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L'interview sur le site d'Acteurs Publics
Le président de l'Arcep déplore "une forme de capitulation
dans le débat public" au sujet de la domination des géants
du Web, les Gafam, qui est "vécue comme une évidence".
"L'État plate-forme, il ne faut pas seulement en parler. Il faut
le faire !" s'impatiente-t-il. Et l'Arcep compte bien ouvrir la voie en
augmentant son niveau d'exigence à l'égard des opérateurs
Internet pour améliorer, enfin, la couverture mobile dans les zones rurales.
L'Autorité de régulation des communications électroniques
et des postes (Arcep) vient de rejeter l'offre faite par l'opérateur
SFR de "fibrer" seul la totalité du territoire. N'est-ce pas
paradoxal alors que vous incitez les opérateurs à investir ?
Les réseaux de communication ne sont pas une marchandise comme les autres.
L'ambition de l'Arcep est de les développer comme un bien commun, ce
qui ne veut pas dire qu'ils sont forcément de propriété
publique. Les infrastructures permettent l'échange, la création,
l'innovation, mais aussi l'accès au savoir et aux procédures administratives
diverses. La volonté d'investir affichée par SFR est une bonne
nouvelle, mais il faut veiller à ce que cette offre s'insère harmonieusement
avec le reste. Car on ne part pas d'une feuille blanche et d'autres acteurs
se sont organisés depuis 2011. Notre position à l'égard
de SFR est donc d'être fermes mais pas fermés. Dans les territoires,
des pratiques de "débauchage" déstabilisent l'ensemble
constitué par des porteurs de projets publics. Ce n'est pas acceptable.
Afin que les utilisateurs y voient plus clair sur la qualité du réseau
mobile dans les zones rurales, l'Arcep a publié la carte détaillée
de la couverture mobile assurée ou non par chacun des opérateurs.
Pourquoi ne pas l'avoir fait plus tôt ?
Depuis vingt ans, l'Arcep s'était auto-convaincue qu'il n'y avait pas
de problème de couverture mobile en France, et ce sur la base de chiffres
assénés avec une morgue insupportable… On était dans
une forme de leurre, dans une bulle de l'évidence, et on refusait de
voir la réalité en face. La première chose à faire,
c'est que l'État sorte de ses certitudes. À l'Arcep, nous avons
voulu crever l'abcès, même si cela a été un travail
difficile sur nous-mêmes. Sans parler de la résistance, importante,
des opérateurs à voir changer les paramètres de mesure.
"Nous avons menti aux gens quand nous leur disions
qu'ils bénéficiaient d'une couverture mobile."
Comment expliquer cet aveuglement ?
Désormais, la loi pour une République numérique prévoit
le "dégroupage de la donnée", c'est-à-dire que
l'administration peut forcer les opérateurs à fournir une information
forte et de qualité. Car l'information est devenue un enjeu tel dans
le fonctionnement des marchés qu'il est presque plus important de prendre
de l'information aux opérateurs et de la mettre sur la place publique
que d'avoir accès aux infrastructures physiques, qui est le métier
historique de l'Arcep. Alors oui, tout cela est venu tard, parce que cela a
été une révolution des esprits que d'accepter de reconnaître
que nous avions tort et que d'une certaine manière, nous avions menti
aux gens quand nous leur disions qu'ils bénéficiaient d'une couverture
mobile. La manière dont nous mesurions la couverture ne correspondait
pas à la réalité. Moi-même, lors de mon audition
de nomination à l'Arcep devant les députés, en bon technocrate
que je suis, prisonnier d'une vision, j'avais indiqué aux députés
qu'il n'y avait pas de de problème de couverture.
Quel a été le déclic alors ?
Quand je suis arrivé, l'idée de la carte était en germe.
Elle a été intégrée dans notre revue stratégique
comme l'un de nos 12 chantiers prioritaires, après un processus de consultation
large. Plus qu'une vérité technocratique moyennée, c'est
une information précise que souhaite le consommateur dans une logique
d'empowerment. L'Arcep travaille donc avec plusieurs start-up, telle Qosbee
qui, via une application, vous dit quel est le meilleur opérateur en
fonction de vos déplacements quotidiens. Derrière cela, il y a
une arrière- pensée de régulation par la data : faire en
sorte que la concurrence ne soit pas seulement sur les prix, mais aussi sur
la qualité et sur la couverture offerte par un opérateur. Nous
déléguons ainsi aux consommateurs le pouvoir d'orienter le marché
vers plus d'investissements.
"Avec les opérateurs, il faut un changement
d'échelle, qui permettra de préparer la 5G."
Pour les inviter à investir davantage, l'Arcep propose de ne pas
augmenter les redevances versées par Orange, SFR, Bouygues et Free. Ne
s'agit-il pas là d'un cadeau aux opérateurs que vous pourriez
ensuite regretter d'avoir fait ?
La politique, c'est l'art des choix. En tant que président du régulateur
européen des télécoms, le Berec, j'ai constaté que
des pays comme la Suède avaient accordé des fréquences
à des opérateurs avec des redevances faibles, en échange
d'une très bonne couverture. La France se situe dans un entre-deux :
des redevances importantes, sans être astronomiques, et des obligations
d'aménagement du territoire significatives mais dont on s'aperçoit
qu'on a décroché… Je ne veux pas jeter la pierre à
mes prédécesseurs, car il était difficile d'imaginer que
le confort mobile deviendrait le moyen central de communication pour tous les
usagers. C'est en 2013 que le télescopage a eu lieu : le temps passé
à regarder un écran est devenu supérieur sur le mobile
par rapport au fixe. Aujourd'hui, je propose de faire le choix de la Suède.
Oui, ce choix implique de renoncer à une belle opération, avec
des enchères juteuses pour les caisses de l'État. Mais nous pensons,
nous, qu'il faut éviter le compromis mou. Nous sommes actuellement en
train de définir le degré de couverture exigible dans ce cadre.
Il faut un changement d'échelle, qui permettra aussi de préparer
la 5G. C'est ce choix que nous proposons au gouvernement, qui devrait se prononcer
d'ici la fin de l'année.
Par quel moyen l'Arcep pourra-t-elle s'assurer que les opérateurs
mettront bel et bien plus de moyens ? Quelles sanctions prévoyez-vous
le cas échéant ?
Pour le réseau fixe, jusqu'à présent, l'engagement des
opérateurs n'était pas juridiquement contraignant. Pour le réseau
mobile, un cadre juridique existe et est inclus dans les licences. L'Arcep a
donc un vrai pouvoir de contrôle, qu'elle exerce tous les trois mois en
publiant les résultats dans un observatoire. Les sanctions peuvent aller
jusqu'à 3 % du chiffre d'affaires de l'entreprise. Nous avons innové
en instaurant un système de mise en demeure anticipée qui nous
permet de sanctionner sans délai le jour où l'engagement n'est
pas tenu à la date prévue. Nous disposons donc d'instruments suffisamment
dissuasifs. Ne reste plus qu'à rouvrir les licences pour augmenter notre
niveau d'exigence envers les opérateurs mobiles.
S'agissant de la zone d'initiative publique, les investissements des collectivités
en faveur du très haut débit ont été très
variables eux aussi. Comment expliquer ces différences entre les départements
?
Le plan France Très Haut Débit a fait le pari de s'appuyer sur
l'initiative locale, l'État apportant son expertise et des moyens financiers.
Depuis la loi de 2004 sur la confiance dans l'économie numérique,
les collectivités locales ont la capacité de développer
elles-mêmes des réseaux. Elles sont allées plus ou moins
vite et cela tient à deux choses : la compétence acquise par les
exécutifs locaux sur ces réseaux de première génération
et la "mayonnaise" politique locale, qui ne prend pas partout aussi
vite entre départements, établissements intercommunaux et régions.
"La question n'est pas " Faut-il démanteler
Google ? " mais " Comment démanteler Google ? ""
Vous défendez l'Internet comme un "bien commun". Comment
comptez-vous y parvenir à l'heure du règne des Gafam [acronyme
désignant les géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon
et Microsoft, ndlr] et de la suprématie numérique américaine
?
Je constate une forme de capitulation dans le débat public. La domination
des Gafam est vécue comme une évidence. Le fait de ne pas choisir
son moteur de recherche ou son réseau social aussi. L'attention politique
s'est ainsi concentrée sur les symptômes de cette domination au
lieu d'agir sur leurs causes ! Il y a donc beaucoup d'activisme autour de sujets
comme la protection de la vie privée, l'ouverture du marché aux
start-up françaises, ou encore le phénomène des fake news…
Ces sujets sont évidemment cruciaux, mais je crains que les pouvoirs
publics s'épuisent à ne traiter ainsi que des symptômes.
La question n'est pas "Faut-il démanteler Google ?" mais "Comment
démanteler Google ?". Il faut déterminer quels sont les leviers
de régulation à mettre en place pour rouvrir le jeu, faire émerger
des alternatives aux Gafam, respectueuses des droits humains et des valeurs
qui sont les nôtres. À l'heure actuelle, il existe des acteurs
qui portent cela dans leur ADN, mais ils ne parviennent pas à se développer
suffisamment, les Gafam dressant devant eux une barrière incommensurable.
À la puissance publique, donc, de définir des outils juridiques
permettant d'accompagner ces start-up alternatives pour qu'elles rattrapent
vite les effets d'échelle qui leur échappent.
C'est précisément l'ambition de l'État plate-forme
qu'Emmanuel Macron appelle de ses vœux…
L'État plate-forme, il ne faut pas seulement en parler, il faut le faire
! C'est d'abord un changement de logique de l'action de l'État qui vise
à recréer de l'adhésion des citoyens en ouvrant les services
publics. L'État plate-forme est avant tout une transformation de l'État
lui-même et il ne porte pas dans son ADN le combat contre les Gafam. Ainsi,
si l'État n'est pas satisfait de certains services de ces multinationales
américaines, il doit mettre d'autres acteurs en capacité d'offrir
des services différents. Il doit apprendre, pour cela, à créer
des alliances avec la multitude, à renoncer à tout faire lui-même.
À l'Arcep, nous faisons ce choix de déléguer à une
quinzaine de start-up le fait d'ubériser les opérateurs, à
l'image de Qosbee, dont je parlais plus haut. Nous accompagnons un écosystème
qui fournit de l'information de qualité. Depuis la libéralisation
des télécoms en 1997, notre Autorité a appris à
accompagner des acteurs et à cesser de vouloir tout faire seule. L'État
doit très vite en faire autant.
"Il faut renouer avec une forme de radicalité
du service public, c'est- à-dire revenir à ses sources."
Comment l'État peut-il s'y prendre ?
Il y a dans les administrations des agents que j'appelle des "barbares
publics", en référence à l'expression de Nicolas Colin
[ancien inspecteur des finances, cofondateur du fonds d'investissement dans
les start-up The Family, ndlr] pour parler des entrepreneurs du numérique,
qui sont les réformateurs dont nous avons besoin. Mais ces barbares ne
sont pas forcément aux commandes de l'État et n'osent pas toujours
s'exprimer. Il faut à mon avis renouer avec une forme de radicalité
du service public, c'est-à-dire revenir à ses sources, à
la cause que tous ses agents défendent. Je crois à la "barbarisation"
de l'État plutôt qu'à sa modernisation. Car on ne changera
pas l'État de manière incrémentale. Il faut être
très radical au contraire, vu la crise intense qui sépare aujourd'hui
les citoyens de leur administration.
Taxer les géants du Net pour qu'ils financent les "communs numériques"
comme l'accès au très haut débit, est-ce une bonne idée
?
C'est la mère des batailles, qui va au-delà du simple traitement
des symptômes que j'évoquais. Taxer les Gafam est un problème
structurel. À l'ère fordiste, on a inventé la TVA. À
l'ère numérique, nous devons inventer l'équivalent de la
TVA. C'est un défi, car l'économie numérique fonctionne
sur la donnée, qui est en elle-même impalpable et ne correspond
à aucune valeur absolue. Mais attention : taxer les Gafam ne suffira
pas à mettre à bas leur domination.
Propos recueillis par Soazig Le Nevé