays qui se réclament d’une tradition francophone, afin de mettre cette communauté de langue au service d’une meilleure compréhension mutuelle du travail de régulation. Nous espérons inscrire cette initiative dans la durée et nous avons pour ambition d’organiser l’année prochaine un colloque destiné à approfondir ces travaux.
Conclusion
J’insiste pour finir sur un point qui me paraît décisif. En matière de coopération internationale, notre objectif n’est pas de définir ou d’imposer un modèle de régulation. Notre rôle est un rôle de conseil et d’expertise, dans le cadre d’une démarche de partenariat. En venant ici pour expliquer, pour témoigner et réfléchir. J’ai eu pour ambition de vous proposer, à vous nos partenaires, les outils qui vous permettront de trouver votre propre modèle de développement
Je vous remercie de votre attention.