Prise de parole - Interview

19 septembre 2000 / Interview de Jean-Michel Hubert, président de l'ART à Distribution mobiles et filaire à l'occasion de la Semaine des Télécoms 2000

Concurrence : lever les derniers freins

L'ART, qui vient d'autoriser le consommateur à appeler un mobile depuis son téléphone fixe via le préfixe de l'opérateur de son choix, s'apprête à lancer un appel à commentaires pour mettre en place la portabilité des numéros dès l'an prochain. Par ailleurs, le régulateur lance une deuxième vague d'expérimentation du dégroupage.

Q : Le marché des télécoms est totalement ouvert à la concurrence depuis le 1er janvier 1998. Combien d'opérateurs ont été autorisés jusqu'à présent?

Si je me réfère au nombre d'autorisations signées et publiées au JO, au 1er septembre 2000, cent licences ont été décernées. Quatre-vingt-huit autorisations concernent l'activité fixe, et douze des activités mobiles. La phase très intense d'instruction et d'attribution de licences qui a démarré au cours du deuxième semestre 1998 s'est poursuivie au premier semestre 1999. A l'avenir, le flux des nouvelles demandes n'aura sans doute plus la même intensité. En revanche, nous aurons à mettre l'accent sur le suivi de l'activité des opérateurs, à apprécier leur contribution au développement du marché et à vérifier la réalisation des engagements pris au moment de l'instruction de leur autorisation.

Q : Estimez-vous la taille du marché français suffisante pour faire vivre une petite centaine d'opérateurs, et ne redoutez-vous pas qu'une multiplication des acteurs entraîne une paupérisation de fait du marché ?

Il n'appartient pas au régulateur de déterminer le nombre d'acteurs sur le marché français. La loi nous donne pour mission d'examiner si le candidat à une autorisation présente les capacités techniques et financières suffisantes, donc si son dossier est recevable et crédible. Une fois l'autorisation délivrée, à l'opérateur de prendre ses risques. Les télécoms sont une activité neuve; il est normal d'assister à cette apparition, presque explosive, de nouveaux acteurs attirés par l'ouverture à la concurrence et les potentialités énormes qu'offre la technologie. Il faut que les initiatives puissent être prises, mais c'est le marché qui tracera leur évolution. C'est le fondement même des start-up.

Q : Il n'y a pas si longtemps, on attendait, voire on redoutait, un déferlement d'opérateurs historiques américains. N'êtes-vous pas un peu surpris par leur absence ?

Ces opérateurs ont peut-être eu une stratégie prioritaire pour se développer sur leur marché national, qui est complexe depuis l'éclatement historique du groupe AT&T. Par ailleurs, peut-être n'ont-ils pas perçu suffisamment tôt la réalité de l'ouverture des marchés français et européen. C'est un constat qu'il faut régulièrement rappeler. Maintenant, à défaut des opérateurs dits historiques, on note sur le marché français la présence de nombreux acteurs dont l'origine capitalistique se trouve aux Etats-Unis, que ce soit chez différents partenaires industriels ou dans des fonds de pension. On le voit aussi pour les opérateurs de boucles locales radio récemment retenus.

Q : On a pu entendre ici ou là différentes réactions à la suite de l'attribution des licences de boucles locales radio. Les opérateurs en place n'ont pas obtenu ce qu'ils pouvaient espérer, sinon des lots de consolation, et une prime a semblé être donnée aux nouveaux entrants. Que vous inspirent ces critiques ?

Les différents candidats se sont exprimés en soulignant bien naturellement leur satisfaction ou leurs regrets, selon le sort réservé à leur demande. Quel a été le fondement même de notre approche sur ce dossier et le mode de sélection des nouveaux opérateurs? C'est la sélection comparative, sur dossier, selon une procédure établie après concertation avec l'ensemble des acteurs et approbation du gouvernement qui l'a publiée. La compétition a été de très haut niveau. Ce n'est pas parce qu'un candidat n'a pas été retenu qu'il a produit un mauvais dossier ; d'autres avaient simplement de meilleurs dossiers. Je vous rappelle qu'il s'agissait non pas d'un examen, mais d'un concours. La sélection des nouveaux opérateurs n'a en rien relevé d'une approche a priori, mais d'une analyse objective de leur dossier, et j'ai le sentiment que le marché a reconnu le souci très évident de transparence dont nous avons fait preuve par la publication intégrale des résultats. Maintenant, est-il surprenant que beaucoup de nouveaux entrants soient présents? Je peux vous dire que la boucle locale radio est vraiment un nouveau métier et que les acteurs qui ont pris pied sur ce marché dans d'autres pays que le nôtre ne sont pas des opérateurs traditionnels.

Q : Justement, aucun opérateur "traditionnel" n'a été retenu. Ne pensez-vous pas qu'une part importante de l'expertise d'un opérateur, c'est aussi la gestion des abonnés et les relations clients, et que certains candidats retenus pourront montrer quelques faiblesses sur ce point ?

Nous vérifierons, comme pour chaque titulaire d'une licence, le respect du cahier des charges. A une précision près qui a son importance : dans toute autorisation, les cahiers des charges sont établis sur la base des prescriptions réglementaires, alors que ceux annexés aux licences BLR, qui ont été publiés tout début septembre au Journal officiel, reprennent en plus les engagements des candidats, sur lesquels ils ont été notés. Nous avons le pouvoir de vérifier la tenue de ces engagements et de sanctionner les manquements éventuels.

Q : Concernant les BLR, il reste des régions où, à part les deux opérateurs nationaux, aucun opérateur régional n'a été retenu. Un nouvel appel à candidatures est-il prévu ?

Nous allons relancer un appel à candidatures au cours du présent trimestre de façon à ce qu'à la fin de l'année le dispositif BLR soit en place. J'ai confiance en l'apparition de candidatures sur ces régions à combler. J'ai entendu certaines critiques sur les choix actuels, qui ne prendraient pas suffisamment en compte l'objectif d'aménagement du territoire dès lors que quelques régions n'ont pas encore tous les opérateurs prévus par le dispositif. Mais c'est précisement parce que nous attachons une importance prioritaire à la couverture du territoire que l'Autorité n'a pas voulu, à l'issue de la compétition, revenir sur certains engagements de couverture dont la renégociation lui était demandée.

Q : Est-ce que vous encouragerez France Telecom à se porter candidat ?

Les conditions de l'appel à candidatures initial laissaient place à une candidature de France Telecom. Cette possibilité existera tout pareillement dans le cadre de l'appel complémentaire. Vous avez noté certaines déclarations d'élus locaux à propos de la BLR. Je ne doute pas que ces élus vont demander à France Telecom d'être présent dans leur région. Mais personne, et surtout pas une autorité administrative, ne peut imposer à une entreprise privée d'investir si elle ne le veut pas.

Q : Considérez-vous qu'aujourd'hui toutes les conditions sont réunies sur le marché pour une concurrence effective? Ne reste-t-il pas des verrous à faire sauter ?

Je tiens à souligner encore une fois que le marché français est ouvert à la concurrence, réglementairement depuis le 1er janvier 1998; mais il faut aussi tenir compte du délai de réaction et d'installation des nouveaux opérateurs. Il y a donc peu de temps que la concurrence existe, et il reste encore des progrès à faire. Assurément, la concurrence s'est exprimée de façon préférentielle, pendant un premier temps, sur la longue distance et sur l'international, sur les données plutôt que sur la voix. Sur les mobiles, elle existait avant le 1er janvier 1998, et elle s'est intensifiée. Il reste effectivement des dispositions à prendre pour aller plus loin. Je citerai à titre d'exemple l'ouverture de la sélection du transporteur dans les appels fixes vers mobiles, une décision récente de l'Autorité qui va s'inscrire dans les licences des opérateurs. Mais il y a également d'autres dispositions essentielles pour ouvrir la boucle locale; je pense naturellement à la BLR et au dégroupage.

Q : Où en est-on du problème de la portabilité du numéro, un des verrous de l'ouverture totale à la concurrence ?

C'est un dossier important. Nous allons lancer un appel à commentaires dont l'objectif sera d'apporter dans les prochains mois des précisions et des réponses sur les engagements que prendront les opérateurs, assorties d'un calendrier pour le respect de ces obligations. C'est un des chantiers principaux que nous allons conduire dans les tout prochains mois. Nous allons lancer l'appel à commentaires dans les prochaines semaines pour une mise en place début 2001. La portabilité des numéros est un des facteurs clés de l'ouverture à la concurrence.

Q : Une deuxième phase de test du dégroupage va débuter en septembre. Une vingtaine d'opérateurs ont manifesté leur désir d'y participer. Peut-on déjà tirer des enseignements des premières expérimentations ?

Il est encore trop tôt. Je rappelle que ces différents tests s'inscrivent dans un programme de travail que nous avons établi et lancé avec les acteurs, y compris France Telecom, qui participe à ce processus. L'évolution du dégroupage suppose que l'on développe plusieurs approches simultanément. Il s'agit d'abord d'établir son fondement réglementaire. Un projet de décret a été soumis avant l'été à l'avis des instances devant être consultées, qu'il s'agisse de l'ART, de la Commission supérieure du service public ou de la Commission consultative des réseaux et services. Chacune de ces instances s'est attachée à répondre dans les meilleurs délais. La publication du décret est maintenant du ressort du gouvernement. Parallèlement, la mise en oeuvre du dégroupage suppose des réponses à un très grand nombre de questions, qu'il s'agisse des conditions de colocalisation, des relations opérationnelles entre les différents acteurs ou des tarifs. D'autres, même mineures, peuvent constituer des grains de sable venant gripper la machine. C'est pour cela que nous avons lancé un groupe de travail, par anticipation de la consolidation réglementaire, pour faire en sorte qu'au 1er janvier 2001 la France soit prête à mettre en oeuvre le dégroupage. Si nous n'avions pas pris en juillet 1998 l'initiative de l'ouverture d'une large consultation sur ce que devait être le dégroupage, aujourd'hui nous n'en serions pas là.

Q : Concernant l'UMTS, ce qui s'est passé en Allemagne ne renforce-t-il pas votre conviction que l'option du concours de beauté était préférable aux enchères ?

Au moment des enchères britanniques, j'ai eu l'occasion de dire, alors même que la France avait, là encore, mené une très longue analyse et organisé une concertation publique, ouverte, réelle, pour retenir finalement la sélection comparative, que ce qui venait de se dérouler en Angleterre ne remettait pas en cause nos conclusions. Ce qui vient de se passer en Allemagne et qui, d'une certaine manière, aux montants près, répète ce qui s'est passé en Angleterre, ne modifie pas la constatation que j'avais pu faire après les enchères britanniques.

Q : Que pensez-vous du prix déterminé pour les licences en France ? Ne constitue-t-il pas une sorte d'impôt qui se répercutera immanquablement sur le consommateur final ?

Il appartient au gouvernement et au Parlement de fixer les conditions financières et tarifaires qui s'attachent à l'attribution des licences. Je n'ai pas de commentaire à faire sur les montants arrêtés, sinon que les dispositions retenues en France m'apparaissent dans leur ensemble favorables au développement du marché, et plus particulièrement aux objectifs de couverture du territoire. Cela dit, enchère ou redevance spécifique, c'est une charge. Se répercutera-t-elle sur le consommateur ? C'est une vraie question, à laquelle les opérateurs et le marché seront confrontés prochainement.

Concernant les critères de notation pour l'attribution des licences UMTS, certains regrettent de ne pas y retrouver les spécificités de la troisième génération, notamment que l'innovation ne soit pas suffisamment prise en compte.

La loi de 1996 nous impose de juger sur les capacités techniques et financières des candidats. C'est au nom de ces deux critères que nous pouvons faire un rapport d'instruction au gouvernement. Nous n'avons pas oublié pour autant le facteur des services, qui apparaît avec une pondération non négligeable. Je note que tout le monde s'accorde à reconnaître aujourd'hui que ce critère représente une véritable inconnue. Quels seront les services offerts, et pour quels clients, et selon quels tarifs ? Dans ce domaine, et ce n'est pas un paradoxe, la confiance qu'il y a dans l'UMTS et le développement ultérieur de ce marché fait face à l'incertitude sur les conditions dans lesquelles le mouvement va démarrer.

Q : Comment seront régis les rapports entre les exploitants de réseaux UMTS et les fournisseurs de services ?

Nous sommes dans une situation où il va falloir, progressivement, de manière très pragmatique et équitable, trouver un équilibre entre les investisseurs, en tenant compte du retour qu'ils sont en droit d'attendre de leurs investissements considérables, et les nouveaux acteurs, susceptibles d'être innovants et de participer au développement du marché. Dans notre appel à candidatures, nous avons dit que le marché des fournisseurs de services devrait être ouvert. C'est un raisonnement qui n'est pas nouveau dans son principe, et que nous avons développé pour la première fois pour le dossier d'Internet dans les écoles, en distinguant le fournisseur d'accès et le fournisseur de services.

Q : A propos du Wap, vous avez identifié cinq modèles économiques pouvant régir ces relations. En privilégieriez-vous un ?

Fin juillet, nous avons eu avec les acteurs du mobile, équipementiers, fournisseurs de services et opérateurs un certain nombre de contacts à l'occasion desquels nous avons établi ce qui nous apparaissait être les cinq modèles possibles des relations entre opérateurs et consommateurs. Nous avons présenté ces modèles comme une base de discussion. Il ne nous appartient pas de privilégier tel ou tel modèle, mais de faire en sorte que les discussions entre les acteurs du marché permettent de dégager la meilleure formule. Si cela nous apparaissait nécessaire, nous éditerions des lignes directrices qui seront un signal pour le marché quant à notre compréhension du sujet. Ces lignes seront à la base du raisonnement que nous pourrions tenir si nous avions à régler des différends.

Q : Quelle est votre position sur le mode de rémunération, propre aux télécoms, de subvention des terminaux et de rémunération à la ligne, qui donne souvent lieu à des abus, à la fois vis-à-vis du consommateur (prix artificiellement cassés) et vis-à vis de l'économie, car cela peut aboutir à la vente de lignes "fantômes" qui faussent les résultats des opérateurs ?

Le régulateur n'a pas à exercer d'action contraignante sur le dispositif de commercialisation des terminaux. J'ai eu cependant à diverses reprises l'occasion de m'exprimer sur ce sujet. Je ferai à cet égard deux observations. En premier lieu, il est dangereux de donner au consommateur le sentiment qu'il dispose d'un bien qui n'a pas de prix, alors qu'il a une réelle valeur liée à la technologie, créatrice du produit industriel qu'il tient entre ses mains. D'autre part, si je regarde quelques marchés européens, je constate qu'il n'y a pas de véritable corrélation entre le niveau de subvention des terminaux et le taux de pénétration de la téléphonie mobile. Je note que les opérateurs sont sensibles à ce système de subvention pour maintenir et développer leur base de clientèle, mais il convient d'évoluer. Il me semble qu'ils l'ont compris depuis le début de l'année. Sans doute faut-il aller encore plus loin.

Propos recueillis par Alain Finot et Arnaud de la Bouillerie

 

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