L'intitulé de cette session pourrait paraitre un peu provocateur. Face à la " grande transformation " que nous vivons aujourd'hui, il serait possible de penser le numérique en opposition à la notion de territoire. Parce qu'il renvoie à l'immatériel, le numérique se jouerait des géographies, il passerait au-dessus des lieux et ferait fi du local. C'est la métaphore de la " société liquide " avancée par le sociologue Zygmunt Bauman. Le pouvoir numérique serait-il donc sans frontière ? Le numérique signifierait-il la négation de l'importance des territoires ? Bien au contraire, le numérique s'ancre dans des territoires ; il appelle une intervention publique au niveau des territoires, et rend indispensable la mise en cohérence de l'exercice des pouvoirs publics, aux niveaux local, national, et supranational. Premièrement, le numérique permet - et cela est bien connu - de raccourcir les distances. Pourtant, comme c'était déjà le cas avec le téléphone, l'essentiel des communications privées se fait avec des personnes qui se connaissent et qui habitent non loin les unes des autres. Comme le note l'économiste Daniel Cohen dans son dernier ouvrage Homo economicus. Prophète (égaré) des temps nouveaux, l'échange dématérialisé est un bien complémentaire et non un substitut de la proximité. Second élément attestant de cette importance des territoires, le numérique relie des entreprises et des personnes, elles-mêmes attachées à des territoires. Il stimule les échanges de biens et de services. Le numérique, c'est le développement de l'innovation et des start-up, source d'emploi et d'enrichissement du tissu industriel. Mais le numérique conduit dans le même temps à l'émergence et au renforcement d'entreprises globales, moteurs de recherche, acteurs de l'e-commerce, réseaux sociaux, etc. Les économies de réseaux poussent à la grande taille d'entreprises bénéficiant d'économies d'échelle infinies et de rendements croissants d'adoption (en d'autres termes, la valeur des réseaux est corrélée au nombre des utilisateurs : plus un réseau grandit, et plus sa valeur augmente. Le gigantisme en découle). Cette polarisation des structures industrielles et de service entre géants et PME ou TPE est une des richesses de l'économie numérique. Mais les Google, Apple, Amazon, Facebook, et autres géants du Net posent des questions de protection des données personnelles et de la vie privée - que Marc MOSSE de Microsoft, évoquera -, de fiscalité, dont le Sénateur MARINI, président de la Commission des finances du Sénat, nous parlera. La régulation doit s'adapter à ce gigantisme se jouant des frontières. Des outils existent ; mais ils peuvent se heurter à des pratiques de contournement reposant sur les différentiels de législation ou de fiscalité entre les pays. La question de l'équité fiscale a fait son entrée dans le débat public avec notamment la proposition de loi pour une fiscalité numérique neutre et équitable. Elle rejoint la problématique de la " souveraineté numérique " (pour reprendre l'expression employée par Pierre Bellanger dans un article récent publié par la revue Le Débat). Passer d'une régulation nationale à une régulation qui s'exerce au-delà des frontières, c'est une problématique qui traverse aussi bien les Autorités en charge des contenus (CNIL, ARJEL, CSA, HADOPI en France), que l'ARCEP, en charge des réseaux. Balayons un instant les différents niveaux de l'action publique et de la régulation. Celle-ci ne saurait relever du seul échelon national. L'ICANN, organisme privé à but non lucratif créé en 1998, est sans doute l'institution la plus aboutie de l'organisation mondiale de l'Internet. Bertrand de la CHAPELLE nous en parlera. L'UIT (Union internationale des télécoms), dont l'origine remonte à 1865, mais dont les travaux couvrent tous les champs du numérique, de la radiodiffusion numérique, des technologies mobiles et de l'Internet, rassemble aujourd'hui 193 Etats Membres ; elle est traversée par des débats qui renvoient aux contextes nationaux et à la diversité des points de vue quant à la neutralité de l'Internet. Face à des appréhensions contrastées des enjeux du numérique, l'Europe se doit d'être présente. Elle l'est (à travers les travaux européens de l'ORECE, ou à travers l'action de la Commission européenne, dont Nicholas BANASEVIC fera état), mais elle peut agir plus encore. Les fondements de la régulation sont relativement communs : promotion d'un cadre concurrentiel vertueux, attention aux conditions techniques et tarifaires d'acheminement des flux, etc. On a pu évoquer une mondialisation du droit, que l'avocat Jérôme PHILIPPE ne manquera pas de discuter, mais chaque nation interprète et transpose les règles communes dans des dispositifs qui lui sont propres. La problématique de l'interconnexion se pose entre des acteurs à un niveau international. Mais des décisions peuvent et doivent être prises à l'échelon national. La régulation doit pouvoir s'appliquer à des acteurs extraterritoriaux.
Il faut mentionner ici la décision rendue la semaine passée par l'Autorité de la concurrence sur le différend entre l'opérateur américain Cogent et France Télécom. La question posée portait sur la possibilité, pour des opérateurs de réseau, de facturer l'ouverture de capacités complémentaires. Au nom d'une asymétrie de trafic manifeste, l'Autorité de la concurrence a considéré légale la facturation de l'ouverture de ces capacités à Cogent. C'est là un sujet qui renvoie à la question de la neutralité de l'internet. Le rapport de l'ARCEP tout récemment mis en ligne rappelle les principes qui doivent prévaloir en matière de neutralité (concurrence, transparence, non discrimination), ainsi que les outils à notre disposition (par exemple à travers la mise en place d'instruments de mesure de la qualité). Il montre que sous l'effet notamment de la concurrence, les pratiques de restriction mises en œuvre par des opérateurs, en particulier sur les réseaux mobiles, tendent à s'atténuer, et c'est heureux.
Un dernier mot. Les formes de la régulation sont les produits de l'histoire, des spécificités nationales, des rythmes de développement des réseaux, des besoins et de leur expression qui sont propres à chaque nation comme à chaque territoire. Les inégalités demeurent et doivent être combattues. Les usages varient selon les âges, les inégalités socio-culturelles, les inégalités économiques ; ils sont tributaires de la qualité des infrastructures. En introduisant la possibilité pour les collectivités locales de devenir opérateur de télécom, la France adapte son cadre réglementaire aux spécificités de l'écosystème et à la nécessité d'irriguer la totalité du territoire en réseaux très haut débit.
Nous voilà revenus aux territoires.
Bref, le régulateur et les pouvoirs publics ont pour tâche cette mise en cohérence entre l'adoption de normes et de standards technologiques au niveau mondial, et la nécessité de la bonne marche de tout un écosystème au sein duquel les usages et les attentes se développent au fur et à mesure que l'offre s'enrichit et que la technique se perfectionne.
Dans la droite ligne des travaux de Tyler Cowen, François Bourguignon, qui fut premier vice-président de la Banque mondiale, montre que les inégalités de niveaux de vie décroissent entre les pays mais se creusent à l'intérieur des pays.
En matière d'accès aux infrastructures un programme de travail ambitieux consiste à contrer ce constat en faisant la preuve qu'il est possible de mener les deux combats de front ; il s'agirait alors de réduire les inégalités entre nations et à l'intérieur des pays afin d'assurer l'accès de tous à des services devenus aussi naturels qu'indispensables à la vie moderne comme au développement de l'économie.
Notre table ronde, en questionnant les principes et les outils de la régulation confrontée à une économie mondialisée, sera une occasion de mieux comprendre l'imbrication étroite et nécessaire entre les niveaux de l'intervention publique.