Aujourd'hui cantonnée au câble, encore en partie aux mains de l'opérateur historique, la concurrence sur la boucle locale prendra tout son sens avec la mise en oeuvre de plusieurs technologies nouvelles ; L'Autorité de régulation des télécommunications, en s'appuyant au besoin sur des expérimentations, s'attache à définir les conditions du déploiement de ces dernières, dans les respect de sa mission qui est de créer les conditions qui vont favoriser le développement du marché au bénéfice du consommateur.
Jean-Michel Hubert, président de l'ART, et Roger Chinaud, membre du collège de l'Autorité, évoquent le rôle, selon eux légitime, de catalyseur que devraient pouvoir jouer les collectivités locales dans le développement de l'offre télécommunications sur leur territoire et l'évolution nécessaire de la législation applicable aux réseaux câblés. Au passage, ils précisent que l'Autorité ne pourrait donner son agrément à la reprise par l'opérateur historique de l'exploitation des réseaux du Plan Câble.
Stratégies Télécoms & Multimédia : On a coutume de dire que la concurrence sur la boucle locale n'existe pour ainsi dire pas en France. Est-on en retard, notamment par rapport aux autres pays européens ?
Jean-Michel Hubert : Les décisions mises en oeuvre au 1er janvier 1998 visent à l'instauration de la concurrence sur l'ensemble des domaines liés aux télécommunications. Comme vous le savez, les opérateurs ont généralement donné la priorité à leur entrée sur le marché des communications longue distance et de l'international et ils ont orienté en ce sens leurs investissements industriels et commerciaux. C'est donc sur ces segments que l'on a vu apparaître les premières offres concurrentes, voici un an. La loi, via les dispositions relatives à l'interconnexion , a donné une orientation qui permettait, de manière effective, l'ouverture du marché de la longue distance, puisque le principe de l'interconnexion est de permettre l'acheminement des offres concurrentes. Parallèlement, les décisions que nous avons prises dès 1997 concernant le catalogue d'interconnexion, la sélection du transporteur, les zones locales de tri ont établi le dispositif attendu.
La concurrence sur la boucle locale passe notamment par l'utilisation de nouvelles technologies, ou la réalisation d'investissements importants. Après la montée en charge rapide sur la longue distance, il convient d'assurer sa mise en place car il est nécessaire qu'il y ait une relation directe de l'opérateur avec sa clientèle. Tant qu'elle ne sera pas établie, il demeurera un obstacle au fonctionnement d'un marché totalement ouvert.
Aujourd'hui, la concurrence sur la boucle locale revêt plusieurs formes. D'abord les réseaux câblés : il y a 7.5 millions de prises raccordables pour plus de 2.5 millions d'abonnés. Nous avons été appelés à prendre des décisions qui facilitent la mise en oeuvre de services d'accès à Internet et de télécommunications sur ces réseaux.
Ensuite, une quinzaine d'expériences sont actuellement en cours sur la boucle locale radio. En fin d'année, nous serons en mesure d'en dégager les enseignements et nous espérons que l'année prochaine les premières réalisations se mettront en place de manière pérenne.
Enfin, la consultation que l'Autorité a lancée sur la question du dégroupage s'achève ces jours-ci. Son dépouillement nous permettra de faire des propositions prochainement.
On ne saurait donc dire, au regard de cette analyse, que la France est en retard. Certes, la loi allemande a prévu la mise en oeuvre du dégroupage à partir du 1er janvier 1998, que d'autres pays étudient également. Nous sommes en France parfaitement en phase avec le mouvement général ; nous y participons avec dynamisme.
STM : L'économie de la boucle locale, notamment le coût d'accès à l'utilisateur final, explique-t-il totalement la lenteur de l'installation à cette concurrence ?
Jean-Michel Hubert : Au-delà du câblage en fibre optique des zones d'activité où existe un gros potentiel auprès des entreprises, il est évident que la construction de réseaux locaux représente un investissement considérable. Il faut donc se poser la question de l'opportunité et de la possibilité de tels investissements, afin d'éviter une surcapacité, inutile et coûteuse.
Je voudrais revenir sur la lenteur que vous évoquez. Souvenez-vous de la mise en place des réseaux de téléphonie mobile : il s'est passé beaucoup de temps entre le moment où la décision a été prise d'autoriser leur mise en place, et celui où les consommateurs ont donné un réel dynamisme au marché.
Toutes les décisions devant permettre l'ouverture du marché avant le 1er janvier 1998, ont été prises en temps et en heure. La dynamique est maintenant lancée. Il n'y a pas de lenteur ; seulement, tout ne peut être fait en même temps et du jour au lendemain.
STM : Le fait que les télécoms figurent dans la loi sur l'aménagement du territoire est-il selon vous fondamental ?
Jean-Michel Hubert : La finalité d'aménagement du territoire est tellement fondamentale qu'elle est inscrite dans la loi de réglementation des télécommunications. Cette " osmose " nous paraît naturelle et justifiée. Comment en effet penser qu'un service appelé à servir tous les citoyens n'a pas d'impact sur l'aménagement du territoire ? Des dispositions particulières relatives aux collectivités locales trouvent place dans une loi en cours de discussion. C'est une bonne chose. Je pense qu'à l'occasion de Multimédiaville, on pourra tirer les enseignements d'un texte qui sera, alors, définitif.
Rappelons, dans l'attente, les objectifs essentiels de l'Autorité. Tout d'abord, la question n'est pas de conduire les collectivités à devenir opérateurs ; c'est aux opérateurs professionnels de mettre en oeuvre leurs services dans des conditions économiques raisonnables.
Toutefois, si des réseaux concurrents se mettent en place plus rapidement sur certaines zones géographiques, tous les consommateurs devraient également pouvoir bénéficier des services qu'ils distribuent. Les collectivités locales sont donc fondées à s'intéresser à ces situations pour compenser un déséquilibre entre des zones très attractives et d'autres, qui le sont moins. C'est cet élément de souplesse qu'il nous paraît nécessaire de leur donner : il ne s'agit pas d'inciter les collectivités locales à investir systématiquement mais de leur donner la possibilité de le faire, là où cela paraît nécessaire et au moment où cela paraît souhaitable.
Roger Chinaud : Qui pourrait dire aujourd'hui que les télécommunications ne sont pas un élément structurant d'une politique d'aménagement du territoire ? Alors il faut en tirer sereinement les conséquences ! ...
STM : En dehors des initiatives qu'elles pourraient prendre en matière d'installation de fibre noire, les collectivités doivent-elle, selon vous, avoir un droit de regard sur les services en matière de télécommunications ?
Jean-Michel Hubert : Au moment de l'établissement de ces réseaux, il y a adoption de cahier des charges ; ils contiennent des clauses qui doivent être respectées. Au delà, je ne vois pas de justification particulière à d'autres contrôles spécifiques sur la qualité de ces réseaux.
STM : Comment accueillez-vous le fait que France Télécom ait vendu ses réseaux IG à un nouvel entrant ? Est-il normal selon vous que l'opérateur historique soit présent dans le câble ?
Jean-Michel Hubert : Il faut souligner que France Télécom n'a vendu qu'une partie de ses réseaux. Ceux-ci représentent 266.000 prises, à comparer à plus de 3 millions de prises pour le Plan Câble.
A l'occasion des décisions que l'Autorité a prises en juillet 1997 pour Internet et en juillet 1998 pour le téléphone, l'Autorité a été amenée à rappeler les difficultés inhérentes aux réseau du Plan Câble en raison de sa dualité. L'ambiguïté et les conflits qui résultent du rôle de chacun, n'ont certes pas favorisé le développement des réseaux câblés. Dès lors que l'opérateur commercial est devenu concurrent de France Télécom, propriétaire des réseaux, cette situation menait au blocage. A travers nos réglements des différends, nous avons fait tout ce qui était possible pour clarifier le dispositif mis en oeuvre, conscients cependant que seule l'unicité de responsabilité sur un réseau permettrait de lever les obstacles. Une négociation entre les acteurs paraissait indispensable.
Il me semble que cette compréhension du problème est aujourd'hui partagée puisque France Télécom a annoncé son intention de vendre ses réseaux, en particulier à Paris. Ces discussions sont essentielles et il est très important qu'elles puissent aboutir dans les meilleurs délais pour que ces réseaux trouvent leur place dans un marché ouvert.
STM : Comment réagiriez-vous si France Télécom reprenait l'exploitation de ces réseaux ?
Jean-Michel Hubert : Il s'agit là d'une hypothèse à laquelle l'Autorité ne pourrait donner son accord. Ce qui me paraît essentiel, c'est que les réseaux du plan câble sortent de la situation actuelle qui est un frein à leur développement.
Les conditions retenues doivent être claires, efficaces et compatibles avec les règles de la concurrence.
STM : Le fait que le câble, qui est aujourd'hui multiservices, soit dépendant de deux législations, audiovisuel et télécoms, est-il gênant ? Le fait que les réseaux câblés soient, souvent, des concessions accordées par les collectivités est-il dans ces conditions pertinent ?
Roger Chinaud : La dualité du système n'est pas une bonne chose. D'un côté les réseaux sont autorisés par le CSA et de l'autre il y a une simple déclaration. Il faudra sans doute une évolution législative sur le sujet. D'autant que le principe de la concession n'est peut-être pas, aujourd'hui, la bonne formule pour les réseaux câblés à partir du moment où l'on fait autre chose sur le câble que de la télévision.
Jean-Michel Hubert : Il y a une réglementation complexe des réseaux, entre le régime des services audiovisuels et celui des services de télécommunications. Cela veut dire que la distinction des services emporte des différences dans le régime des réseaux. La banalisation progressive des réseaux devrait conduire à un régime juridique indépendant des services transportés. Cette neutralité par rapport à la réglementation est une orientation de plus en plus recommandée. C'est une notion importante qui sera sans nul doute débattue au cours de la révision des directives européennes.
STM : Boucle locale radio : quel est aujourd'hui l'état de votre réflexion sur la BLR ? Avez-vous la conviction que cette technologie va se développer ? si oui, avec quelles caractéristiques ?
Jean-Michel Hubert : Une quinzaine d'expériences sont en cours. Tous les acteurs qui y participent confirment aujourd'hui l'utilité de cette étape transitoire. Cette expérience, actuellement dans sa phase la plus active, doit se terminer au quatrième trimestre. Actuellement, l'Autorité travaille sur les conditions d'attribution des licences, des fréquences. Nous présenterons nos conclusions au cours du quatrième trimestre avec pour objectif que plusieurs projets entrent en phase opérationnelle au cours du premier semestre de l'an 2000.
STM : France Télécom se dit prêt pour l'ADSL et vous a adressé un dossier. A quelle échéance peut-on imaginer que cette technologie sera disponible sur l'ensemble du territoire ?
Jean-Michel Hubert : L'ADSL est une technologie importante. J'ai la conviction que chacun comprend le rôle qu'elle est susceptible de jouer dans le développement des nouvelles technologies et la mise en place des services haut débit comme Internet. Nous examinons actuellement un dossier qui nous a été remis par France Télécom à travers une procédure de décision tarifaire. Nous ferons connaître notre position rapidement.
Mais, l'ADSL comporte un enjeu plus vaste. Nous faisons donc une large analyse des conditions dans lesquelles cette technologie sera développée.
STM : L'appel à commentaires sur le dégroupage est clos. Quels premiers enseignements pouvez-vous en tirer ?
Jean-Michel Hubert : L'Autorité reçoit actuellement les dernières contributions à la consultation que nous avons lancée. Au total, nous disposons de plus de 30 réponses. Le dépouillement démarre et il est aujourd'hui trop tôt pour donner une indication sur leur contenu. Nous nous attachons à partir de maintenant à dégager les orientations possibles, pour établir des propositions que nous serons appelés à discuter avec les opérateurs. L'Autorité étudie les conditions de sa mise en oeuvre effective sur les plans juridique, technique et économique, en étroite collaboration avec les institutions concernées.
STM : Peut-on imaginer un paysage où se concurrenceront sur un même espace plusieurs opérateurs et plusieurs technologies ?
Jean-Michel Hubert : L'objectif fondamental, je le répète, est le développement du marché et sa croissance, ce qui implique une offre de services nouveaux, modernes, à davantage de consommateurs, et à des prix orientés à la baisse.
Cela suppose la mise en oeuvre de nouvelles technologies lorsqu'elles apparaissent sur le marché et lorsqu'elles sont nécessaires à une concurrence durable. Notre but est de créer des conditions qui permettent cette mise en forme du marché. Il ne nous appartient pas de dire que telle technologie doit s'imposer. C'est le marché qui progressivement doit faire ce choix. En revanche, notre rôle est de favoriser la mise en place d'un cadre qui favorise ce libre exercice. Selon la dimension des zones économiques et urbaines, nous verrons des situations diverses. Sur un certain nombre de territoires, si cette concurrence ne s'installe pas spontanément, il convient de permettre aux collectivités locales d'avoir un rôle de catalyseur.
Le câble et ses 7.5 millions de prises peut être sollicité dès maintenant. La boucle locale radio va se mettre en place. Face à cela, une réalité : le réseau de l'opérateur historique couvre l'ensemble du territoire. C'est pourquoi la réflexion sur le dégroupage est essentielle.
STM : Une concertation au niveau européen entre les différents organismes de régulation est-elle souhaitable ?
Jean-Michel Hubert : Oui et elle existe déjà. Tout d'abord sous l'égide de l'union européenne. Des réunions sont périodiquement organisées entre les quinze pays membres. En outre, les régulateurs indépendants se réunissent régulièrement de manière informelle afin de confronter leurs points de vue, et d'échanger leurs analyses. C'est une approche utile et constructive, pour la formation d'un marché européen.
Propos recueillis par Françoise Payen et Didier Barathon