Prise de parole - Discours

COLLOQUE des régulateurs sur le développement / UIT - Genève - 20 novembre 2000 / Intervention de M. Jean-Michel HUBERT, Président de l’Autorité de régulation des télécommunications (France)

Monsieur le Secrétaire Général, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les Directeurs,

Mesdames et Messieurs,

Je remercie l’Union Internationale des Télécommunications et son Secrétaire Général, M Utsumi, et le Bureau du Développement des Télécommunications et son Directeur, M Touré d’avoir pris l’initiative de ce premier colloque international des régulateurs et de m’avoir invité à ce Forum. Plus particulièrement, cette table ronde est destinée, me semble-t-il, à souligner le besoin évident d’instituer un régulateur dans les pays souhaitant libéraliser leur marché, et le rôle croissant des régulateurs dans les pays où ils ont été installés.

Je suis chargé d’introduire le débat sur la question, maintenant admise par la plupart des pays, en particulier par ceux de l’Union européenne, du rôle croissant de la régulation. Ce phénomène, apparu aux Etats-Unis, puis en Europe dans la perspective de l’ouverture totale du marché à la concurrence, reste un phénomène nouveau dont la portée doit être pleinement appréhendée. En effet la régulation, que la langue française distingue clairement de la réglementation, si elle a pu démontrer son utilité, ne va pas de soi.

A l’origine, le rôle des administrations, qui assuraient la fonction d’exploitation des réseaux dans le secteur des télécommunications répondait à la théorie du monopole naturel. Ceci était parfaitement compréhensible dans un contexte où les coûts fixes étaient si importants que seul l’Etat pouvait investir, exploiter et réguler l’activité considérée alors comme un service public des télécommunications, et même dans le cas où l’entreprise était privée, le monopole était la règle.

L’évolution technologique, mais surtout la reconnaissance que l’efficacité économique induite par la concurrence était bien supérieure, ont changé la donne et les rapports entre l’opérateur et le régulateur se sont modifiés, l’Etat perdant de sa légitimité dans l’accomplissement de cette activité, que les pouvoirs politiques ont décidé d’ouvrir à la concurrence. Cette concurrence conduit à une baisse des tarifs, universellement constatée, à l’offre de services innovants et à la réalisation d’importants investissements, au bénéfice de l’économie et des consommateurs.

Pour tenir compte de cette situation nouvelle, l’Etat a redistribué les rôles entre pouvoirs publics et activités productives, ce qui a conduit à l’apparition de la fonction de régulation indépendante.

Si l’on considère les principaux éléments qui constituent le processus de libéralisation, on note en effet plusieurs constantes, que l’on retrouve, avec des variantes nationales, dans presque tous les pays qui ont ouvert leur marché. Pour résumer très brièvement :

       

    • La première étape consiste à séparer juridiquement les fonctions d’exploitation de l’administration proprement dite, généralement en créant une société de droit commun, qui peut d’ailleurs, comme c’est le cas en France, demeurer majoritairement à capitaux publics.
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    • La deuxième étape, décisive, consiste en l’abolition des monopoles et droits exclusifs ou spéciaux ; elle s’accompagne généralement de mesures visant à préserver la mise en œuvre d’un service public de qualité.
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    • La troisième étape, de nature législative, vise à créer les règles juridiques propres à introduire la concurrence dans un marché qui peut rester longtemps dominé par un opérateur historique : ce sont les règles d’interconnexion, les conditions d’autorisation des opérateurs de réseaux ou de services, le contrôle tarifaire et les dispositions techniques permettant aux nouveaux entrants d’exercer leur activité.
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Le corollaire nécessaire de ces mesures est la création d’une fonction de régulation indépendante.

En France, ce mouvement s’est inscrit dans un processus européen. Je vous propose, comme introduction au débat, d’analyser l’expérience et l’approche que nous avons retenues.

1. Les principes

     

  • Les objectifs de la régulation
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Je n’entrerai pas dans un discours technique sur les compétences et les missions détaillées du régulateur. Elles s’articulent le plus souvent autour des points suivants :

     

  • la délivrance des autorisations ;
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  • l’attribution des ressources rares (numéros et fréquences) ;
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  • les relations spécifiques avec l’opérateur historique (interconnexion, dégroupage, tarifs) ;
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  • le règlements des différents ;
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  • la mise en œuvre du service universel.
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Je voudrais en revanche partir des objectifs pour vous montrer comment la régulation s’inscrit dans un cadre institutionnel et comment elle s’applique concrètement.

En France, la loi de réglementation des télécommunications, adoptée en 1996, définit les objectifs qui sont assignés à la régulation :

       

    • favoriser l’exercice au bénéfice des utilisateurs d’une concurrence effective, loyale et durable. La concurrence n’est pas une fin en soi. Elle n’est pas faite uniquement pour la croissance des opérateurs. Elle est faite pour répondre aux besoins des consommateurs.
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    • veiller au développement de l’emploi, de l’innovation et de la compétitivité dans le secteur des télécommunications.
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    • enfin, prendre en compte les intérêts des territoires et des utilisateurs dans l’accès aux services et aux équipements. Oui, l’aménagement du territoire qui est une composante du service universel, est une des missions principales du régulateur.
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  • Régulation / réglementation
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La langue française présente, dans ce domaine, un net avantage sur l’anglais. Là où l’anglais ne connaît que le seul terme de "régulation", elle distingue la réglementation ("law making process" en anglais) de la régulation, c’est-à-dire l’application des règles (ce qu’on pourrait traduire par "implémentation" ou "fine tuning of the market ").

Dans un marché libéralisé, il est utile de distinguer les deux concepts, car, s’il appartient aux organes de l’Etat - Gouvernement et Parlement - d’édicter les normes de fonctionnement du marché, dans le souci de protéger les droits du consommateur et du citoyen et le libre exercice d’activités commerciales, il y a nécessité à confier la mise en œuvre de ces normes à une institution distincte dont l’impartialité doit par ailleurs être incontestable. N’oublions pas, en effet, qu’arbitrer le fonctionnement du marché suppose des pouvoirs quasi-juridictionnels, incluant la possibilité de sanctions. Il est en outre un cas où l’autonomie de la fonction de régulation est un impératif majeur, c’est celui où la propriété de l’opérateur dominant demeure dans les mains de l’Etat. Il n’y a dès lors qu’une solution : instituer un régulateur indépendant. Si la notion d’indépendance s’analyse habituellement quant aux seules relations avec le gouvernement - actionnaire de l’opérateur -, le régulateur reste un organe de l’Etat, en charge de l’intérêt général. Mais j’ajouterai que cette question de l’indépendance doit également être vécue à l’égard des opérateurs dont l’expertise, mais aussi l’influence sont également grandes, nous le savons bien.

En France, le Parlement et le Gouvernement sont chargés de la réglementation, l’Autorité, institution de l’Etat, de la régulation.

Dans une économie régulée, il y a complémentarité entre la réglementation et la régulation. L'une exprime les objectifs et les orientations de l'action publique, l'autre les met en œuvre, en veillant à s'inscrire en permanence dans l'action globale des pouvoirs publics, c’est-à-dire la recherche de l’intérêt général.

     

  • La concurrence au bénéfice des consommateurs
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La concurrence doit s’exercer au bénéfice de l’ensemble des consommateurs. Il appartient au régulateur d’y veiller. La satisfaction du consommateur est présente, à travers ses différentes composantes, dans l'ensemble de nos avis et décisions.

Je prendrai deux exemples : la baisse des prix et la qualité de service.

L'évolution des prix des services de télécommunication est tout à la fois un indice essentiel de la progression de la concurrence et un élément de mesure de l'action du régulateur, en faveur des consommateurs.

Trois brèves remarques :

     

  1. Les tarifs baissent là où il y a concurrence : c’est le cas pour les tarifs longue distance, les tarifs d’interconnexion, les tarifs fixe-mobile, les tarifs des mobiles, et ce sera demain le cas pour les tarifs de la boucle locale lorsque la concurrence sera effective, notamment avec la mise en place du dégroupage.
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  3. L’opérateur historique participe à cette baisse, mais il ne peut le faire plus vite que ne le permet le maintien d’une concurrence durable. C’est une des contraintes difficiles, et parfois mal comprise, de la régulation.
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  5. Les pouvoirs publics ne sont parfois pas sans effet sur les tarifs. Je pense aux coûts d’acquisition en Europe de certaines licences UMTS qui sont susceptibles de se répercuter dans le prix des services.
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S'agissant de la qualité de service, diverses mesures définies par la loi et mises en œuvre par le régulateur peuvent y contribuer : En France des obligations de qualité figurent dans les licences des opérateurs, en particulier des opérateurs mobiles et des futurs opérateurs UMTS.

Pour vérifier que ces obligations sont respectées, nous conduisons chaque année une enquête destinée à mesurer la qualité des réseaux mobiles. Les enquêtes conduites jusqu’à présent ont montré que la qualité de service des trois opérateurs présents en France, était globalement bonne, et pourtant, l’explosion de la demande peut engendrer ici ou là des difficultés. C’est un devoir majeur du régulateur d’apporter sur cette question de qualité, une information claire, objective et vraie au marché, donc au consommateur.

     

  • Le service universel
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Le service universel, c’est la fourniture à tous d’un service téléphonique de qualité à un prix abordable. Le principe en est aujourd'hui bien établi en France, dans son contenu comme dans son financement.

C’est une dimension essentielle de la politique publique des télécommunications en Europe et en France. C’est le complément indispensable du processus d’ouverture à la concurrence, qui permet d’éviter que la libéralisation ne se traduise par un accroissement des inégalités.

La France a mis en place un mécanisme de financement partagé entre les opérateurs. L’Autorité est chargée d’évaluer annuellement le coût net du service universel et la contribution des différents opérateurs.

Avec le développement du téléphone mobile et l’entrée dans la société de l’information, se pose assurément la question de l’évolution du contenu et du financement du service universel, dans des conditions compatibles avec l’exercice de la concurrence. C’est une question qui fait aujourd’hui l’objet d’un débat dans notre pays comme en Europe.

2. La méthode

La régulation, c’est une forme nouvelle d’action publique, qui repose en grande partie sur une méthode pragmatique et un processus de concertation permanente avec les acteurs du marché. Car il est indispensable que cette action sache s’adapter aux évolutions rapides de ce marché et intègre la dimension internationale.

     

  • Le pragmatisme et la concertation face au développement du marché
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Le régulateur ne peut favoriser le développement du marché qu'en étroite concertation avec les acteurs. Cette démarche, nous l'avons adoptée á l’ART depuis le début et nous l'avons poursuivie pour l'ensemble des dossiers traités, à travers de nombreuses consultations publiques, dans les commissions consultatives placées auprès du régulateur et par la mise en place de groupes de travail, sur des questions aussi diverses que les licences, la sélection du transporteur, la numérotation, le dégroupage, l'UMTS, la boucle locale radio et bien d'autres encore.

Réguler avec les acteurs, c'est aussi tenir compte des évolutions du marché et s’attacher à répondre à leur attente la plus forte : la visibilité. Il n'appartient pas au régulateur de structurer le marché, en se substituant aux acteurs. Il n'en a ni le pouvoir, ni les moyens. Le paysage industriel évolue selon la liberté et la seule volonté des opérateurs. Le régulateur ne maîtrise pas davantage l’évolution technologique. Et pourtant, en prenant ses décisions, il doit tenir compte de ses évolutions actuelles et futures, nationales et internationales.

Le régulateur n’est pas infaillible, les acteurs le savent. Mais ils attendent à tout le moins, une ligne de conduite, une référence cohérente et continue qui soit la même pour tous.

C'est, vous le comprenez, une tâche de plus en plus difficile ; bien peu des questions traitées sont susceptibles de faire l'objet d'un consensus. Mais le régulateur doit s’attacher à rechercher constamment l'optimum économique global, c'est-à-dire l'intérêt général.

     

  • Le rythme de développement du marché
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Le rythme de développement de la concurrence et du marché constitue une donnée essentielle. Dans un secteur qui connaît des évolutions technologiques rapides, des étapes sont parfois nécessaires pour permettre au marché de se développer durablement.

Je vous en donne deux exemples :

     

  1. Les directives européennes, la loi française imposent aux opérateurs dits " puissants ", la notion d’orientation des tarifs vers les coûts. Je veille naturellement à l’application de ces dispositions, mais je considère comme de ma responsabilité d’en apprécier le rythme, donc la progressivité. La concurrence n’est pas le désordre. La régulation n’est pas une application mécanique de la réglementation.
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  3. Nous vivons aujourd’hui l’arrivée de l’Internet sur les mobiles avec le protocole WAP et bientôt la norme GPRS. Ces systèmes vont permettre de préparer l’arrivée de l’UMTS (IMT-2000), en 2002/2003. Il importe de ne pas brûles les étapes pour permettre une meilleure adéquation entre les services qui seront proposés à terme et les attentes des consommateurs ; sans cette phase de transition, on augmente le risque d’échec de ces nouvelles technologies. Il importe au contraire de favoriser une adaptation progressive et réciproque de l’offre et de la demande.
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A cet égard, et je pense à certains pays en développement qui m’ont posé la question, il me semble difficile d’introduire directement la troisième génération de mobile, sans passer par l’étape du GSM, indispensable pour préparer le consommateur aux services de mobilité.

     

  • Une approche européenne
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La régulation, c’est aujourd’hui essentiellement une approche nationale, qui tient compte des spécificités et de la situation propres à chaque pays. Dans le cas de l’Europe, cette approche a été définie en commun par l’ensemble des pays de l’Union.

Mais le marché des télécommunications est aujourd’hui mondial, c’est pourquoi la régulation doit nécessairement intégrer cette dimension, sous peine d’être inadaptée. Et c’est ainsi que nous avons créé, avec nos homologues européens, une structure de concertation informelle, le groupe des régulateurs indépendants, qui nous permet de définir une approche commune sur un certain nombre de sujets, en particulier le réexamen des directives en cours. C’est de ce point que nous parlera mon collègue suédois tout à l’heure.

3. Les enjeux

Avec l’émergence de la société de l’information, la régulation est aujourd’hui confrontée à de nouvelles questions économiques et sociales ; les régulateurs existants peuvent apporter aux pays en développement un témoignage et une expertise.

     

  • La fracture numérique
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La couverture du territoire représente une préoccupation constante du régulateur et fait partie des objectifs de satisfaction du consommateur. Cette question n’est pas nouvelle, mais elle prend un relief particulier avec le développement d’Internet.

En France, les préoccupations d’équipement du territoire étaient déjà présente lors de l’attribution des licences aux opérateurs mobiles. Ils ont été soumis à des obligations de couverture, en pourcentage de la population.

Et je pense que dans les pays où existe encore le besoin de mise à niveau du service téléphonique de base, c’est la responsabilité majeure des gouvernements et des régulateurs de définir les obligations de déploiement des réseaux.

L’apparition de l’accès à haut débit pour Internet fait naître des interrogations légitimes sur la couverture du territoire, à l’heure où pourrait se développer une "fracture numérique".

Cette dimension est présente dans l’ensemble des décisions que nous avons adopté pour favoriser le développement des hauts débits. Nous y avons apporté des réponses, par exemple en plaçant l’extension géographique et le déploiement des réseaux au cœur des dispositifs de sélection des candidats pour la boucle locale radio et l’UMTS. Ainsi, dans les deux cas, le taux de couverture est l’un des critères les plus importants de la notation des candidats. Pour les opérateurs retenus, il se traduit par des obligations inscrites dans les licences.

Mais l’engagement d’une réflexion plus approfondie sur la question de l’accès de tous les citoyens aux hauts débits suppose de déterminer quel est l’objectif pertinent de couverture (population ou territoire par exemple) et d’évaluer son coût avant de déterminer les solutions les plus appropriées, qui doivent en tout état de cause être compatibles avec le développement de la concurrence.

En effet, l’accès à Internet pour tous à un prix abordable passe d’abord par la mise en œuvre d’une concurrence effective et durable pour tous les acteurs sur la boucle locale ; c’est la concurrence et le développement des technologies qui conduisent à la baisse des prix.

Il faudra enfin veiller à la neutralité technologique des décisions, car l’accès à haut débit sera, dans les années à venir, offert par plusieurs services différents : l’ADSL, l’UMTS, la boucle locale radio, le câble de télévision et le satellite.

     

  • La dimension internationale de la régulation française : apporter un témoignage et une expertise.
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Je voudrais enfin insister sur l’action internationale de l’Autorité et sur les objectifs qu’elle poursuit. Nous conduisons de nombreuses actions de coopération avec les pays européens, africains, du continent américain.

Nous nous efforçons de les faire profiter de notre expérience et de leur apporter un éclairage et une expertise sur ce qu’est la régulation en général et la régulation française en particulier.

Notre objectif n’est pas de proposer un modèle de développement, ni un modèle de régulation ; il est simplement de mettre à la disposition des pays qui nous sollicitent les expériences et les réflexions qui leur permettront de trouver leur propre modèle.

Des premiers contacts ont été pris entre certains régulateurs francophones pour procéder à un échange particulier d’expériences à l’occasion de prochaines rencontres.

Je suis heureux d’avoir l’occasion de vous apporter ce témoignage et je suis heureux de pouvoir le faire dans le cadre de l’UIT. Je crois profondément à l’action nécessaire de cette institution car, quelles que soient les formes les plus diverses de l’échange entre les pays et entre les peuples, par des structures régionales ou des accords bilatéraux, l’UIT par son histoire, son expertise, son audience, représente la clef de voûte du développement mondial des télécommunications.

Pour compléter la remarque de mon collègue Kennard sur le fait que nous sommes entre nous et celle de MM Utsumi et Touré qui ont indiqué qu’il n’y avait pas d’opérateurs présents, le Forum qui nous réunit aujourd’hui constitue une approche irremplaçable pour exprimer l'intérêt général, celui qui s’attache à réunir les consommateurs et les peuples entre eux.

Je vous remercie de votre attention.