Prise de parole - Discours

Asia Telecom - 4 décembre 2000 / Intervention de M. Jean-Michel HUBERT, Président de l’Autorité de régulation des télécommunications (France)

Mesdames et Messieurs,

Je suis très heureux de m’exprimer à nouveau dans cette importante enceinte internationale, qui plus est pour débattre du développement de l’Asie, continent dont la place ne cesse de croître dans l’économie mondiale.

Pour ma part, je souhaite vous apporter un témoignage sur ma conception de la régulation, en l’inscrivant dans une perspective résolument européenne. Car l’Europe est, comme vous, confrontée au passage d’une économie régionale à une économie mondiale.

I. Principes et objectifs de la régulation

Apparue aux Etats-Unis, puis en Europe dans la perspective de l’ouverture totale du marché à la concurrence, la régulation reste un phénomène nouveau dont la portée doit être pleinement appréhendée.

A l’origine, le rôle des administrations, qui assuraient la fonction d’exploitation des réseaux dans le secteur des télécommunications, répondait à la théorie du monopole naturel. Ceci était parfaitement compréhensible dans un contexte où les coûts fixes étaient si importants que seul l’Etat pouvait investir, exploiter et réguler l’activité considérée alors comme un service public des télécommunications, et même dans le cas où l’entreprise était privée, le monopole était la règle.

L’évolution technologique, mais surtout la reconnaissance que l’efficacité économique induite par la concurrence était bien supérieure, ont changé la donne et les rapports entre l’opérateur et le régulateur se sont modifiés, l’Etat perdant de sa légitimité dans l’accomplissement de cette activité, qui a finalement été ouverte à la concurrence.

Pour tenir compte de cette situation nouvelle, l’Etat a redistribué les rôles entre pouvoirs publics et activités productives, ce qui a conduit à l’apparition de la fonction de régulation indépendante.

Si l’on considère les principaux éléments qui constituent le processus de libéralisation, on note en effet plusieurs constantes, que l’on retrouve, avec des variantes nationales, dans presque tous les pays qui ont ouvert leur marché. Pour résumer très brièvement :

     

  • La première étape consiste à séparer juridiquement les fonctions d’exploitation de l’administration proprement dite, généralement en créant une société de droit commun, qui peut d’ailleurs, comme c’est le cas en France, demeurer majoritairement à capitaux publics.
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  • La deuxième étape, décisive, consiste en l’abolition des monopoles et droits exclusifs ou spéciaux ; elle s’accompagne généralement de mesures visant à préserver la mise en œuvre d’un service public de qualité. A cet égard, le service universel est une question essentielle en France.
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  • La troisième étape, de nature législative, vise à créer les règles juridiques propres à introduire la concurrence dans un marché qui peut rester longtemps dominé par un opérateur historique : ce sont les règles d’interconnexion, les conditions d’autorisation des opérateurs de réseaux ou de services, le contrôle tarifaire et les dispositions techniques permettant aux nouveaux entrants d’exercer leur activité.
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Le corollaire nécessaire de ces mesures est la création d’une fonction de régulation indépendante.

1. Régulation et réglementation

Contrairement au français, la langue anglaise ne connaît que le terme de "régulation", elle ne distingue pas la réglementation ("law making process") de la régulation, c’est-à-dire l’application des règles (qu’on pourrait traduire par "fine tuning of the market").

Dans un marché libéralisé, il est utile de distinguer les deux concepts, car, s’il appartient aux organes de l’Etat - Gouvernement et Parlement - d’édicter les normes de fonctionnement du marché, dans le souci de protéger les droits du consommateur et du citoyen et le libre exercice d’activités commerciales, il y a nécessité à confier la mise en œuvre de ces normes à une institution distincte dont l’impartialité doit par ailleurs être incontestable. N’oublions pas, en effet, qu’arbitrer le fonctionnement du marché suppose des pouvoirs quasi-juridictionnels, incluant la possibilité de sanctions.

En France, le Parlement et le Gouvernement sont chargés de la réglementation, l’Autorité, institution de l’Etat, de la régulation. Elle s’attache à la mettre en œuvre dans le sens de l’intérêt général.

L’ensemble des Etats membres de l’Union européenne a aujourd’hui adopté un dispositif similaire.

2. La régulation, nouvelle forme d’action publique

La régulation, c’est une forme nouvelle d’action publique, adaptée à l’économie moderne, toujours en mouvement  ; elle repose en grande partie sur une méthode pragmatique et un processus de concertation permanente avec les acteurs du marché. Car il est indispensable que cette action sache s’adapter aux évolutions rapides de ce marché et intègre la dimension internationale.

Ainsi, sur les grandes questions qui nous ont occupés depuis la création de l’Autorité, nous nous sommes attachés à réguler avec les acteurs. Les consultations publiques, les groupes de travail et les expérimentations ont été des outils de travail extrêmement utiles pour y parvenir. La boucle locale radio, l’UMTS et le dégroupage, illustrent cette démarche. La consultation des acteurs a été une référence essentielle pour arrêter nos choix en faveur de l’innovation, du développement de la concurrence et de la protection des consommateurs, et répondre ainsi aux besoins du marché.

Oui, la régulation a pour principal objectif la mise en place de la concurrence. A mesure de sa progression, la régulation a vocation à s’alléger dans le temps. Elle ne doit pas ajouter à la complexité et à la lourdeur des processus administratifs, mais au contraire contribuer à assouplir et à alléger l’action publique.

3. La satisfaction du consommateur, objectif majeur de la régulation

Mais la concurrence doit aussi s’exercer au bénéfice de l’ensemble des consommateurs. Il appartient au régulateur d’y veiller. La satisfaction du consommateur est présente, à travers ses différentes composantes, dans l'ensemble de nos analyses et décisions.

Je prendrai deux exemples : la baisse des prix et la qualité de service.

     

  • L'évolution des prix des services de télécommunication est tout à la fois un indice essentiel de la progression de la concurrence et un élément de mesure de l'action du régulateur, en faveur des consommateurs.
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  • S'agissant de la qualité de service, diverses mesures définies par la loi et mises en œuvre par le régulateur peuvent y contribuer : En France des obligations de qualité figurent dans les licences des opérateurs, en particulier des opérateurs mobiles et des futurs opérateurs UMTS.
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4. Le marché français en Europe

Quels sont les premiers résultats, moins de trois ans après l’ouverture complète du marché ?

En France, l’action de régulation a d’ores et déjà contribué à une réelle ouverture du marché français, contribuant au dynamisme et du marché européen dans son ensemble.

Ainsi, plus de 100 opérateurs, fixes ou mobiles, ont obtenu une autorisation en France. Sur le segment de la longue distance, la part de marché de la concurrence s’établit à 30% fin septembre. Quant au nombre d’abonnés à la sélection du transporteur et à la présélection, il a dépassé les 4 millions à la fin du premier semestre 2000. Sur le marché des mobiles, le nombre d’abonnés a doublé chaque année depuis quatre ans. Il dépassera bientôt le nombre d’abonnés au téléphone fixe.

Le marché, qui a connu une croissance en valeur de plus de 12% en 1999, continue à progresser au premier semestre 2000, toujours sous l’impulsion des mobiles et d’Internet : ainsi, le volume des communications mobile et le volume des communications d’accès à Internet ont pratiquement doublé par rapport au premier semestre de l’année précédente.

II. La construction d’un marché européen

Deux facteurs contribuent à la croissance du marché européen, deuxième marché du monde après les Etats-Unis : son ouverture totale à la concurrence et l’arrivée de nouvelles technologies.

1. Le cadre et les méthodes de l’Europe

L’Europe des télécommunications, c’est d’abord la mise en place d’une réglementation spécifique et harmonisée qui a permis l’ouverture du marché à la concurrence depuis maintenant trois ans. Les directives ont conduit à l’application de méthodes et d’objectifs communs. Un processus de réexamen est en cours pour adapter ce cadre communautaire aux évolutions du marché : la convergence, la nécessité de disposer d’une réglementation technologiquement neutre et d’éviter le risque de fracture numérique (qui pourrait justifier une nouvelle approche du service universel).

Pour répondre à ce besoin d’harmonisation et de coordination, les régulateurs européens se sont regroupés au sein du GRI, afin de confronter leurs expériences, d’échanger des informations et d’engager des actions en commun. Ce groupe informel n’est pas un régulateur européen, mais il peut tout à fait être considéré comme un premier pas vers une régulation européenne.

Au total, la démarche européenne est mise en œuvre de façon résolue et cohérente. Doit-elle est considérée comme un modèle ? C’est sans doute aux autres régions du monde qu’il appartient de répondre à cette question. Mais, pour le dire en deux mots : cela fonctionne.

2. Les grands projets européens

Deux exemples illustrent les efforts de l’Europe pour construire un marché commun des télécommunications autour d’un objectif commun : augmenter l’usage d’Internet et développer les réseaux et services à haut débit.

Le marché des mobiles

Le développement du marché des mobiles témoigne du dynamisme du marché européen. Aujourd’hui, avec près de 230 millions d’abonnés, l’Europe constitue le marché le plus important au monde pour le secteur des mobiles, et représente une croissance exceptionnelle depuis plusieurs année.

A l’origine de ce succès, on trouve le GSM, norme européenne devenue depuis lors mondiale, qui est parvenue à s’imposer grâce à une volonté politique forte coordonnée avec un effort de normalisation important.

Avec l’UMTS, étape avancée de l’Internet mobile, l’Europe tente aujourd’hui de renouveler le succès du GSM. Elle a adopté un calendrier commun qui permettra aux opérateurs présents dans tous les Etats de fournir les premiers services en 2002.

Comme vous le savez sans doute, l’Europe s’est divisée sur les méthodes de sélection des opérateurs : enchères ou soumission comparative.

La France a choisi la soumission comparative pour trois raisons :

     

  • D’abord, nous avons engagé une large consultation publique sur l’UMTS ; la quasi-totalité des contributeurs (opérateurs, équipementiers, experts, analystes, économistes) s’est prononcée en faveur de cette procédure ;
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  • Ensuite, la soumission comparative s’est révélée par le passé plus favorable au développement du marché que les enchères, qui contraignent à sélectionner les candidats sur le seul critère financier, sans tenir compte d’autres paramètres importants.
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  • Enfin, nous sommes dans un processus où certains acteurs, les opérateurs 2G, sont de facto contraints d’obtenir une licence 3G pour rester présents sur le marché ; ainsi, l’une des conditions requises pour la conduite d’enchères n’existe pas sur ce marché : la réelle possibilité de se retirer. Cela peut conduire à des résultats trop optimistes et parfois irrationnels.
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A cet égard, l’Autorité a mené à bien, au printemps dernier, une procédure de soumission comparative pour le choix des opérateurs de boucle locale radio en France. Quelque 12 opérateurs auront obtenu une licence d’ici la fin du mois de janvier. Neuf d’entre eux ont déjà commencé à déployer leurs réseaux sur l’ensemble du territoire et pourront fournir des services dès l’an prochain. Ils ont prévu d’investir 2,7 milliards d’euros (18 milliards de francs) et de créer plus de 6000 emplois sur la période 2000-2004. J’ajoute que la procédure n’a donné lieu à aucun contentieux alors que la période de dépôt des recours vient de s’achever.

Cela me permet d’affirmer que cette méthode est parfaitement transparente, puisque nous avons publié la totalité des dossiers d’instruction, donc des notes relatives à chaque critère pour chaque opérateur ; cette démarche reflète la défense de l’intérêt général, tel qu’il est défini par le Gouvernement et le Parlement, à savoir la fourniture d’Internet au plus grand nombre plutôt que la maximisation des revenus de l’Etat.

Le système retenu en France pour l’UMTS fournit aux opérateurs des conditions raisonnables pour développer un marché qui n’a pas encore répondu à cette question essentielle : quels services, pour quels consommateurs et à quel prix ? je suis convaincu que cette approche est équitable et équilibrée.

Au delà de l’effervescence de l’année 2000, je reste aujourd’hui confiant sur le développement de l’UMTS en Europe, mais je considère qu’il y a des étapes nécessaires pour préparer l’arrivée de la troisième génération de mobiles. Après quelques mois, le WAP apparaît comme un succès mitigé, en raison de la faiblesse des débits offerts, du manque d’attractivité des services proposés et de la complexité de ce système pour les utilisateurs. L’arrivée du GPRS, en 2001, devrait contribuer au succès des nouveaux services sur les mobiles et, pourquoi pas, permettre un succès comparable à celui de l’i-mode au Japon. C’est en tout état de cause un objectif majeur pour la régulation et pour l’avenir de l’UMTS.

L’ouverture de la boucle locale : le dégroupage

Si la concurrence sur la boucle locale est un élément décisif du processus d’ouverture du marché des télécommunications, c’est principalement en raison du développement spectaculaire d’Internet et de l’arrivée des technologies, notamment xDSL, permettant de fournir l’accès à haut débit.

Il y a trois ou quatre ans, lorsque les directives européennes ont été adoptées, le cadre juridique n’avait pas encore pris la mesure de ce phénomène ; le mot Internet ne figurait pas dans les textes. C’est dire la rapidité des évolutions dans le secteur.

L’Europe a fait de cette question une priorité. Elle va adopter, d’ici la fin de l’année une réglementation spécifique appelée règlement communautaire, qui encadre le dégroupage de la boucle locale des opérateurs historiques et devrait s’appliquer directement dans l’ensemble des pays de l’Union européenne à partir du 1er janvier 2001.

Pour leur part, les régulateurs européens, rassemblés au sein du GRI, ont décidé d’harmoniser les conditions de mise en œuvre du règlement communautaire, avec les mêmes méthodes et au même rythme. Un groupe de travail a été créé afin d’adopter des recommandations communes sur les procédures nécessaires au dégroupage ; elles seront rendues publiques au moment de l’entrée en vigueur du règlement. C’est une démarche spontanée, qui a le soutien de la Commission. Cette décision permet de donner un sens concret à la dimension européenne de la régulation et de renforcer le développement du marché.

Conclusion

En l’espace de quelques années, en particulier avec le mouvement de libéralisation européen, la régulation s’est inscrite dans le paysage institutionnel de nombreux pays à travers le monde. Elle est aujourd’hui reconnue comme un mode d’action publique efficace et susceptible de se développer dans d’autres secteurs d’activité.

Dans le nôtre, elle va devoir faire face à de nouveaux enjeux, avec le développement d’Internet et de la société de l’information. Le développement des technologies de l’information, et en particulier des réseaux à haut débit, va induire de nouvelles inégalités entre les individus et entre les peuples. De nouvelles actions vont être nécessaires pour éviter l’aggravation de la fracture numérique qui commence à se développer. Nul doute que la régulation aura toute sa part dans ce programme.

Je vous remercie de votre attention.